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Les quatorze 8000 de Sophie Lavaud, par François Damilano : « Ce livre est un grand voyage sur les plus hautes montagnes du monde »

Alors que son film Le dernier sommet a conquis le public sur Canal+ et rencontrera bientôt celui des principaux festivals de films d’aventure, François Damilano revient avec un livre consacré non pas à un, mais à tous les géants himalayens. Avec Les quatorze 8000 de Sophie Lavaud, co-écrit avec la tenante du grand Chelem, le cinéaste-guide-alpiniste-éditeur prend sa casquette d’auteur pour livrer une vision panoramique des plus hautes montagnes du monde, de leurs voies normales, de leurs grandes et petites histoires, sans oublier ses points de vue, toujours transcrits avec ce soucis de pédagogie qui lui est cher. Un livre ambitieux.

Tentons de définir ce livre : est-ce l’histoire des 14 x 8000 de Sophie Lavaud ou celles des voies normales ? Comment l’as-tu construit ?

François Damilano : C’est un livre sur le « huitmillisme » écrit à l’occasion de la réussite de la collection des quatorze 8000 de Sophie Lavaud. Le symbole du premier Français aux quatorze est une belle occasion de revisiter de manière contemporaine cette forme d’himalayisme. Il ne s’agit donc ni d’une biographie de Sophie ni d’une hagiographie, mais d’un grand voyage sur les plus hautes montagnes du monde. 

Chaque sommet est l’occasion de présenter la montagne et son itinéraire le plus classique, mais surtout de traiter les thèmes qui questionnent cette pratique tout en se mettant dans les pas de Sophie. Un panaché pétillant (j’espère) d’expérience(s), de contextualisation et de réflexion. Le tout largement illustré de photos pour la plupart inédites. Le livre peut donc se lire ou se parcourir selon l’humeur : par curiosité pour l’un des sommets ou par intérêt d’une thématique ou du parcours de Sophie.

l’occasion de célébrer ces montagnes mythiques
sans s’enfermer dans le discours de la performance

Il n’existait jusqu’à présent aucun livre récent sur les 14 plus hauts sommets de la terre. Une raison selon toi ? 

François Damilano : À ma connaissance, le seul livre en français consacré aux quatorze 8000 est la traduction de celui de Reinhold Messner paru au moment de la complétude de sa collection : « Reinhold Messner, 1er vainqueur des quatorze 8000 » (1986). Tout est dans le titre. Ça assoit !

L’œuvre du King occupait sans doute tout l’espace ! Que faire après une telle réussite ? C’en sont suivis d’autres ouvrages de type biographique (Kukuczka, Loretan), mais qui ne documentaient pas stricto sensu cette forme d’himalayisme pratiquée par la grande majorité des aficionados de très haute altitude : gravir – voire collectionner – les plus hautes montagnes de la Terre. La décennie himalayenne de Sophie était justement l’occasion de célébrer ces montagnes mythiques sans s’enfermer dans le discours de la performance ou le récit historique.

Tu expliques bien l’évolution de l’himalayisme, notament d’un point de vue commercial, comme dans les bonnes feuilles du chapitre que nous publions. Que représente Sophie à tes yeux, dans ce milieu des expéditions commerciales ? En d’autres termes, est-elle une cliente comme les autres ? La dernière représentante d’une génération particulière ? Ou au contraire, un électron libre ?

François Damilano : Il faut sans doute resituer ce que représentent les expéditions dites commerciales (ne devraient-on pas dire « guidées » ?) en Himalaya. Avec un paradoxe :  c’est aujourd’hui la majorité de la pratique sur les hauts sommets mais qu’il est politiquement correct de vouer aux gémonies. Comme seule une très petite minorité de performers tentent des ascensions by fair means en haute altitude (sans ox, sans aide au portage, sans cordes fixes), je trouvais intéressant de regarder et de raconter cette autre réalité de l’himalayisme, de s’interroger sur la condescendance et les clivages qui animent les discours.

JE TROUVAIS INTÉRESSANT DE S’INTERROGER
SUR LA CONDESCENDANCE ET LES CLIVAGES
QUI ANIMENT LES DISCOURS

Le parcours de Sophie illustre bien ces amateurs d’altitude qui, sans être professionnels ou grimpeurs de haut niveau, tentent un jour de s’offrir l’ascension d’un 8000 en s’appuyant sur les expéditions guidées. L’originalité de Sophie, outre d’être une femme dans un milieu encore très masculin et genré, c’est qu’après un premier 8000, elle s’en est offert un deuxième, puis a gravi l’Everest, puis a décider de continuer de picorer les autres 8000.

Comment a-t-elle organisé sa vie – elle ne dispose pas de fortune personnelle – pour construire un challenge qu’elle osait à peine s’avouer à elle-même (complexe de légitimité) ? Quels ressorts pouvaient permettre de comprendre ses ascensions ? Au-delà d’une passion totale pour la montagne, il faut une sacré dose de tempérance et de résilience mêlées d’audace pour enchaîner les expéditions (22), revenir sur les sommets loupés, trouver les moyens et l’énergie de partir… et survivre.

Magistral Everest. ©Jocelyn Chavy

François Damilano : « La dernière représentante d’une génération particulière ? » Il est clair que la sociologie et l’économie du huitmillisme a énormément changé en dix ans : décolonisation de l’himalayisme, préemption de la marchandisation des hauts sommets par les agences népalaises, systématisation de l’offre des expéditions guidées sur les quatorze 8000, accélération des collections de sommets, augmentation du nombre de huitmillistes, bousculement des hiérarchies et références établies… Sophie a mené son projet au cœur de cette évolution et témoigne finalement de ces changements de paradigmes.

