Si la face nord de l’aiguille du Midi a vu passer plusieurs dizaines de skieurs ces dernières semaines, notamment dans le Mallory, ce versant haut de mille mètres demeure un temple de la pente raide. Impressionnant même pour un skieur pro comme Victor Galuchot : le 28 mai, avec Nico Borgeot et Kristo Baud, Victor se lance sur l’éperon Frendo, qu’ils revisitent à leur manière. C’est la première « première à skis » de Victor, et surtout, après quelques saisons d’acclimatation, sa première fois au milieu de la face nord. Voici son récit, initiatique.
Chamonix. Le 28 mai 2024.
Le printemps tient ses plus belles promesses. Il fait beau les matins, puis le développement nuageux de l’après-midi engendre des averses qui reblanchissent la montagne quasiment tous les jours. Ces conditions sont le terreau des prouesses. Les répétitions de lignes mythiques et les ouvertures à ski s’enchaînent ces derniers temps. Personnellement je n’ai jamais voulu rentrer dans ce jeu là. J’ai toujours pensé qu’il faut un certain égo pour vouloir signer une montagne de son nom. Et que faire rentrer l’égo dans l’équation de la haute montagne est un facteur de chute.
Je ne suis pas d’ici, je fais mon chemin de petit freerider des Ménuires, je skie les runs à mon niveau en gardant une bonne marge technique et en laissant le moins de place possible au hasard. Je ne cours après rien. Je skie pour être heureux, et pour être heureux faut déjà être vivant.
C’est Tof Henry et Kristo Baud qui m’ont ouvert les portes du royaume. Sans l’aide de ces deux guerriers je n’aurai jamais osé m’attaquer aux remparts vertigineux du massif du Mont-Blanc. Pourtant aujourd’hui nous sommes à l’assaut de la citadelle. Il est un peu moins de 9 heures du matin. Je suis dans la benne de l’Aiguille avec Kristo Baud et Nico Borgeot.
Kristo est mon mentor de Cham. Un mec mystique qui évolue ici avec la force et le poids de son nom. Son père Anselme est une légende qu’on ne présente plus, feu son frère Edouard l’est aussi, et c’est à mes yeux le cas de Kristo qui sera trop humble pour se l’avouer. Nico Borgeot est ce qu’on pourrait appeler un « héros local ». Montagnard paradoxalement aussi expérimenté que jeune. Le milieu sait que c’est une machine, le grand public n’a jamais entendu parlé de lui. Et je doute que cela change car il fait les choses pour les faire, et non pas pour les montrer.
Voilà pour les présentations, revenons dans cette fameuse benne. Normalement c’est la course à la première benne à cette époque. Les solides jouent des coudes pour plonger dans un Mallory vierge. Mais le printemps est tellement bon que tout le monde a eu sa dose. Les Cosmiques et le glacier Rond sont poncés. Le col du Plan idem. Le Mallory a vu passer plusieurs dizaines de skieurs ces derniers temps, pareil pour l’Eugster. Le Frendo a été fait deux fois et même l’éperon des Jumeaux a été re-skié. Bref, la communauté des énervés de la pente raide en a eu pour sa faim et s’est détendue !
De mon coté j’ai révisé mes gammes. L’évolution classique est de skier Les cosmiques et le Glacier Rond. Ça accoutume le cerveau et l’oeil à être perché 3000 mètres au-dessus de la ville. Faut dire ce qui est, quand t’es pas du coin, arriver à Cham et devoir te casser la nuque pour réussir à voir le sommet de l’Aiguille ça fait son effet. La première nuit que j’ai passée ici, j’ai confondu la lumière de la gare d’arrivée avec une étoile tellement la structure est perchée haut dans le ciel.
J’ai l’impression que le parcours initiatique d’un skieur à Cham c’est ça : d’abord tu skies Les Cosmiques et le Rond puis tu montes d’un cran. En option bonus il y a la passerelle, commencer un run par 60 mètres de rappel en fil d’araignée, c’est une bonne école.
La première nuit que j’ai passée ici, j’ai confondu la lumière de la gare d’arrivée avec une étoile
Le portique de la liberté
©Coll. Galuchot
Puis vient le Col du plan. La porte d’entrée de la face nord. Tu peux te l’offrir par l’entrée dite de l’éperon Tournier qui rallonge le run en face nord. La ligne est magnifique et n’a pas grand chose à envier aux autres lignes en versant nord mais je ne sais pas pourquoi, on y va plus relax.
