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La disparition

Tu n’imaginais pas un truc pareil. Dix jours de beau temps, pas un nuage. Pas un pékin en montagne. Pas une photo de sortie d’hier. Pas un avion dans le ciel. Pas un bruit, ou presque, dans le voisinage. L’alpiniste a disparu. Presque. 

Tu t’es réveillé d’un coup. Avec ce sentiment de décalage, cette impression de déjà-vu et ce vague espoir que ce cauchemar n’était pas réel. Car oui, c’en est un. Tu t’es abstenu d’allumer BFM, pas la peine de se faire du mal alors que les biscottes se brisent en miettes. Comme disait Alain Damasio, il faut vivre à fond, et voyant Vivian, Kilian et les autres se défoncer publiquement pour atteindre leurs rêves et les partager au plus grand nombre, il était légitime de vouloir faire pareil, d’autant qu’avec le réseau Skitour c’est simple, un peu comme Facebook mais sans les ignares : seuls les sachants, un mot à la mode, savent ce que représentent ces belles courbes en poudreuse un mercredi ou un jeudi. « Je pose ça là », comme tu disais. Mais là, tu peux pas.

Comme Gaston, tu te dis, « m’enfin ! » c’est pourtant clair, restez chez vous !

Personne ne peut. Enfin presque. Ce samedi 21 mars 2020, un trio de randonneurs à skis remontaient le vallon de l’Alpe du Villar d’Arène. Ciel peint à la gouache, neige immaculée. Un vacarme de rotor plus tard, ils repartaient la queue entre les jambes, moins cent trente cinq euros par tête. L’ordre de rester à la maison a coûté un peu plus cher, puisque c’est d’un hélico en patrouille du PGHM de Briançon qu’il est venu. Là, normalement, tu te dis, comme Gaston, « m’enfin ! » c’est pourtant clair, restez chez vous ! Une consigne qu’aurait dû respecter les deux randonneuses du Néron, arête pour funambule au-dessus de Grenoble, et qui a été fatale, la semaine dernière, à l’une d’elles.

Tu te dis, moi aussi, je veux aller en montagne. J’en ai besoin. J’aime ça. Surtout, prenez moi le reste, mais laissez moi ça. J’accepte la croissance en berne, donne une quinzaine au Medef, et je n’en parlerai pas, je me faufilerai à l’aube quand il n’y a personne du tout, reviendrai heureux, la mine réjouie par la montagne sublime et déserte, et m’en ferai ma fierté, tout seul, sans réseau social aucun, là où d’autres ont cloué au pilori les malheureux qui se vantèrent de leur balade le 17 mars ou le 18 mars. Ce qui est juste un jour ne l’est plus le lendemain, aujourd’hui plus qu’hier.

Les trois skieurs de l’Alpe du Villar d’Arène voulaient sans doute approcher ce qui a fondé l’alpinisme : le goût de l’interdit, celui des monts maudits et de l’altitude, un no man’s land où l’on perd sa vie à vouloir s’élever, stupide idée. Comme celle de déranger les secouristes, qui, de l’aveu de l’un deux, Jeff Mercier, n’en sont pas encore à remplacer les infirmières – mais qu’en sait-on ? Au début, le ton a été timide : soyons prudents, soyons modérés, les gens à l’autre bout du fil sont occupés. Sans blague ? Donc d’habitude, pelotons et médecins seraient dans l’attente des dimanches de beau temps. D’une chute aussi bête que la rimaye est béante, et il n’y a pas de rimayes sur les marchés. Et puis la doxa s’est durcie à mesure que la catastrophe a empiré. Jusqu’au ridicule de fonctionnaires en quad dans les Hautes-Alpes.

Enchaîner deux virages sur l’herbe de son jardin ? Un ringpoche bouddhiste en sourirait.

Dans une uchronie, Le complot contre l’Amérique, Philip Roth imagine une Amérique dirigée par Lindbergh, un antisémite convaincu, qui fait la paix avec Hitler. Tu vis cette période, en ce sens où ce que tu crois impossible arrive réellement. Ce que tu as vu au cinéma ou sur Netflix – de Contagion de Soderbergh aux Fils de l’Homme d’Alfonso Cuaron ne te dit pas l’avenir. Enchaîner les squats ou les tractions ? Sans doute bénéfique pour le corps. Enchaîner deux virages sur l’herbe de son jardin ? Un ringpoche bouddhiste en sourirait. « Ne pas engager une lutte contre le temps. La guerre arithmétique contre les secondes qui passent, si on fait cela on se sent écrasé. » Le conseil est de Sylvain Tesson, notre ringpoche n’aurait pas dit mieux. Lui et d’autres avaient choisi leur solitude, leur agenda, leur cabane ou la banette de leur bateau, loin des contingences quotidiennes. Mais Tesson a raison. Le temps est liquide. À nous d’en diriger le flux là où nous le voulons. Vers les souvenirs ardents. Les livres et les images. Vers les rêves de montagnes silencieuses aux cieux nus.