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Peut-on parler d’alpinisme autrement qu’à travers des exploits ?

Guillaume Pierrel sur l'arête d'Entreves ©Jocelyn Chavy

Face aux bouleversements climatiques et à une vision élitiste de l’alpinisme, Xavier Cailhol interroge notre rapport à cette pratique. L’alpinisme doit-il se résumer à la performance ? Entre émotion, contemplation et engagement, repensons nos imaginaires pour mieux faire vivre l’alpinisme, au-delà des sommets emblématiques et des exploits.

Lorsque je suis dehors, à travailler sur les glaciers, à skier, à marcher ou encore grimper, je pense. J’aime par moment me déplacer en silence, « marcher les yeux fixés sur mes pensées » pour paraphraser Victor Hugo. Ce que j’écris ici est le fruit d’une partie des réflexions qui m’animent en ski depuis le début de l’hiver. Elles se sont faites au gré de couloir, pente et vallon que j’ai parcourus skis aux pieds. 

Depuis plusieurs années maintenant, je me débats mentalement avec une injonction visant à dire qu’il faut changer les imaginaires autour de l’alpinisme. Notamment à cause de la crise climatique en cours. Les itinéraires phares de la pratique sont affectés par divers processus géomorphologiques et glaciologiques, les conditions de pratique se réduisent. Les alpinistes, pour maintenir un niveau de risque acceptable, sont obligés de prendre en compte de nouveaux paramètres.

j’ai entendu plusieurs fois que l’alpinisme était voué à disparaître
en même temps que les glaciers disparaîtront

Face à ces changements, j’ai entendu plusieurs fois que l’alpinisme était voué à disparaître en même temps que les glaciers disparaîtront, ou encore que cela ne valait plus le coup de faire de l’alpinisme vu tous ces changements d’états de la haute montagne. Comprenant ces points de vue, je n’ai jamais été pour autant convaincu par ce discours. Sans savoir réellement mettre des mots pour m’opposer à cela. Pour répondre à ces affirmations, je me suis mis dans un travail de recherche sur la pratique.

Un matin sur arête (Aiguilles rouges d’Arolla au réveil) en Suisse. Au fond, la roche verte est de la serpentinite. Autrefois à la base de la croute océanique, elle est aujourd’hui un support pour les grimpeurs. Témoin des temporalités longues. ©Xavier Cailhol

Détails de glace dans la Mer de glace. Les formes de la glace et ses textures font comme une draperie. Un plaisir pour les yeux au cours d’une journée d’alpinisme. ©XC

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Je me suis interrogé sur les fondements de l’alpinisme, ce qui fait sens dans la pratique, et les manières dont cette activité est mise en avant, notamment à travers ce qui est considéré comme représentatif. La première question que je me suis posée portait sur la représentation de l’alpinisme que je me suis construite lorsque j’ai commencé cette activité au lycée.

Bien qu’étant en section montagne du lycée de Moûtiers en Savoie, et étant encadré par des personnalités avec des visions multiples de la montagne, la performance sportive en alpinisme était un facteur et un objectif omniprésent dans l’imaginaire que je me suis construit. Cela est dû aux récits, films de montagne et autres représentations qui mettent généralement en avant des « performances ».

La presse spécialisée se fait l’écho des premières ou des exploits. Les sponsors favorisent l’audience autour de cette pratique, en finançant divers outils de communication. À cela s’ajoute la manière dont les diplômes d’encadrement sportif ont été créés après la Seconde Guerre mondiale.

l’alpinisme peut-il se faire autrement qu’à travers des exploits ?

À cette époque, ils se sont mis à résumer les professionnels à des experts des techniques sportives ou les enseignants du corps sportif à l’évaluation de performances. À travers ces représentations, dès l’enfance, on se construit un attachement fort à des visions sportives basées sur les performances. Le monde de l’alpinisme n’échappe pas à cela, et celles et ceux qui font de l’alpinisme difficile et engagé sont reconnus comme emblématiques pour la pratique.

Cette orientation vers la performance amène de nombreuses personnes à coller une étiquette élitiste (voire un peu matcho) à l’activité, favorisant l’entre soi. Plusieurs fois en conférence cet hiver, des personnes extérieures au milieu m’ont demandé si l’alpinisme pouvait se faire autrement qu’à travers des exploits, si marcher en haute montagne pouvait être de l’alpinisme. Les débats autour du Youtubeur Inoxtag montrent aussi cette vision élitiste qui colle à la peau de la communauté des alpinistes. J’ai souvent entendu que ce Youtubeur était critiqué par les alpinistes car il n’était pas du milieu, et que s’il avait été alpiniste, il aurait été accueilli bien différemment.

Il est intéressant de voir que dans l’imaginaire collectif, il n’est pas si facile d’être assimilé alpiniste, et que cela ne se résume pas à aller en montagne. Or, si nous revenons à ce débat de changer l’imaginaire attaché à la pratique, au profit d’une moins grande hégémonie sportive, comment pouvons-nous faire évoluer la manière dont est représentée la pratique ?

