À la Grave, se déroulait le 8 septembre la 9ème Rencontre de la Montagne Partagée, organisée par l’association 82-4000 Solidaires. L’occasion de mettre le projecteur sur ses objectifs : faire vivre le partage et la solidarité en montagne en redonnant dignité et espoir aux plus démunis. Notre envoyé spécial Paul Lolies est allé à la rencontre des bénéficiaires – des Afghans entre autres – et des bénévoles de 82-4000, le temps d’une journée sur le glacier de la Girose. Quand l’alpinisme croise l’humanisme.
«Je sais bien c’que les passant disent / Lorsqu’ils passent et qu’ils voient qu’on tise / Et tu crois qu’parce qu’t’as jugé l’autre, ça éloignerait ta hantise ? Les sourires sont faciles mais ça s’fera pas sans spliff / La pression d’la société a engendré des passions tristes. » Les paroles de la chanson Passions Tristes du rappeur Dooz Kawa résonnent dans ma tête. S’il a bien développé la moitié du concept de Spinoza, il a oublié de faire une chanson sur sa partie symétrique : les passions joyeuses.
C’est bien ce que je suis venu chercher aujourd’hui à La Grave lors de la 9ème Rencontre Montagne Partagée. Un évènement organisé par l’association 82-4000 Solidaires, avec la présence de nombreuses autres associations comme ATD Quart-Monde, En passant par la Montagne, Mountain Riders et Jeunes en Montagne. Alors laissons pour l’instant Dooz à son « requiem des rossignols » pour aller écouter les chocards qui s’esclaffent de notre pauvre condition de bipèdes.
Je rencontre dès le début de la journée Hugues Chardonnet, un des créateurs de l’association. Hugues me raconte qu’il a « plusieurs cordes à son violon » : à 66 ans, il est médecin, guide, diacre et pas mal de choses encore. Issu d’une famille modeste, il a grandi dans l’Essonne, et c’est grâce à un de ses amis qui possède un chalet à Chamonix qu’il découvre le ski pendant les vacances scolaires. C’est à partir de ce moment-là que sa vie change.
Cependant, il veut aussi transmettre cet amour pour la montagne après une carrière de médecin du sport et divers engagements dans l’associatif, pour notamment ATD Quart-Monde (association toujours en relation étroite avec 82 4000). Il obtient son diplôme de guide à 49 ans devenant « le plus jeune vieux guide de l’histoire. »
tu emmeneras des gens en montagne, oui, mais des gens riches
Comme tous les guides, il doit vivre avec ce paradoxe qui n’est pas mentionné dans le contrat de formation : tu emmèneras des gens en montagne, oui, mais des gens riches. Hugues aime son métier mais il ne peut pas supporter l’idée de transmettre ce qu’il a de meilleur à seulement une tranche aisée de la population. Voilà le but de 82-4000 : « donner quelque chose d’extraordinaire à des gens à qui on ne propose pas grand chose. »
C’est vrai, notre société ne propose finalement que des miettes aux « pauvres », c’est-à-dire qu’on est tous d’accord pour donner de la nourriture à ceux qui ont faim mais une fois les besoins primaires assouvis, notre pauvre est-il censé rester pauvre tout en remerciant son géniteur ?
Non. 82-4000 prend le relais, dès le premier étage de la pyramide de Maslow, il vient taper à la fenêtre et propose à ses bénéficiaires-stagiaires la voie des cimes avec la fervente intention d’un jour atteindre le sommet et de retrouver sa dignité. Pour reprendre l’expression chère à Reinhold Messner, le but n’est pas de survivre mais de sur-vivre.
cette qualité de la montagne d’être à la fois ouverte,
accueillante et généreuse,
j’ai envie d’essayer de lui ressembler !
