Pierre et Clémentine se sont lancés dans un périple au long cours : traverser les Alpes à VTT. Partis de chez eux en Belledonne en mai 2023 et après plusieurs années de préparation, ils ont atteint l’Adriatique quatre mois plus tard. Ils nous racontent ce voyage rempli de découvertes, de haute montagne, de dénivelé, de single tracks et de bivouacs sur près de 5000 km, dans la bonne humeur.
Lundi 15 mai 2023, 10h. Nous fermons la porte de notre petite maison sur les balcons de Belledonne pour la dernière fois avant plusieurs mois. Seulement 1h de retard sur notre planning, ça ne refoidit ni notre comité de départ surprise, ni notre premier relayeur, Arnaud. Les sacs sont un peu trop remplis de provisions car il fallait vider le frigo, et nous nous sentons un peu gauches, sortant des gestes de la routine et des habitudes.
L’envie de partir nous a pourtant fait mûrir ce voyage rapidement. Mais il faut dire que l’idée, plantée dans un coin de la tête de Pierre en 2011 par Intégralpes (la traversée des Alpes de Ljubljana à Nice réalisée par Pascal Gaudin en 2010.), avait eu le temps de prendre racine. Et puis en 2022, Alpinarica (la traversée des Alpes par la Via Alpina et puis des Alpes Dinariques, de Monaco à Pristina par le surnommé Gambas.), avec son teaser porté par les doux accords de Sound of Silence, l’a fait rejaillir.
Ce sera au printemps prochain ! Nous avions grandement besoin d’une pause sur le plan professionnel, et l’alignement des planètes du congé sabbatique ne fit que confirmer que c’était LE moment.
Après 3 ans de formation au vélo de montagne pour Clémentine, axée sur les bases du poussage/portage, la pratique des sentiers techniques et bien sûr les figures scabreuses assorties de leurs rattrapages improbables, l’entraînement nous semblait suffisant pour passer le cap de la semaine d’itinérance en prolongeant de 120 jours notre format habituel.
Sur nos GPS, nous avons chargé les étapes de la version 17.3 de l’itinéraire. Sachant qu’il est de l’ordre de 4000km, cela donne peut-être une idée du nombre d’heures que Pierre a passées à le peaufiner, ne laissant aucune descente au hasard. Sans les verbaliser très précisément, nos envies un peu folles s’étaient accordées sur les objectifs suivants :
- Réaliser un parcours de montagne, voire de haute montagne, aussi roulant que possible à la montée (pour nous, cela signifiait que 20% de poussage/portage étaient acceptables), et maximisant les “singletracks” à la descente (sentiers monotraces, de préférence techniques, mais quand même roulables, et esthétiques dans leur cheminement ou paysage, éventuellement exposés mais en évitant les via ferrata, du moins lorsqu’on disposait d’une indication fiable en amont…), bref, faire du bon vélo de montagne !
- Parcourir en moyenne 35km et 1600m de dénivelé positif par jour, entre mi-mai et début octobre (période a priori favorable). Avec un jour de repos par semaine, ce format nous permettrait de bien dormir le soir et de repartir en forme le lendemain. Il y avait bien sûr une part de défi sportif, même si nous avons mis longtemps à l’admettre.
partir de la maison, traverser l’arc alpin jusqu’en Slovénie à vélo
et revenir en train
- Cocher ou recocher quelques descentes, sommets, massifs et traversées emblématiques pour nous telles que : le Val d’Aoste, le Queyras, le Grand Perron des Encombres, la Dent du Villard, le Mont Avril, Chamonix-Zermatt, le Mont de l’Etoile, le Barrhorn, l’Eigertrail, le Karwendel, les Dolomites, voir les lacs de Bohinj et de Bled…
- Partir de la maison, traverser l’arc alpin jusqu’en Slovénie à vélo et revenir en train. Entre les deux, être en autonomie, au maximum 3 jours concernant la nourriture pour ne pas s’alourdir inutilement, l’avantage du vélo sur la randonnée pédestre étant qu’on peut facilement faire un détour de 10km pour un ravitaillement d’urgence.
- Faire un maximum de beaux bivouacs sous les étoiles. Zone grise : nous n’avions pas parlé de la fréquence à laquelle nous nous autoriserions à frapper aux portes pour demander un toit, une cuisine ou un brin de conversation. Rarement, en fin de compte, et pourtant nous allions faire de belles rencontres, peut-être d’autant plus appréciables qu’elles seraient espacées dans le temps ?