Quelques achilées dans la vallée des merveilles. Car l’alpinisme, c’est aussi la rencontre avec le vivant non-humain. ©XC

Manu Malet en train de ramasser des balises d’ablation sur le glacier de la face nord de l’Aiguille du Midi. ©XC

Un jour cet hiver, lors d’une sortie en ski avec Jean Sulpice, il m’a dit : « ma cuisine est au service des émotions. Pour obtenir ces émotions, la technique est un prérequis indispensable, mais elle ne doit pas se voir. Sinon cela mène uniquement à des débats stériles favorisant l’entre soi. » J’ai trouvé cette idée très intéressante. Nous autres alpinistes mettons très souvent les performances techniques que nous avons réalisées en récits. À travers la représentation de la cotation notamment. Cette manière d’exprimer une manière d’être en montagne nous amène à cette forme d’entre soi décrite juste avant.

L’émotion est alors soit stéréotypée (« à la suite d’une ascension laborieuse, l’alpiniste, à bout de ses forces, atteindra la délivrance de la cime avant de s’en retourner au fond de la vallée. »), soit absente.

Le débat autour des cotations en pente raide durant l’hiver dernier était un magnifique exemple. Les discussions se sont cristallisées, malgré nous, autour d’une proposition de cotation. Proposition dont nous avions précisé la démarche réflexive dans laquelle nous avions été en proposant cela ainsi que les grands doutes que nous avions. Tandis que nous avions précisé que pour nous cela revêtait bien peu d’importance face aux émotions et au bonheur que l’on a eu à passer une journée là- haut, le débat a été mis en musique par quelques-uns voulant rétablir LA vérité. 

les émotions vécues là-haut, que j’ai plusieurs fois tenté d’aborder,
sont passées sous silence, au profit d’un débat de technicien sur la cotation

Notre discours a été raccourci dans le débat général. L’expérience que nous avons vécue là-haut et les émotions, que j’ai plusieurs fois tenté d’aborder, sont passées sous silence, au profit d’un débat de technicien, dont moi même je ne comprenais ni les codes, ni les tenants et aboutissants, ni les termes. Bientôt un an après, des personnes me questionnent encore régulièrement sur cette histoire de cotation, sans s’intéresser à pourquoi et comment j’ai vécu le fait de skier dans cette face.

De la glace à la surface d’une flaque d’eau au milieu des vestiges du glacier du Dard, en Vanoise. ©XC

Cette manière de résumer une expérience en montagne à un temps, un chiffre, une cotation s’explique assez simplement et n’est pas nouvelle. Intellectuellement, il est plus facile de résumer une performance à deux chiffres que d’essayer de comprendre et de s’intéresser aux émotions de l’autre. À ce qu’il a vécu et ce qu’il a ressenti.

J’ai par exemple skié récemment un petit couloir à la pointe de la sellive dans les Bauges et j’y ai pris autant de plaisir qu’en skiant l’Épéna. Mon niveau technique m’a permis de jouir pleinement des ambiances, de la vue et de l’atmosphère, et j’y ai ressenti des émotions fortes. Dès demain, lorsque je passerai devant ce couloir de la Sellive ou que j’irai devant l’Épéna, je ressentirai un plaisir immense associé aux sensations que j’ai éprouvées dans ces faces.

C’est dans ce décalage entre ce que l’alpiniste ressent et la manière dont il est représenté dans les différents supports de communication que vient la vulnérabilité de l’alpinisme. Sous l’impulsion de quelques-uns, cette activité est devenue sportive, et aujourd’hui elle s’en retrouve réduite à ses performances, et à ses lieux emblématiques, affectés par les effets du dérèglement climatique. 

Charles et Symon au levé du jour dans la première et seule longueur que nous aurons fait dans Dom en face sud du Maudit. But ou belle journée avec les copains ? ©XC

l’alpinisme se retrouve réduit
à ses performances
et ses lieux emblématiques

Dès lors, à nous tous de rentrer dans d’autres manières de valoriser ce que l’on vit là-haut. Il ne s’agit pas d’inventer de nouvelles pratiques, car elles existent déjà, mais de mettre en lumière d’autres rapport à l’activité. Cela peut se faire par exemple en ne mettant plus uniquement les performances au centre du débat, mais bel et bien ce que l’on a ressenti. Cette valorisation permet autant de jouir d’une course d’arête dans les Bauges que d’une voie d’escalade engagée dans un haut massif.

