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Sur le fil des 4000 : le dernier voyage de Patrick Berhault par Gilles Chappaz

Hommage à Berhault #2

Depuis le Festival international du film d’aventure de La Rochelle, Gilles Chappaz continue de nous confier ses souvenirs de tournage de sa trilogie consacrée à Patrick Berhault. Après La cordée de rêve, il revient sur la traversée des 4000 m des Alpes par le « Brun », une épopée qui bascule le 28 avril 2004 quand Berhault tombe et disparaît sur l’arête du Taschörn. En résulte un film unique et forcément douloureux lorsque Chappaz se retrouve seul en salle de montage. En attendant de voir ou revoir le film en VOD sur Alpine Mag, voici un témoignage aux premières loges des ultimes aventures d’un monstre de l’alpinisme, un voyage lumineux Sur le fil des 4000.

Cette idée de traversée à ski des Alpes par les 4000, d’où vient-elle ? 

Gilles Chappaz : C’est une idée qui ne vient pas naturellement. Je me souviens, on est dans le bureau de Sylvie [épouse de Gilles et photographe], en janvier 2004. Berhault est là avec son grand cahier où il note toujours tout. Et puis, de sa petite voix chantante, il me dit : « Tu crois que c’est possible qu’on fasse les 82 sommets en 82 jours ? » Alors je lui réponds : « Ça c’est un slogan ! ».

Il repart dans la foulée à Nice, pour être en contact avec le conseil général des Alpes-Maritimes. Ça se passe bien et les mecs décident de l’aider. Et puis en conférence de presse, il annonce ça, avec sa petite voix chantante : « On va faire ça en 82 jours. » Alors comme les mecs ne comprennent rien à la montagne, ça leur parait enfin un peu simple : 82 sommets de 4 000, tu les fais en 82 jours, ça fait donc un sommet par jour.

Berhault est satisfait d’avoir passé le message ? 

Gilles Chappaz : Tu parles ! Après la conférence de presse, tout le monde parle du « nouveau défi de Patrick Berhault ». Alors là, il m’appelle et il m’incendie ! Et on se brasse : « Vraiment, les journalistes vous êtes des cons ! Ces cons-là, ils titrent « Le nouveau défi de Patrick Berhault ». Ce ne sont pas mes mots ! Ce n’est pas ça ! » Alors je garde mon calme et je lui réponds : « Mais qu’est-ce que tu t’en fous ? » En plus, l’autre, il avait fait 200 000 balles je crois avec ce projet ! Donc, qu’est-ce qu’il pouvait bien en avoir à foutre ? Mais d’un coup, il se retrouve très impacté par ce slogan qui n’est pas le sien, et par ce contrat qui n’est pas son contrat. 

Il ne réalise pas ou bien il est pris en défaut d’après toi ?

Gilles Chappaz : Il ne réalise pas. Il ne réalise pas bien que pour les gens qui ont besoin de simplifier, ça devient un défi. Il est pris à son propre jeu. Lui, il vend un voyage dans la montagne, arriver au sommet quel que soit le temps passé. Son truc à lui comme il dit c’est : « Tu fais ami-ami avec la montagne. Tu l’abordes par des angles que que tu n’abordes pas d’habitude. Tu te découvres. Le mot clé, c’est l’adaptation ». Bon, très bien. Il dit ça avec ses yeux lumineux et son accent. Il te regarde bien dans les yeux, sincère, quoi. Donc ça tape. Et puis Berhault, il aime plaire. C’est un charmeur.

Gilles Chappaz, au Festival international du film et du livre d’aventure de La Rochelle. ©Ulysse Lefebvre

Si je comprends bien, il propose au départ une longue promenade longue, et d’un coup, il se retrouve avec un défi sportif et une pression médiatique malgré lui ?

Gilles Chappaz : C’est toute l’ambiguïté. Il est attendu. II cherche la médiatisation, il veut qu’on en parle parce qu’il a le projet de faire la même chose en Patagonie. Donc c’est une étape.

Vers la cordillère Darwin ? 

Gilles Chappaz : Oui, Darwin c’est ça. Il veut se mettre complètement « hors du monde », comme il dit. C’est son expression, se mettre hors du monde. Il en a besoin, parce qu’il a une vie sentimentale compliquée. Donc ça explique pas mal de choses aussi. Il a besoin, comme dit Magnin, « d’être en haut ». Il s’extrait, vraiment, pour être en haut. Il n’est pas dans le quotidien. Moi, c’est un peu ma thèse, mais c’est difficile…. Il se tue un peu à cause de ça je crois…

C’est toute l’ambiguïté.
Il est attendu.