Sophie a construit un himalayisme de patience
en s’affranchissant de l’obsession de la performance

François Damilano : Elle est par ailleurs caractéristique de cette famille bien particulière des collectionneurs de 8000, un monde avec ses propres usages, ses propres solidarités ou concurrences. ll ne reste pas moins vrai que son parcours reste très étonnant. Sans le chercher vraiment, sans l’avoir prémédité au moment de ses premiers sommets, sans chercher à répondre aux codes bien établis de notre petit milieu du sport-aventure, Sophie a construit un himalayisme de patience en s’affranchissant de l’obsession de la performance.

Cette patience est sans doute celle de l’ancien monde à l’heure des records des quatorze de Nims Daï, de Kristin Harila ou de ceux des parcours de vitesse et sans ox de la nouvelle génération de performers.  Mais au bout du compte, par une ironie cruelle de l’histoire de l’himalayisme français (tous les français qui ont tenté le grand chelem himalayen avant elle sont morts sur l’un des sommets), Sophie Lavaud se retrouve à occuper cette place symbolique de premier français aux quatorze 8000.

François Damilano en tournage au Nanga Parbat, juillet 2023, Pakistan. ©UL

la nécessité que chacun
annonce clairement
ce qu’il fait et fasse ce qu’il dit !

Impossible de parler d’himalayisme commercial sans parler de son exact opposé, « le style alpin en Himalaya ». Dans un chapitre intitulé Question de style, tu tentes de définir cinq manières de gravir les plus hauts sommets de l’Himalaya qui se déclinent du by fair means à l’expé VIP. On sent que les confusions et mélanges des genres te chagrinent, que ce soit dans les récits d’amateurs ou dans celui des « performeurs ». En quoi est-ce si promordial de bien différencier les choses ?

François Damilano : Sur la manière de gravir les montagnes, il existe de nombreuses confusions. Volontaires ou non. Dans la culture de l’excellence en l’alpinisme, le style (les moyens) est un critère déterminant des hiérarchies. Mais pas si facile de s’y retrouver dans la diversité des discours et des revendications. En l’absence de toute instance régulatrice, c’est le récit ou ceux qui le délivrent qui fait référence.

« Mal nommer les choses, c’est rajouter au malheur du monde », nous rappelait Camus. Dans les recensions alpinistiques, les glissements sémantiques sont fréquents. Surtout lorsque sur un même terrain – comme les voies classiques des 8000 – s’entrecroisent des acteurs qui revendiquent ne pas jouer au même jeu. Ce n’est pas tant qu’il y ait opposition de style, c’est plutôt la nécessité que chacun annonce clairement ce qu’il fait et fasse ce qu’il dit ! Ça vaut aussi pour les relais médiatiques. Question de respect des alpinistes eux-mêmes et de ceux qui les regardent. Alors oui, dans le chapitre « question de style », j’interroge chaque distinction.

Tu cumules les casquettes d’ancien alpiniste de haut niveau, guide de haute montagne, réalisateur, éditeur. Comment concilier ce faisceau de points de vue sur l’himalayisme, souvent complémentaires, mais parfois antagonistes (performance et amateurisme, intransigeance de l’élite et indulgence du guide, stricte vérité factuelle et arrangements du récit…) sans tomber dans la schizophrénie ?

François Damilano : Merci pour le « ancien alpiniste de haut niveau » ! Je n’ai pas vraiment d‘antagonismes à concilier. À partir du moment où je suis passé de devant à derrière la caméra, où je me suis attaché à documenter ce monde si particulier de la haute altitude par des récits ou des chroniques, j’ai fait un pas de côté. Caméra et stylo ont nettoyé mon regard des biais culturels de notre milieu et de mon parcours. J’ai cherché à mêler exigence et bienveillance. Je me suis attaché à me départir de mon élitisme, de mon goût et de ma culture de la performance.

J’ai eu le privilège de vivre de multiples formes d’himalayisme :  
du trek classique aux grands sommets emblématiques,  
des méthodes de progression alternatives
aux expés dites commerciales

François Damilano : Le milieu de l’alpinisme adore cliver alors qu’en réalité les pratiques et les pratiquants sont fort mélangés. Des variations dans les manières de faire et de voir cohabitent souvent au sein d’un même individu. La pratique du métier de guide et celui de réalisateur m’a certainement aidé à sortir de postures, à regarder plus large, à essayer autrement. J’ai eu le privilège de vivre de multiples formes d’himalayisme : du trek classique aux grands sommets emblématiques, des traversées oubliées aux sommets inconnus, des méthodes de progression alternatives aux expés dites commerciales, des 8000 sans ox et sans assistance aux 8000 avec ox et sherpas… La diversité, c’est primordial.

Une obsession a guidé la conception de ce livre : livrer une écriture précise tout en s’adressant à un public le plus large possible. Et éviter tout sectarisme.

François Damilano et Sophie Lavaud observent le Nanga Parbat, à la veille du départ pour le sommet. ©UL

Quels rêves d’Himalaya t’animent encore en 2024 ?

François Damilano : Des envies et des rêves, j’en ai tout plein ! J’aimerais peut-être retourner un film au cœur d’une performance d’avant-garde (comme quoi on ne guérit pas complètement). Mais surtout, il y a ces sommets frôlés ou entr’aperçus qui sont ancrés dans un coin de ma tête. Oui, il y a ces si belles montagnes perdues aux confins du Népal et du Tibet. En attendant, je travaille à une grande traversée, une plongée dans un morceau d’Histoire qui me mènera dans d’autres étendues himalayennes.