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Le fantôme de Bonatti

Répétition de la voie des Papas aux Drus

Les Drus ©Jocelyn Chavy

Monolithe écorché, le Dru était le chef d’oeuvre de Walter Bonatti, dont il a gravi en solo le pilier sud-ouest en 1955. Les éboulements gigantesques qui ont modifié l’aspect du Dru ont emporté, à l’exception de quelques longueurs, le fameux pilier Bonatti. Dans le sillage du GMHM, Korra Pesce et Will Sim sont allés vérifier, en remontant la voie des Papas, que l’ombre du grand Walter planait toujours sur le Dru, plus minéral que jamais.

Les journées d’hiver s’écoulent et se ressemblent. Le froid est au rendez-vous et c’est avec plaisir qu’on écume les vallées alpines à la recherche des bijoux glacés. Magnifiques structures offertes par ce froid qui se fait de plus en plus rare, elles se ressemblent un peu toutes ces lignes. Je finis par me lasser. Ou peut-être est-ce mon horloge corporelle qui courant février est habituée à passer côté sud de la planète pour revenir à l’été (l’été austral) et s’immerger dans l’univers minéral des immenses faces granitiques des tours de Patagonie.

Un réchauffement soudain fait fondre les cascades sous nos yeux, un anticyclone s’approche, le temps est venu de prendre de l’hauteur. Trouver un compagnon n’a bizarrement jamais été aussi facile avec les frontières semi fermées : nombreux sont les potes guides au chômage. C’est avec le collègue anglais Will Sim qu’on décide d’aller au Dru.
Manque d’imagination ? La décision est prise, on va trouver quelque chose à faire en face nord, il est vrai que comme on ne manque pas de me faire remarquer il ne me reste pas grand chose à faire en face nord, une face que j’ai fréquentée à plusieurs reprises ces dernières années. On prépare les sacs mais lorsque un pote m’envoie une photos de la face chargée de neige collée sous les toits on repousse notre départ d’un jour. Il n’y a que du beau temps à l’horizon vaut mieux ne pas se planter d’objectif.

La moitié droite de la face ouest des Drus, plus claire, indique la trace des éboulements qui ont effacé les voies précédentes. Seule la cordée Dumas-Fredriksen en 2007 a osé tracer une nouvelle voie à droite, la voie des Papas. ©Jocelyn Chavy

Moment surréel, ce sera youtube qui nous informe que la face dont on parle est le lieu d’un live, d’une ouverture en direct ! On se croirait dans les années soixante, moi qui pensais que Chamonix n’était plus que le temple de la course alpestre du ski de toutes inclinaisons et du vol libre. Un peu d’alpinisme n’est pas pour me déplaire. Nous sommes captivés par le spectacle, on a envie d’être dans la même paroi.
C’est grâce au fait que les gars du GMHM ont torché la voie si vite qu’on a pu s’y lancer. Soit dit au passage, pour ceux qui associent la vitesse aux sprints de certains dans des couloirs à 45 degrés, il est difficile de comprendre la performance du GMHM, à savoir, dans un big wall de 1000 mètres avec nuit sur portaledge, et les journées courtes de l’hiver, faire 300 mètres par jour c’est énorme.

Faire 300 mètres par jour dans un bigwall de ce type est un bon objectif

C’est décidé on va tenter de suivre le pilier sud ouest le long de la voie Dumas-Friedriksen la première ouverte dans le nouveau mur gris en 2007, où l’on pourra tenter de suivre au plus près du fil du pilier. Jerôme Sullivan, qui a répété la voie entre temps, nous a indiqué qu’il était possible trouver les vestiges de la voie Bonatti avec ses pitons. Et un peu plus de soleil ce qui est pas sans nous déplaire en cette saison.
On prévoit de la bouffe et du gaz pour une nuit au pied et trois nuits dans la face. On part plutôt léger sans tente ni abri, avec une seule corde de grimpe et une cordelette de 6mm pour hisser le gros sac. Le but ultime est simple : ne pas flinguer ni la corde ni la cordelette histoire de pouvoir redescendre après l’ascension. On a un rack de camelots avec quelques gros calibres pour les fissures plus larges et des pitons au cas où. Intrigués par le fait que les voisins aient fait large usage des piolets de dry-tooling, nous les embarquons. Sceptiques quant à notre volonté de jouer le jeu du libre, on emmène de quoi faire de l’artif et de la remontée sur corde. Tout emballé cela reste correct niveau poids, encore faut-il tout acheminer là-haut : Kate et Juan Pablo nous aident gentiment. Un vent vicieux nous fait regretter de pas avoir pris la tente. On dort peu.