Chaque fois que tu fais une de ces lignes tu passes sur l’arête à la sortie de l’Aiguille. Pour sortir de la gare, il y a cette petite barrière, comme un portail entre deux mondes. Tu es au sol dans le monde normal entouré de touristes en baskets, puis tu franchis ce petit portique et te voilà projeté en haute montagne, 3000 mètres au-dessus de Cham.
En un pas, tu passes d’un monde aseptisé protégé de tout, à livré à toi même au départ du Mallory. Je chérie cette claque. Elle est le symbole de la liberté. Elle dit « passes ce portail et ta vie ne tient plus qu’a toi ». D’un côté il y a les barrières, les protections d’une société qui veille sur le troupeau, aucune prise de risque, aucune responsabilité. Et paf, de l’autre coté un faux pas et tu es mort. C’est ok, c’est ton choix, ta responsabilité, ta liberté.
Nous, on chausse dans le monde normal puis on passe le portail skis aux pieds. Ça nous évite de subir le bouchon des alpinistes qui descendent l’arête en crampons, et perso, je suis mieux en skis qu’à pied… Derrière ce portique c’est le sommet du Mallory, il y a tes spatules, puis les 1000 mètres de face nord à 50° qui te séparent du Plan de l’Aiguille, la terre ferme.
Vrai ou faux départ dans la face nord ?
Tout cela fait que la journée commence d’habitude par une ou deux courbes dans le Mallory. Au moins tu sais si tu es réveillé et si tu as bien chaussé tes skis. Je n’ai jamais fanfaronné à cet endroit mais je me permets souvent une grande courbe pour essayer de me convaincre que le Mallory n’est pas grand chose. Me dire que si je peux claquer une grande courbe au sommet je peux bien le descendre tout entier. Mais cette feinte mentale n’a jamais marché, je reste bien conscient que quatre secondes de concentration pour cette courbe n’ont rien a voir avec les deux heures minimum d’ultra-lucidité qu’il faut tenir, suspendu aux carres des skis, pour sortir une telle ligne. Ce que je considère comme le Kitzbühel du freeskier, je ne suis pas prêt de me plonger dedans. Chaque fois que je passe ici, je me dis « mouais, je vais encore attendre un an, quand je serai bien prêt… »
Pourtant ce 28 mai je suis dans la benne en train de me mentir. Kristo m’a appelé hier pour me dire qu’il veut faire cette fameuse ligne au Frendo. Ça fait un moment qu’il jumelle une variante du Frendo qui n’a jamais été skiée *. Un passage, à droite de l’éperon en descendant, que les alpinistes empruntent à la montée mais jamais les skieurs.
Nous sommes presque jour pour jour vingt ans après de la mort du frère de Kristo
Nous sommes presque jour pour jour vingt ans après de la mort du frère de Kristo. Edouard avait signé une première dans cette même face nord. Je sais que faire cette ligne est important pour Kristo. C’est pour lui la plus belle façon de rendre hommage à son frère Edouard. Moi, je n’arrive pas à savoir si c’est une bonne ou une mauvaise raison.
Nico, je ne sais pas ce qu’il pense, je le connais depuis cinq minutes. Il paraît ultra serein, je vois qu’il est de cette espèce particulière des gars des sommets. Ceux qui ont ce regard hyper intense avec un caractère ultra posé. Si Kristo l’a choisi ce n’est pas par hasard, il aura de suite toute ma confiance.
Ce 28 mai, je me ments. Je sais que des amis à moi vont se contenter d’un glacier Rond et sortir de celui ci en parapente. J’ai ma voile dans le sac, je vais aller voir le départ avec Kristo et Nico puis, à 90% sûr, je bifurquerai vers le glacier Rond, tranquille. Je me ments car les 10% restants ont déjà gagné, les conditions sont parfaites et je veux enfin skier cette fameuse face nord. Pas l’année prochaine quand je serai un peu plus prêt, maintenant. Ce mensonge est juste un subterfuge qui m’évite d’avoir la « caquante » de ma vie dans la benne de l’Aiguille.
On passe le « portail de la liberté », une grande courbe dans le Mallory, on est encore en train de se dire qu’on va voir l’entrée mais, en vrai, nous sommes déjà tous dans la ligne.
Une première pente courte, plus orientée Est, fait l’entrée de la ligne. Nous décidons de la purger à la corde. Nico s’attache, Kristo et moi faisons sa sécu. Saut après saut il teste une sorte de cône d’accumulation.
Mille mètres de gaz sous les spatules
Rien ne bouge, la neige est bonne. Tous les voyants sont au vert. C’est sûr maintenant, je vais promener mon parapente dans la face nord. La glace qui fait de la résistance en haut nous oblige à installer un rappel de 30 mètres pour rentrer vraiment dans la face.
