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Le sens de l’itinéraire

Les Français n’ont pas de mémoire, disait un homme politique qui en avait une. L’été en montagne a été un succès : dans les villages alpins, les loueurs de VTT, les cafetiers et les gardiens de refuge avaient le sourire. Fin juillet, j’ai vu un bouchon à la Chapelle-en-Valgaudemar. Oui, vous avez bien lu, au fin fond des Écrins. J’ai essayé de monter deux fois au refuge de la Selle, sans succès. La veille ou l’avant-veille, c’était complet. Alors certes, complet mais pas plein : en raison des protocoles sanitaires, le refuge ne pouvait pas accueillir autant de monde qu’il a de place. N’empêche.

Même quand vous aimez l’Oisans autant que moi, il faut quand même trois bonnes heures de marche, et remonter l’interminable vallon de la Selle pour atteindre le refuge. Pas moyen, « c’est complet ! » Qui a dit qu’il fallait aimer marcher en Oisans ? Les bonnes conditions de la voie normale du Râteau et du glacier de la Selle y sont pour quelque chose – sans parler de la Pointe d’Amont, dont l’éperon nord a (presque) été aussi courtisé que la face sud de l’Aiguille du Midi. L’Oisans aura son éperon Migot*, et ses nombreux prétendants ! En juillet, et encore plus en août, la fréquentation a été « au-delà des attentes » selon les professionnels, qui, comme en Isère, font un bilan très positif de cet été déconfiné.

Les alpinistes et randonneurs ont découvert le bon côté des règles Covid : la joie de ne pas passer une soirée dans un refuge bondé, de ne pas être entassé dans les dortoirs

Nul ne pouvait imaginer ce scénario en avril, ni même en mai. Souvenons-nous. Mi-mars le confinement brutal stoppait le pays, les montagnes plongeaient dans un silence absolu. Les solutions semblaient aussi floues et lointaines que la nébuleuse d’Orion. Comment allait-on rouvrir les refuges ? Etait-ce seulement possible ? Chez les guides, on se faisait un triple mouflage au cerveau : fallait-il désinfecter les cordes après chaque client ? Comment grimper sans toucher le même matériel ? Il fallut même convaincre le ministère des Sports que se croiser au relais n’équivalait pas à un rassemblement évangélique, étant donné qu’on ne s’y entasse pas à plus de deux ou trois – sinon Divine Providence serait devenue un nouveau cluster en juillet.

Avant le 11 mai, on nageait en pleine uchronie : une montagne déserte, vidée de ses amoureux, amoureuses. Après le 11 mai, il a fallu s’adapter : les gardiens ont dû bricoler, des séparations, plus ou moins carrées, plus ou moins valables, ouvrir les refuges d’hiver pour garder une capacité en dortoir respectant la distanciation physique. M’enfin, tout le monde a joué le jeu. Et les refuges se sont remplis – dans certaines limites. J’ai quand même vu des salles bondées, comme au refuge Albert 1er, avec des clients au coude à coude. La joie d’être en montagne s’accommode mal des restrictions de liberté, même si elles se limitaient à d’absurdes sens de circulation dans des escaliers menant au dodo. Un refuge – un seul ! – a été fermé, celui du Pré de la Chaumette, pour cause de fréquentation par cinq randonneurs testés positifs au coronavirus et y ayant séjourné.

Ailleurs, les alpinistes et randonneurs ont découvert, comme certains s’en félicitaient au refuge des Écrins par exemple, le bon côté des règles Covid : la joie de ne pas passer une soirée dans un refuge bondé, de ne pas être entassé dans les dortoirs, d’avoir trois couchettes pour deux, bref, les client(e)s ont découvert les refuges autrement… ou les joies du bivouac.

Lecture du topo avant une journée là-haut. ©JC

À Chamonix, ce fut l’UTMB pendant plusieurs semaines : impossible de se garer, la baguette déclarée disparue à plusieurs reprises. La grand-messe du trail mondial a pourtant été annulée : pas d’UTMB cette année. Mais une grande marque américaine – qui n’est pas celle sponsorisant l’UTMB – a profité de l’annulation pour monter un coup, un UTMB OFF marketé en organisant la tentative de record de tour du Mont-Blanc par l’un de ses athlètes, l’espagnol Pau Capell – on a paraît-il entendu Vangelis pendant quelques minutes. La préfecture de Haute-Savoie, la même qui nous empêchait d’aller dormir en refuge en juin, devait roupiller quand l’espagnol est parti dans les rues de Chamonix pour sa tentative de record, puisque la rue était bondée de supporters collés les uns aux autres. Tous les organisateurs de trail qui ont subi les annulations parfois à la dernière minute de leurs épreuves ont dû finir en PLS devant les images de Pau remettant finalement son masque. Dans les Hautes-Alpes, ce fut une réussite pour la coupe du monde d’escalade avec une jauge de 5000 personnes atteinte, mais le Grand Trail de Serre-Ponçon (2000 inscrits) a été annulé. Cherchez la logique.

La préfecture de Haute-Savoie, la même qui nous empêchait d’aller dormir en refuge en juin, devait roupiller quand l’espagnol est parti au milieu de la foule

Au printemps dernier, on vous a prévenu : il n’est pas facile de suivre la voie Duconf’. Les montagnards ont ceci comme avantage d’avoir le sens de l’itinéraire : quand tu sais trouver ton chemin sur une arête en plein vent, suivre les flèches pour prendre la bonne entrée du resto ou des toilettes, c’est facile. Avec la mémoire courte dont nous sommes affublés, attention à ne pas y prendre goût, à suivre le topo sans réfléchir. Développer son sens de l’itinéraire est sans doute une grande qualité pour tenter de comprendre le monde absurde dans lequel nous avançons à corde tendue.

* Pointe d’Amont, éperon nord ouvert en 1932 par André Migot, Pierre et Robert Tézenas du Montcel. En 1929, guidé par Camille Devouassoud André Migot faisait la première de l’éperon nord de l’Aiguille du Chardonnet qui porte son nom.