Il n’y a plus besoin de temps ou de cotation pour parler de ce que l’on a vécu là-haut. Et bien d’autres personnes oseront s’exprimer sur ce qu’ils vivent en montagne. L’entre-soi se retrouve alors complètement annihilé, puisque chacun parcourant la montagne peut s’exprimer sur un même piédestal. 

si nous ouvrons notre attachement à d’autres lieux,
l’activité perdurera même si certains lieux ne sont plus fréquentables

Par exemple, Ji-Young Demol Park, Jean-Marc Rochette, Lauriane Miara, Étienne Klein sont autant des alpinistes emblématiques que le sont Charles Dubouloz, Lise Billon ou Symon Welfringer car ils aiment et fréquentent la montagne régulièrement et en parlent avec amour. La manière d’exprimer le rapport à la montagne n’est certes pas la même, mais les deux se valent complètement et sont aussi inspirantes à mon sens. À nous de laisser de la place à ce qu’est être alpiniste.

Ce changement doit se faire pour plusieurs raisons. D’une part à cause des modifications des milieux de haute montagne. Il faut nous défaire de notre ultra attachement à des sites emblématiques car ils ne sont plus fréquentables comme avant. Cela ne veut pas dire les abandonner, cela veut simplement dire que si nous ouvrons notre attachement à d’autres lieux, l’activité perdurera même si certains lieux ne sont plus fréquentables. En redonnant aux sommets phares une importance égale aux autres sommets moins connus, nous ré-élargissons le champ des possibles et nous rendons réaliste le fait de nous adapter aux évolutions du milieu.

Un petit couloir des Bauges, aux esthétiques particulières. Bien visible de la vallée, accessible et d’un niveau contenu, il est pourtant très peu parcouru. ©XC

Le linceul en face nord des Jorasses. Sans sac, Corentin Gonzalez utilise ses compétences d’alpinistes pour faire des relevés glaciologiques. ©XC

La reconnaissance de 6 nouveaux sommets à plus de 8000 mètres illustre parfaitement l’attachement culturel que nous apportons aux conventions collectives et à la culture partagée dans notre pratique. Certaines personnes sont mortes ou ont dédié leur vie à conquérir ces 14 uniques sommets, et tout d’un coup 6 autres apparaissent. Cela est à mon sens autant un témoin de la futilité dans lequel l’alpinisme s’est engagé que de la force des imaginaires qui y sont associés.

Dans un contexte de transformation de la société, l’opinion publique peut se demander si traverser le monde pour une performance vaut l’impact écologique engendré. À l’image du débat autour du ski alpinisme, nous avons une activité dont l’impact écologique peut être extrêmement limité, à nous de nous en saisir et d’imaginer des futurs désirables. Voyager ouvre l’horizon à d’autres cultures à d’autres réflexions, il permet de participer au développement d’autres territoires, à des humains de vivre, la complexité de ces interactions doit être prise en compte en mettant en avant des nouvelles formes d’alpinisme.

être capable d’exprimer le bonheur que nous avons à être en montagne,
peu importe le lieu

Enfin, parce que la montagne a des choses magnifiques à nous apporter, sur nos relations aux vivants humains et non humains, sur la compréhension du monde qui nous entoure et de nos émotions, il nous faut le mettre en avant et le partager au moins aussi largement que les performances. Ces changements ne passent pas par le fait de faire la guerre à l’alpinisme sportif, ni par un « désaliénage » des représentants de cette forme de pratique.

Cela passe par être fier de ce que l’on fait, que cela soit de l’alpinisme sportif ou d’autres formes d’alpinisme. Cela passe par être capable d’exprimer le bonheur que nous avons à être en montagne, peu importe le lieu. Cela passe par développer sa curiosité d’aller voir ailleurs, proche de chez soi ou non, loin des sites emblématiques et des lieux ultra représentatifs de l’activité. Chaque année, nous assistons à une polarisation de plus en plus forte des pratiquants vers les mêmes sites. Face à cela, faisons marcher notre cerveau, et soyons heureux de parcourir la montagne, même si elle n’est pas connue.

Une arche sur la Mer de glace. Un des plaisir d’arpenter la montagne. © Lucie Viguet-Carrin

La vue au soir du refuge du requin en plein mois d’août. ©XC

Utilisons les topoguides pour penser à des endroits où aller en montagne. Et une fois sur le terrain, détachons nous de ces topoguides pour observer la montagne. Servons-nous de notre logique. La technique qui était jusque-là l’objet de valorisation devient alors un prérequis aux services d’une belle journée en montagne seul ou avec des copains. Et des émotions qui vont avec.

Inspirons nous d’écrivains comme Samivel, avec L’amateur d’abîme, La montagne d’utilité publique ou encore Le fou d’Edenberg. Inspirons nous de Primo Levi avec La chair de l’ours; de Erri De Luca avec Le contraire de un. Prônons des rapports et des manières d’être à la montagne multiples et variés, et mettons les en récit, en film, en photographie ou juste en souvenir, pour raconter ce qui nous entoure de beau et de plaisant en montagne.

Soyons fiers de nos diversités, de notre culture partagée, et travaillons collectivement à rendre les imaginaires de l’alpinisme en adéquation avec les enjeux actuels.