François Damilano fête ses sept vies. Son cadeau d’anniversaire est pour nous : sa biographie passionnante écrite par Cédric Sapin-Defour vient de paraître chez Guérin. Sept vies pour Damilano et huit épisodes sur Alpine Mag pour retracer un parcours hors-norme, avec extraits exclusifs du livre et conversation entre les deux intéressés.
« Avoir été au sommet de l’Everest avec oxygène par une voie normale n’est pas un exploit, loin de là. Mais ça dénoue, ça allège la pression, la nécessité d’une réussite ultérieure. Je n’ai aucune difficulté à dire que ça a libéré une espèce de truc dans ma vie que d’avoir été au sommet de la plus haute montagne du monde. Évidemment j’aurais préféré y aller par une voie technique, courir dans le Horbein en style alpin, sans oxygène mais là, à cet instant, l’Everest m’a suffi. » François revient avec des images, construit un film, On va marcher sur l’Everest. Pour le petit monde de l’alpinisme, c’est une trahison. On ne peut pas commencer le film Go West par Sherpasig Henri Sigayret hurlant contre l’himalayisme commercial, prônant l’aventure loin des foules hystérisées par leur désir d’Everest et vendre son âme au diable l’année suivante. On ne peut pas avoir exalté la grimpe en libre, l’épuration esthétique, quasi philosophique en glace et aller se pendre sur des kilomètres de corde fixe. François, lui, ne s’accommode guère des dualismes de pensée, du manichéisme encore moins. « Sans doute, il y a un zeste de provocation à faire ce grand écart de Go West à Kari Kobler, je sais que j’ouvre la boîte de Pandore. Mais ça ne se limite pas à cela, évidemment. J’ai le profond désir de ne pas être enfermé dans une logique, de ne pas m’y enfermer moi-même, d’aller voir ailleurs et de changer de contexte. Être raconteur exige de s’immerger, exige avant tout d’être acteur. Et puis j’aime l’exercice d’intellectualisation car je ressens profondément que le monde est complexe. Et puis… et puis merde tiens ! Il ne faut pas non plus que je tombe dans mon propre piège, dans la logique de justification permanente. » Il rappelle au passage que le commerce existe aussi dans les Alpes, ça s’appelle mont Blanc, que les moyens déloyaux existent aussi dans les Alpes, ça s’appelle téléphérique de l’aiguille du Midi. Les miroirs, ça fait mal. Alors ça fritte et ça frotte, entre fin et moyens, entre constance et déloyauté, entre curiosité et incohérence, entre objet public et désir personnel. Rien de grave, only alpinism.
En Himalaya, il y a finalement un peu de tous les chapitres du livre, de toutes les vies jusqu’à maintenant (à l’heure même où l’on écrit ces lignes, à la veille d’une exploration du Far West népalais). Serait-ce tout simplement le haut lieu synthétisant le mieux l’alpinisme selon Damilano, un absolu ?
François Damilano :
EST ACTUELLEMENT INDISPONIBLE.
GRIMPE QUELQUE PART EN HIMALAYA.
JUSTEMENT.
C’est là-bas qu’il a connu ses plus hauts degrés d’engagement personnel en montagne avec des réalisations en solitaire sur des faces et des sommets jamais foulés. C’est là-bas que son innocence de grimpeur a été durement malmenée avec le drame de l’avalanche au Dhaulagiri
Cédric Sapin-Defour :
Au début du chapitre, je cite Paul Morand dans Éloge du repos : « Voyager, c’est demander d’un coup à la distance ce que le temps ne pourrait nous donner que peu à peu. »
C’est cela qui se passe pour nombre d’entre nous et précisément pour François en Himalaya. Aller au loin pour voir plus clair sur soi.
Après une première rencontre intense (un solo d’envergure et une première à l’Ama Dablam en 1993) j’ai comme l’impression que chaque voyage-expédition de Damilano au Népal, au Tibet ou au Pakistan a été l’occasion d’une inflexion de sa trajectoire d’alpiniste et d’homme. Comme si l’éloignement offrait ce luxe des réponses et des suggestions.
C’est là-bas qu’il a connu ses plus hauts degrés d’engagement personnel en montagne avec des réalisations en solitaire sur des faces et des sommets jamais foulés, loin de toute présence humaine. C’est là-bas que son innocence de grimpeur jusqu’alors préservée a été durement malmenée avec le drame de l’avalanche au Dhaulagiri. C’est là-bas qu’il a initié une réflexion sur la place de la performance pure dans son approche de l’alpinisme et sur la place de l’alpinisme dans la vie des Hommes. C’est là-bas qu’il a pris goût à l’image et qu’il est profondément, durablement, devenu réalisateur. C’est là-bas que la douleur vive liée à la disparition de son frère d’amitié Perroux s’est, non pas estompée, mais transformée ; au sommet de l’Everest précisément, en 2014, plus de douze ans après la mort de Godefroy. C’est de là-bas qu’il a ramené des réflexions passionnantes pour notre milieu car il y a en ces contrées lointaines des questions qu’on ne se pose plus dans les Alpes, autour des moyens, des démarches, des styles et des Hommes. C’est aussi là-bas qu’il a trouvé des débuts de réponses à ses questionnements personnels, intimes.
C’est ainsi, le voyage au loin offre ce temps long, cette déconnexion de notre quotidien et d’une hyperactivité que l’on croit vertueuse et le plus souvent, il reclasse nos priorités, réorganise la pensée et nous redit l’essentiel. Les marches d’approche et de retour des hauts sommets sont de véritables occasions de discuter avec soi-même. François, tout au long de sa vie, s’est offert ces parenthèses éclairantes. D’ailleurs, en ce moment, il est au Népal ! Je ne sais pas quelle question il a mis dans ses valises pour le coup (j’ai ma petite idée…) mais une chose est sûre, même s’il revient avec des réponses, il sera assez malin pour ramener avec lui quelques interrogations positives sur l’alpinisme et la vie en général, ce qui l’obligera à y retourner…au plus vite.
Introspection et clairvoyance, pour les voyageurs, ce sont le plus nobles et les plus efficaces des tickets de sortie !