En bas de ce rappel je lâche la corde et nous y voilà. Mille mètres de gaz à 50° de moyenne. Les topos des alpinistes qui grimpent par ici décrivent cette section sommitale en indiquant des pentes de 60° à 75°. Mais il viennent ici en été. Les gros cumuls de neige auront minorés ces degrés de pente. Je ne mesure jamais, je peux juste vous dire que c’est putain de raide.
Je ne suis pas sensible aux cotations des pentes et encore moins depuis le feuilleton de l’Epéna [ouvert par X.Cailhol et S. Welfringer, l’itinéraire a été répété par B. Védrines qui a revu sa cotation à la baisse, ndlr]. Ma cotation ? « C’est raide et si tu tombes t’es mort. »
Mais surtout c’est incroyablement beau. La ligne est une succession de spines comme je n’en ai jamais vu. Nous avons 30/40 cm de poudre sur ces spines. Il s’agit de s’adonner au jeu de passer d’un coté à l’autre de cette arête poudreuse. Un exercice particulier qu’on ne pratique pas souvent en France. C’est plutôt ce qu’on voit dans les vidéos en Alaska, mais en beaucoup plus gros. Comme quoi, pas la peine de traverser la planète.
La glace en haut nous oblige à installer un rappel de 30 m pour rentrer vraiment dans la face nord
Ce n’est pas le ski rapide qu’on a l’habitude de proposer. Chaque virage est mesuré, ponctué par un arrêt et une respiration profonde. Nous mesurons nos gestes pour ne laisser de place qu’à la perfection. Depuis le début du voyage, chacun d’entre nous reste ouvert, on se questionne les uns les autres sur la suite de la ligne. Les qualités de neige, les changements d’exposition… aucune espèce de hiérarchie ou fierté ne vient tacher cette alchimie vitale à la réussite de ce genre de mission.
Il y a la beauté de ce relief, il y a la beauté du geste, il y a la grandeur de cette face, il y a le vide… Tout ça ne laisse la place à aucune pensée parasite. Un état de pleine conscience/présence qui confère un plaisir sans égal. Nous grignotons le dénivelé de cette variante virages après virages, dans une neige excellente qui nous facilite grandement la tâche. Puis viennent les grandes courbes de la pente suspendue, encore un autre sport !
Enfin nous bifurquons pour rejoindre l’énorme pilier central du Frendo. C’est là que nous attendent 200 mètres de rappel avec des parties en fil d’araignée. Après avoir passé tout ce temps suspendus aux carres de nos skis nous voilà suspendus à la corde. Bien que l’ambiance reste costaud, s’assoir dans le baudrier est reposant.
Maintenant que c’est chose faite je me demande si c’est une fin en soi ou la porte vers la suite
Neige délicate dans le tiers inférieur du Frendo ©Victor Galuchot
Quatre rappels de 50 et nous voilà sur les skis. La dernière section reste raide, et son altitude plus basse implique une neige beaucoup plus difficile a skier. Les averses qui ont blanchi le sommet hier sont tombées ici sous forme de pluie. C’est un coup bleu, un coup cassant. Il faut s’attendre à ce genre de difficultés quand on se lance dans ces grandes faces, skier une face de plus de 1000 mètres à cette époque de l’année c’est souvent passer par les 4 saisons dans la même pente.
La concentration reste donc de mise, ce n’est pas fini tant que ce n’est pas fini.
Doucement la pente se fait plus douce, les rayons de soleil ont ramolli la neige. Quelques virages de frisette nous déposent au pied du monument. Grandis de ce long voyage nous pouvons aller savourer la bière au Plan, le sourire au lèvres et les yeux rivés vers cette mythique face nord.
Je me suis toujours demandé si j’avais ce qu’il fallait pour plonger dans ce la face nord de l’Aiguille du Midi. C’est à mes yeux un passage majeur dans la vie d’un skieur. Comme un rituel de passage. Mais vers quoi ? Maintenant que c’est chose faite je me demande si c’est une fin en soi ou la porte vers la suite.
Quant à la première : j’aurais vécu cette ligne de la même façon si j’avais été le cinquantième humain à passer là. Par contre je suis très heureux d’avoir skié ma première face nord. Et je sais que Kristo signe cette ligne pour les bonnes raisons. C’est un magnifique hommage à son frère Edouard. Je suis reconnaissant et heureux d’avoir partagé ce voyage avec Kristo et Nico. Je retiens la qualité de ces montagnards, leur bienveillance et leur ouverture. Friendo, l’oeil de cristal restera un élément majeur dans ma vie de skieur.
* l’éperon Frendo a été skié la première fois par Jean-Marc Boivin et Laurent Giacomini en 1977