Sur ces bases, consolidées par quelques aventures à notre actif, Pierre nous avait concocté un petit bijou. Qu’on allait devoir refaçonner en cours de route, au gré des sentiers interdits et autres zones Natura 2000 imprévues où nos amies à deux roues ne sont pas acceptées (même portées sur le dos), ou pour s’adapter aux conditions climatiques et nivologiques (par exemple, Clémentine refuserait de passer un col à plus de 2700m d’altitude, dans la neige et par risque d’orage).
Côté matériel, nous avions réduit notre chargement à un maximum de 10kg/personne comprenant le matériel de bivouac, les couches chaudes et imperméables, l’électronique et les vivres pour plusieurs jours (sans privation, car il allait falloir tenir plusieurs mois), répartis entre le baluchon fixé au cintre de nos enduros et le sac à dos.
Cette option permet de pouvoir porter le vélo même quand on est un format féminin XS, parfois durant plusieurs heures, et de garder un pilotage précis et confortable dans les descentes cassantes. Après une semaine de test efficace en Ardèche suivie de quelques ajustements, nous étions confiants dans notre matériel et dans nos choix, complètement subjectifs en ce qui concernait les petits “plus” (chaussons doudoune et écouteurs pour Pierre, liseuse pour Clémentine).
La neige mouille prodigieusement vite les chaussures de VTT,
qui refusent de sécher
Avec le soutien moral infaillible de quelques bons copains, nous partons donc pour l’ « échauffement » dans les brumes du Dévoluy, puis dans une traversée adaptée des Chemins du soleil (et des orages), avant de savourer, le 2 juin, l’eau fraîche de Menton qui marque le début de la traversée des Alpes à proprement parler. Sur la haute route du sel, nous sommes enfin en montagne pour de vrai, dans un cadre grandiose et pas toujours accueillant.
Les cols encore enneigés nous rappellent à l’ordre : les risques sont toujours présents et la priorité n°1 est de ne pas se blesser. La priorité n°2 étant de ne rien casser, Pierre promet qu’il fait attention… mais une selle a déjà fait les frais de sa délicatesse légendaire. La neige mouille prodigieusement vite les chaussures de VTT, qui refusent de sécher. On endure et bientôt on rigole avec Ghyslain de nos séances d’essorage de chaussettes au jus perpétuellement marron. Il a bien choisi sa semaine : le soleil du Queyras (aidé d’un joyeux feu de camp) finit par nous sécher complètement au paisible bivouac du lac de Roue.
Nous parcourons ensemble de magnifiques étapes sur les inénarrables sentiers du Queyras dans une solitude presque totale. Vive le début de saison !
Le rythme est pris. Nous enchaînons les sommets du Grand Perron des Encombres, du Mont Charvet, de la Dent du Villard et du Mont Jovet à l’heure où les méga-feux canadiens troublent l’horizon. Puis nous basculons côté italien dans le Val d’Aoste où nous franchissons pour la première fois de ce périple la barre des 3000m d’altitude avec nos vélos. Nous savourons. Acclimaté progressivement, Pierre ne s’endort même pas avec l’altitude.
En revanche, le soir, il sombre assez profondément pour laisser un renard lui dérober nuitamment plusieurs vêtements (dont veste et pantalon imperméables). L’animal, sans doute déçu d’une si mauvaise prise, a eu l’obligeance de ne pas emporter son butin trop loin, et surtout de ne pas y laisser l’empreinte de ses crocs !
Direction Cogne, où Pierre nous a prévu deux belles boucles en montagne. Clémentine fait sa première chute sérieuse dans la descente du Col d’Invergneux, un « OTB » (soleil) dans les règles de l’art, réception sur les cailloux. Plus de peur que de mal, encore que… Après une bonne douche chaude et une nuit au camping Lo Stambecco, le corps a miraculeusement oublié ses mésaventures et vient à bout sans broncher d’un gros portage qui nous mène sous la Grivolla en mode « léger ». Désormais, nous nous allégeons de tout ce qui pèse dès qu’une boucle se profile. Nous pouvons quitter le parc du Grand Paradis sereinement : nous avons rencontré les fameux bouquetins qui ont repeuplé les Alpes.
épidémie de décollage de fond de jante sur les roues de Pierre.
À plus de 40°C, la colle ne veut plus coopérer
Laissant Aoste derrière nous, nous quittons l’Italie francophone avec gratitude et émotion après les bons soins de deux hôtes warmshowers qui nous ont fait redécouvrir les pâtes en échange du fameux brookie de Pierre. Avantage : varier des flocons d’avoine du petit-déjeuner et de la polenta-parmesan du dîner. Inconvénient : passer par la civilisation, immanquablement annoncée par les vrombissements des moteurs. L’humain est si bruyant.