De plus, la représentation médiatique de notre univers montagnard est souvent vue par le prisme du drame ou de la performance, car pas la peine d’avoir lu Nietzsche pour savoir que « la fatigue est le plus court chemin vers l’égalité, vers la fraternité. »¹ C’est pourquoi 82-4000 compte beaucoup sur ses bénéficiaires-stagiaires pour transmettre, une fois revenus chez eux, une autre image de la montagne car elle est « un lieu idéal de l’inclusion. » Une image de partage et de confiance, qu’ils puissent se dire « je compte pour ces gens et ces gens comptent pour moi. »
La solidarité en montagne est sous-valorisée pour Hugues et pourtant elle fait partie de son essence même : « La montagne, je vais essayer de lui ressembler dans sa générosité, […] tout le monde y trouve son compte, cette qualité de la montagne d’être à la fois ouverte, accueillante et généreuse, bah moi j’ai envie d’essayer de lui ressembler quoi ! »
Ainsi 82-4000 a vu le jour en 2012 grâce à des bénévoles comme Hugues, et 70 stages plus tard elle est soutenue par 500 bénévoles et 6 salariés à raison de 12 stages par an. Elle est aussi aidée par des partenaires comme Petzl, Millet et certainement beaucoup d’autres moins officiels vu le nombre de paires de chaussures disponibles aujourd’hui pour les bénéficiaires.
Les bourrasques ne dérangent pas le moins du monde nos amis afghans qui,
fascinés par la vue,
prennent tout en photo ou en vidéo
« Essayer de ressembler à une montagne », celle-là je ne vais pas l’oublier ! Je ressors tout léger de cette belle leçon d’humanisme. Cependant, la journée ne fait que commencer, place à la pratique. Je vais maintenant rencontrer ma cordée avec laquelle je vais partir pour un tour sur le glacier de la Girose. Je rencontre donc Saïd et Faizullah qui sont venus avec Caroline, éducatrice spécialisée de l’association France Horizon de Grenoble, ainsi que Ayoubi et Mokime qui sont venus en autonomie depuis Argentière mais affiliés à ATD Quart-Monde.
Ils sont tous Afghans, ils parlent tous plusieurs langues mais seulement Saïd parle parfaitement le français. Il fera donc l’interprète. En Afghanistan, on parle jusqu’à 6 langues différentes, mais entre eux ils se comprennent bien en parlant le Dari.
Mes compagnons de cordée ont fière allure, le mélange survet’, baudrier, chaussures d’alpi, sac de boxe, casque et bâton des années 80 est croustillant. Après les présentations et un check du matos, on file vers le téléphérique. Le soleil est bien là mais le fort vent d’Est donne l’impression d’un temps type apocalypse paisible – comme seuls l’automne ou le printemps savent le faire – et cela rend la montée des cabines laborieuse. Les bourrasques ne dérangent pas le moins du monde nos amis afghans qui, fascinés par la vue, prennent tout en photo ou en vidéo.
À la première gare d’arrivée, par-dessus le brouhaha de la file d’attente
et les roulements mécaniques du téléphérique,
je fais plus ample connaissance avec Saïd
Dans l’espace confiné de la cabine, c’est peut-être Caroline et moi qui sommes le moins à l’aise. Elle me parle de l’association France Horizons qui s’occupe essentiellement des immigrés et des réfugiés. Pour les personnes venant d’Afghanistan, il est relativement simple d’obtenir un statut de réfugiés car leur pays est reconnu comme très dangereux par l’état français, ce qui n’est pas le cas pour d’autres pays. Mais tous ces hommes et ces femmes fuient bien souvent la même chose : la mort.
À la première gare d’arrivée, par-dessus le brouhaha de la file d’attente et les roulements mécaniques du téléphérique, je fais plus ample connaissance avec Saïd. Cela fait quelques années qu’il a fui l’Afghanistan avec une partie de sa famille. Il aime bien participer aux activités organisées par France Horizons et c’est sa première fois avec 82-4000. Je lui demande s’il fait des sorties en famille. Parfois, il aimerait bien, mais c’est compliqué pour son père amputé à la suite d’un tir de roquette. Cela va faire trois ans que les talibans sont au pouvoir là-bas et seul le diable sait ce qu’il s’y passe !