Au pied de la face, un air de Torre patagon. ©Korra Pesce

Le Dru plus vertical que jamais. ©Korra Pesce

Une fois passée la rimaye les doutes et les craintes des journées avant l’action disparaissent. On enchaîne les longueurs en prenant soin de pas faire partir des pierres. Le rocher est parfois moyen, parfois bon, mais les blocs instables nous rappellent que cette face a vécu un cataclysme. Le but de la journée est de rejoindre la Tour Rouge le seul endroit ou l’on peut bivouaquer dans le tier inférieur de la face. On craignait de mettre plus de temps mais au final on avance suffisamment vite. 
Un peu en contrebas de la Tour on croise les gars du GMHM qui ont décidé de descendre par là où on monte. Je profite du croisement pour les alléger de leurs restes en gaz et lyophilisés, et même d’une paire de chaussons car nous n’avions pris qu’une paire pour deux. Nous passons les dernières heures de soleil à tenter de terrasser dans la neige semoule, le résultat n’est pas des meilleurs et on dort séparés de quelques mètres. Le lendemain on s’extasie en trouvant les pitons de Bonatti sur le fil du pilier, mais très vite on se retrouve à naviguer entre les blocs et les écailles instables. La tâche la plus compliquée est de garder les cordes intactes ,ce qui deviendra notre mantra pour le trip car nous avons décidé de laisser le matos de glace au bivouac et redescendre dans la voie.
Pas besoin de courir, sans hamac, on ne peut s’arrêter qu’aux terrasses propices au bivouac. Et c’est simple, il y en a une tous les 250 mètres. On pourrait tenter de griller une étape, mais on en n’a pas envie et finalement nos choix s’avèrent adaptés.

Je me demande si on est à notre place, si on ne se rapproche pas un peu trop de Walter.

Il est un peu surréel de se retrouver dans cette face, je me demande si on est à notre place, si on ne se rapproche pas un peu trop de Walter qui est désormais plus ici avec nous. Le deuxième bivouac sera bien plus confortable et le troisième jour on rejoint non sans difficulté la grande terrasse supérieure en début d’après-midi. L’escalade est variée, dièdres et fissures larges, du rocher pur et parfois des pièges sous forme de blocs qui ne demandent qu’à tomber sur le pauvre assureur. Je fixe les 60 mètres très délicats au dessus de l’épaule, le rocher ici n’est pas terrible. Il est 15h. Il ne nous reste que trois longueurs, mais on estime ne pas avoir assez de temps. Le soir au bivouac il est annoncé que le vent va forcir le lendemain.
En sachant combien il peut être difficile descendre en rappel avec le vent, on regrette de ne pas avoir continué. 

Dans le bas de la face, près du millefeuille des éboulements. ©Korra Pesce-Will Sim

Des fissures trop parfaites. ©Korra Pesce

Pilier Bonatti ou pas, le gaz reste omniprésent. ©Korra Pesce

Des splitters, du granite vertical et à l’ombre, une tranche de Patagonie à Cham’ ? ©Korra Pesce

Une pensée à Walter

Le lendemain Will passe la dernière longueur  de la tâche grise à la fraîche et on retrouve le rocher orange et les nombreux pitons de la voie Bonatti. On sort à la vire de quartz et on retrouve la voie normale , contents mais inquiets pour la descente, nous évitons la courte portion qui nous sépare du sommet et on attaque la descente. Au bout de deux rappels une des cordes se retrouve abîmée, l’âme en ressort. On ne peut pas se permettre des erreurs qui nous obligeraient à couper des morceaux de corde. Nombreux sont les rappels de 60 mètres et parfois plus. On perd trace de la descente des gars et on équipe quelques rappels dans un mur incroyablement lisse, ça passe tout juste. Un dernier long rappel nous ramène à la Tour Rouge, la chaleur nous fait craindre pour les chutes de pierre, désormais à l’abri du vent, on attend l’ombre et avant le soir on est sains et sauf au pied du Dru. Le moment est venu de profiter, de regarder de loin cette face où la curiosité nous a emmenés. Une dernière pensée pour Walter et ses journées passées là-haut tout seul. Sur ce pilier  il a trouvé sa paix intérieure. Une chose est sûre nous ne regarderons plus jamais cette face du même oeil.
Voie des Papas avec variantes
Korra Pesce,Will Sim 23/24/25 février 2021

Korra fait semblant de mettre son masque. ©Will Sim