Ce n’est pas le plus connu des 4000 des Alpes mais l’un de ses sommets les plus rares : la pointe Louis Amédée, sur la longue échine du Brouillard, au mont Blanc, culmine à 4470 m. sur le versant himalayen du toit des Alpes. Sa première descente à skis, audacieuse, est un chef d’oeuvre de pente raide, signé par Vivian Bruchez et Guillaume Pierrel, deux spécialistes de la discipline, le 24 juin.
(?)Laissons Guillaume Pierrel planter le décor, les lieux, et les acteurs, après avoir rappelé son propre CV. Guillaume ? Guide de haute montagne, auteur d’une descente à skis majeure au Gasherbrum II, d’un braquage au Linceul, et d’une descente encore plus audacieuse, entre délire eighties et face cam avec tout Cham’ dans la niche des Drus, sur les traces d’un certain Bruno Gouvy. C’est Guillaume qui parle le mieux de l’obsession de Vivian Bruchez, de quelques années son aîné, pour les 82 sommets de 4000 mètres des Alpes. Vivian les coche à skis, le plus possible quand c’est possible.
La liste des 82, Guillaume l’a lui-même clôturée « en octobre 2022 et j’en connais la teneur. Comme une obsession qui vous anime et vous dévore, mais avant tout un voyage à domicile avec sa beauté et ses difficultés. Une exploration XXL des Alpes. Le faire en ski est simplement une réalisation unique à laquelle peu de skieurs pourraient prétendre. Vivian est l’homme de la situation. Celui dont le parcours et l’expertise lui a permis de se hisser au statut de leader et de mentor de ce sport, le ski de pente raide. Activité qui, comme je le dit souvent, n’est qu’un récit d’images sans podium ni classement. Il faut donc savoir être créatif et inspiré. »
Et pour cause : nombre des 82 «4000» sont raides, et peu propices au ski. Mais l’imagination, l’expérience, et une bonne dose d’audace changent la donne : en témoigne la récente descente de Vivian Bruchez au Dôme de Rochefort, puis au Schreckhorn, en Oberland, avec Aurel Lardy. Vivian ? Il lui aura fallu 20 ans de ski – et de nombreuses ouvertures et créations en pente raide, du Chardonnet à l’envers des Aiguilles, témoigne Guillaume, pour bientôt boucler les 4000 …à skis. Ce dernier (?) 4000 de la saison est un sacré morceau.
Entre le mixte délicat et le soleil qui se pointe, pas le temps d’avoir froid dans l’ascension de la pointe Amédée
©Bruchez – Pierrel
Très peu d’itinéraires ont été skiés sur ce versant du Brouillard
La face sud du mont Blanc, c’est ce grand blanc dans la carte mentale des alpinistes et skieurs, un territoire où l’on ne s’invite pas par hasard, sur un coup de tête. Les spatules, en général, filent au nord.
Guillaume détaille. « Peuterey, Frêney, Innominata, et Brouillard sont des noms légendaires plus mythiques les uns que les autres. Des piliers granitiques très abruptes entrecoupés de couloirs glacés, scène dramatique qui recense nombres de tragédies du massif. Secteur très apprécié des grimpeurs, pour un skieur c’est forcément synonyme d’une descente majeure, voire historique. Très peu d’itinéraires ont été skiés. Nous avons tous deux (pas aux mêmes dates) skié le couloir de Peuterey, De Benedetti avait skié l’Innominata en 1986, et selon Vivian, Denis Trento aurait skié dans la partie basse de l’arête du Brouillard. Pas grand-chose d’autre à ma connaissance.»
Une aventure en hauts lieux
Sur l’arête du Brouillard, un sommet porte le nom de Luigi Amedeo ou Louis Amédée, le duc des Abruzzes, explorateur du tournant du siècle précédant, auteur d’une expé au K2 en 1909 durant laquelle il dépassa les 7500 mètres (au Chogolisa) !
Autant dire que pour les amateurs d’aventure et de grand alpinisme, la pointe Louis Amédée porte un bien joli nom. Pour Vivian Bruchez, c’est un blanc dans les topos de ski, du moins pour le point culminant.
« Selon mes informations, la pente supérieure depuis le sommet n’avait jamais été skiée, la partie basse (sous le col Emile Rey en versant est) avait quant à elle été parcourue par le talentueux Denis Trento ! Cette ligne soulevait de nombreuses incertitudes de mon côté, je ne trouvais aucune stratégie d’ascension et de descente qui me permette d’en assurer le succès, même en rêve. Il fallait donc aller voir, s’entourer d’un compagnon motivé par une telle idée et au niveau pour s’y frotter. Gee (Guillaume) a répondu présent et sa détermination au moment clé de l’ascension, la longueur en mixte au-dessus du col Émile Rey, a joué en la faveur de la cordée » raconte Vivian.
À la cime
Il leur faut commencer par une délicate traversée du glacier du Brouillard, de nuit, le sommet est encore loin. Le col Emile Rey passe bien, ce qui est moins le cas des longueurs dans le mixte au-dessus du col. Un vrai crux en alpinisme. Puis c’est la pente supérieure, suspendue en plein ciel. « L’ascension nous aura donné du fil à retordre, et l’ampleur de l’itinéraire à cette époque, considérant que le soleil brûle en été sur ses expositions, était plus qu’ambitieuse » raconte Guillaume. Le sommet, exigu, se profile. « Patience, sang-froid et lecture d’itinéraire nous font déboucher dans la pente sommitale qui file comme un cadeau vers la cime. On prend alors conscience que ça peut être possible de skier ! Au sommet, peu de place pour exprimer de la joie, malgré un magnifique panorama. On a fait que la moitié de la journée. Nos esprits sont déjà préoccupés par la descente » raconte Vivian. Il est onze heures, il faut descendre avant que la situation ne devienne trop dangereuse. Mais il faut être lucide pour la partie la plus engagée de la journée.
Les deux guides chaussent leurs skis sur une épaule vertigineuse 50m sous le sommet. Puis une traversée aérienne donne accès à la pente sommitale. Vivian explique ces minutes en apesanteur. « Les virages s’enchainent et nos respirations s’accélèrent, nos jambes chantent le rock n’roll et nous demandent quelques arrêts. Quatre rappels nous permettent de rejoindre le col Emile Rey, il est 13h, la neige est bien ramollie sous l’effet du soleil mais suffisamment stable pour nous permettre de rejoindre le glacier du Brouillard sans encombre. Le brouillard s’invite à la fête pour notre traversée retour du glacier homonyme mais nous laisse une fenêtre pour retrouver notre chemin jusqu’au refuge Monzino. »
Ce 24 juin, Guillaume et Vivian ont tracé une nouvelle façon de parcourir la pointe Louis Amédée. « J’étais loin de penser retourner un jour sur cette arête du Brouillard, encore moins skis dans le dos » conclut Guillaume. Mais un nouveau 4000 à skis, pour lequel « il faut être créatif et inspiré » ce n’est pas tous les jours non plus. Ni même tous les ans !