Saïd me raconte par exemple comment les femmes sont rabaissées au statut d’animal et il m’énumère les lois aussi absurdes qu’inhumaines imposées par les talibans. La torture est courante, Caroline me l’a confirmé, certains et certaines reviennent marquées. Saïd se considère aujourd’hui chanceux, il vit à Grenoble avec sa famille et il fait un master en finance.
Je sens l’excitation de mes compagnons qui s’intensifie au bout de la corde
On arrive enfin au pied du glacier et il est temps de s’équiper. À peine Faizullah a mis ses crampons qu’il part en courant sur le Glacier : « Attends Faizullah, la corde ! » Je le sens très excité et il peine à rester en place lors de mes explications de corde tendue. Le glacier est une vraie fourmilière, il y a presque 200 personnes, sans compter les groupes qui sont partis en rando ou grimper.
C’est la première fois que je suis content de voir autant de monde en montagne. On a perdu pas mal de temps avec le téléphérique, donc une fois encordé, je mets un bon rythme, et ça suit. Je passe petit à petit au plus près des crevasses pour tester leur agilité et aussi qu’ils puissent ressentir l’étrange attraction des gouffres sans fond. Je suis surpris par leur aisance naturelle avec les crampons, et il n’y a pas d’hésitation.
Je sens l’excitation de mes compagnons qui s’intensifie au bout de la corde. Il n’a fallu que peu de temps pour que l’on redeviennent des gamins qui jouent dans la neige. Mais déjà Caroline me rappelle à l’ordre : si on continue, on va louper les festivités de fin de journée. Un peu à contre cœur, je me résigne à faire demi-tour. Dommage, j’aurais voulu les emmener plus loin, plus haut.
Si les essoufflements commencent à se faire sentir chez certains, le plus énergique d’entre nous est certainement Faizullah. Je me dis que si traverser 11 pays à pied ou en zodiac ne te tue pas, ça doit au moins mettre un peu la caisse. 82 4000 en 19 jours, et 11 pays en combien de vies ? À Grenoble, il pratique aussi la boxe anglaise, d’où son sac et sa condition physique. Trouvant la descente certainement trop monotone, il m’envoie des boules de neige… OK ! Bataille de boules de neige encordé sur un glacier ? Pourquoi n’y ai-je jamais pensé ?!
Nous rentrons au téléphérique, l’émerveillement sur les visages dont m’a parlé Hugues le matin même est bien présent et les sourires ne sont pas propres à notre cordée. On sent une effervescence qui s’auto-alimente sur le glacier de la Girose et elle pourrait bien faire décoller une montgolfière de joie.
bataille de boule de neige encordé sur un glacier ?
pourquoi n’y ai-je jamais pensé ?!
De retour dans la vallée, un goûter d’anthologie nous attend. Ma journée n’est pas encore finie. J’engloutis une gaufre, une glace et une bière et j’ai rendez-vous avec Christèle, une habituée de l’association depuis 2019 dont elle est maintenant devenue ambassadrice.
Christèle fait partie de ces enfants maudits, « ceux qui crevèrent d’ennui au collège ou qu’on fit pleurer dans la famille qui, pendant leur enfance, furent tyrannisés par leurs maîtres ou rossés par leurs parents. »² C’est une battue, devenue battante. 82-4000 l’a aidée à se relever. Comme Hugues, Christèle a une vie militante et associative bien remplie. Elle défend le droit à la montagne pour tous, mais aussi celui à l’art et à la culture, des passions vecteurs d’émancipation.