Et une prise de risque excessive ? 

Gilles Chappaz : Non, c’est pas une prise de risque. Il ne prend pas de risques qu’il ne veut pas prendre. Comment dire ? Il a un contrat, c’est pas le sien, mais c’est de son honnêteté de le remplir. Et puis aussi, c’est son orgueil qui le fait dire : Je vais le faire. Vous m’imposez ça, je vais le faire. Il y a de la loyauté. De la loyauté et un gros égo. Il y a un gros égo chez tous, tu vois bien. Ça devient presque un défi intime. Mais tout ça, il ne l’exprime pas.

C’est une forme de revanche aussi, sans Edlinger pour lui faire de l’ombre cette fois ?

Gilles Chappaz : Oui cette fois c’est lui, c’est vraiment lui. Et là… C’est là qu’il prend conscience qu’il a loupé le train, quand même, dans les années 1980-90. Qu’il n’a pas pris le bon wagon. Qu’à un moment donné, le train était parti sans lui. 

Il prend goût au regard
qu’ont les gens sur lui

Il y a une sorte de prise de conscience à ce moment-là ?

Gilles Chappaz : Oui, c’est ça. Il ne m’en a pas parlé, si tu veux… Mais Magnin a le même sentiment.

Et il voudrait compenser par un coup d’éclat ?

Gilles Chappaz : Oui et puis il prend goût à tout ça, mine de rien. Il prend goût au regard qu’ont les gens sur lui. Il voit que ça marche. Le film La cordée de rêve a bien marché. En plus, c’est une bonne image. Lui c’est le papa qui raconte à sa fille au début du film etc… Donc il comprend qu’un film sur le fil des 4000 peut être valorisant pour lui. 

Ami, réalisateur, montagnard : qui se cache derrière le masque de Gilles Chappaz ? ©UL

À la Verte, on fait de superbes images
parce que Berhault est tout seul

Vous l’auriez monté ensemble ? 

Gilles Chappaz : Ça devait être un film de conférences. Donc oui, on l’aurait monté ensemble. J’aurais été sa petite main avec le monteur, si tu veux, pour raconter l’histoire, pour que lui fasse des conférences et que ce soit dans l’esprit un peu « connaissances du monde ». 

Berhault se donne un peu de mal pour filmer ? Tu le rejoins souvent ?

Gilles Chappaz : Non, il ne filme pas beaucoup. Magnin, il y prend goût. Et oui, on avait des points de rencontre, notamment près des DZ. Pour aller vite faire un saut en hélico, les montrer à la Verte… À la Verte, on fait de superbes images parce que Berhault est tout seul.

Ce jour-là, Magnin n’y va pas. Il sent que la montagne est extrêmement dangereuse. Le frère de Magnin lui dit : « Tu n’y vas pas ». Et là, Magnin n’y va pas. C’est des petits faits, mais qui montrent aussi la compétition dans laquelle était Berhault, son égo… Et là, Magnin, il tranche. Il le laisse au bord de la route. De son côté, Berhault dit : « J’y vais ». Il part avec Didier Angelloz mais il le largue. Donc ils font le couloir en solo chacun de leur côté. Berhault arrive seul au sommet de la Verte. Ensuite ils rentrent, ils se font un peu la gueule avec Magnin, Berhault va faire sa déclaration d’impôt et puis ils repartent.

En 2005, le film recevait le Grand Prix du festival de La Rochelle. ©Chappaz

le témoignage de Magnin,
c’est l’un des plus beaux
témoignages d’alpinisme

Et ça fait déjà trois sommets que Magnin n’y va plus… Il pressent quelque chose ? 

Gilles Chappaz : Oui. Magnin, il le dit dans le film. Il dit: « J’en ai rêvé de sa chute. J’en ai rêvé. » Pour moi, le témoignage de Magnin, c’est l’un des plus beaux témoignages d’alpinisme.

Berhault disparait le 28 avril 2004 et tu décides de faire le film quand même, seul. 

Gilles Chappaz : On a monté le film parce qu’on avait le feu vert de la maman de Patrick, qui nous a dit : « Oui, faites ce film. Vous étiez parti pour faire un film, c’était le choix de Patrick donc faîtes-le. Mais s’il vous plaît, faites un portrait après de Patrick après ce film ». C’est pour ça qu’on fera Berhault par la suite...