Pour survivre, elle multiplie les « petits boulots » précaires où « on te fait croire que c’est normal, que c’est ça la vie, mais ça n’a rien de normal : ça s’appelle du précariat ! » Puis on perd confiance, « on a l’impression d’être insignifiant », on ne dort plus et on s’alimente mal.
la montagne est une école de la vie, disait Lionel Terray,
Christèle l’a bien compris
L’association a cru en elle comme elle croit en beaucoup d’autres. En montagne, elle aime arriver « au bout de l’effort », faire « le plein de silence » et ressentir « la fatigue saine. » Depuis qu’elle a découvert la montagne, elle arrive paradoxalement à donner plus de temps et d’énergie à son autre passion : le dessin et l’aquarelle. Elle me montre ses œuvres, je ne savais pas qu’on pouvait ressentir autant la texture des éléments avec de l’aquarelle. Il y a le reflet d’une loupiote sur un lac d’huile à la tombée de la nuit, l’écume des vagues et bien sûr le scintillement et le feutrage de la neige. Elle aimerait vivre de son art et 82-4000 la soutient dans ce projet.
La montagne est une école de la vie, disait Lionel Terray, Christèle l’a bien compris et son quotidien s’est amélioré depuis. Elle est même heureuse, après un séjour en montagne, de retrouver les bords de sa Loire habituelle et d’avoir appris à encore plus les apprécier. Christèle ne manque pas d’évoquer non plus le lien qui se tisse entre les humains là haut : « Ce que je vis là maintenant avec 82 4000 c’est une sacrée revanche sur l’histoire, sur mon histoire à moi […], j’ai l’impression de compter pour des gens, j’existe pour des gens ! Ils sont heureux de te voir ! [rires] »
82-4000 c’est sa famille, un cadeau de la vie. L’association lui a offert du beau, et de la responsabilité. Maintenant, elle essaye de redonner la pareille en multipliant les interventions tous azimuts auprès de différents organismes associatifs. Je lui demande si elle a un message pour nous, les privilégiés, qui ont eu facilement accès à la montagne.
Elle me dit qu’on n’est pas si différents et qu’il faut casser les préjugés et les idées reçues. Le concept de sociologie développé par Erving Goffman auquel Christèle fait référence sans le connaître, se nomme « le stigmate » : l’individu marqué par le stigmate (ici la pauvreté) « n’est pas discrédité mais bien discréditable »³.
osez la rencontre
sinon vous risquez de passer à côté de personnes géniales
Ainsi, on verra l’individu seulement à travers le prisme de ce stigmate et on attendra de lui qu’il se comporte conformément à l’image que l’on s’en fait. D’où la fameuse stigmatisation. Pour les deux protagonistes de ce jeu invisible, il est difficile pour l’un et pour l’autre d’échapper au poids du stigmate, sauf peut-être en montagne ? Alors « osons la rencontre ! nous dit Christèle, sinon vous risquez de passer à côté de personnes géniales quoi… et nous aussi ! […] Ouvrez les yeux du cœur ! [rires] » Il y a le mépris de classe. Il y a la rue et les grandes fuites qui rendent tout cabossé. Il y a les passions tristes mais peu importe d’où ils viennent : à 82-4000 Solidaires, ils ont toutes et tous une dignité.
Je remercie Christèle et la laisse profiter de la fin de journée avec ceux qu’elle aime. Un peu étourdi par ses mots, je me dirige vers ma voiture en laissant la famille 82-4000 danser devant un concert de valse-techno fort envoûtant. Généreux comme une montagne et digne comme un Homme, voilà ta punchline Dooz, pour ta prochaine chanson sur les passions joyeuses, cependant n’oublies pas de bien créditer Christèle, Hugues et tous les autres, merci !
¹ : Nietzsche – Humain, trop humain (2ème partie) pp. 370, 1878
² : Jules Vallès, L’Enfant, 1878.
³ : Serge Paugam, Les 100 mots de la sociologie. Que sais-je? Presses Universitaires de France, 2010