Nous renouons avec le calme des montagnes en bivouaquant entre les Lacs des Thoules, dominés par les Combins qui se cachent dans les nuages. Le lendemain, nous passons la frontière Suisse après un nouveau point culminant, le Mont Avril (3347m), dont la descente nous grise malgré le névé sommital qui en condamne le début.
Quelques jours autour des Combins, marqués par l’averse du dîner, ponctuelle en son pays, nous mènent jusqu’à Chamonix. La température est bien remontée, nous faisons alors face à une épidémie de décollage de fond de jante sur les roues de Pierre. À plus de 40°C, la colle ne veut plus coopérer, c’est hors contrat.
L’air fuit par les écrous de rayon, Pierre doit regonfler en permanence. Et les chambres à air de secours se sont transformées en passoires dans sa sacoche de cadre ; une demi-journée de repos doit être consacrée à leur réparation, ce qui entraîne bien sûr une pénurie de rustines. Le GPS se met en sécurité et refuse de charger, et nous, nous devons faire halte à chaque fontaine pour nous rafraîchir et trouver des abris improbables pour déjeuner à l’ombre.
la liste des randonneurs qui nous trouvent complètement fous
commence à être drôlement longue
Au nombre de mèches et aux contours de leurs crampons, nous pensons que nos pneumatiques en ont assez vu. Mais la commande qui doit permettre à nos roues de repartir comme neuves est livrée… à la maison, au lieu du point relais de Samoëns ! Quand on n’a pas de chance, il faut avoir de bons copains. Gaël nous sauve la mise en faisant un détour par chez nous avant de nous rejoindre à la nuit tombée sur un obscur parking, où personne ne capte le moindre réseau.
Avec un autre ami, ils nous accompagnent durant deux jours où nous les initions, malgré nous, au vélo-escalade, en franchissant, après 2h d’effort, une ligne de faiblesse dans une sorte de via ferrata, faisant mentir un traileur qui nous avait assuré qu’on ne passerait pas. Nos amis ne nous en veulent même pas, le bivouac perché sous un glacier étant à la hauteur de leurs attentes. Mais la liste des randonneurs qui nous trouvent complètement fous commence à être drôlement longue.
Après la séparation à Martigny, nous repartons dans notre Chamonix-Zermatt ponctué de quelques sommets (grandement inspirés par deux Allemands qui savent tenir le guidon), dont tout d’abord le Mont de l’Etoile, entouré de glaciers et face aux superbes Aiguilles Rouges. Suivant une courte partie raide, sa descente chemine longuement sur une moraine panoramique et étonnamment lisse pour l’altitude, alors que la partie basse de la descente secoue davantage. Nous constaterons plusieurs fois ce phénomène, dont nous accuserons sans scrupules (et sans preuves) les vaches, absentes lorsque l’herbe cède la place aux cailloux.
De l’autre côté du col de Torrent, notre prochain défi se nomme Barrhorn (3610m), plus haute randonnée d’Europe et point culminant de notre voyage. Nos chaussures de VTT semblent hors sujet dans cette ascension de 1500m de dénivelé effectuée intégralement en poussage/portage, et notre moyenne ascensionnelle est sérieusement diminuée par l’altitude. Nous pouvons heureusement nous rattraper sur la descente, laissant loin derrière nous des randonneurs bien contents de ne pas être à notre place, même dans ce sens.
Alors que l’orage gronde, nous atteignons Zermatt où nous allons cocher les deux derniers 3000m de notre itinéraire : le Mettelhorn (sous une petite neige de circonstance) et l’Oberrothorn. Éblouissement face au Cervin et au Mont Rose. Comme ces deux descentes se terminent par une plongée raide sur Zermatt, nous prenons soin de les effectuer en fin d’après-midi afin de ne pas effrayer les randonneurs, et effectivement nous n’en croisons aucun malgré la haute saison. Nous soupçonnons les masses de ne pas s’aventurer trop loin des remontées mécaniques et des boutiques de luxe !
nous n’en menons pas large
et parvenons à peine à nous entendre dans ce vacarme
Nous quittons le Valais par le Lötschenpass, où nous attaquons la descente la plus corsée de notre itinéraire. La partie sur glacier noire, bien qu’impressionnante, n’est finalement pas la plus compliquée à gérer, d’autant que nous avons maintenant un peu d’expérience en pilotage sur neige ! Cette transition nous offre aussi l’occasion de passer deux nuits chez l’habitant qui nous mettent du baume au cœur et nous sortent de notre quotidien solitaire à deux, parfois pesant.
Puis nous cochons l’Eigertrail, descente qui chemine sous la face nord de l’Eiger, et que nous dévalons euphoriquement en fin de journée alors qu’une tempête fait mine d’arriver. Nous y échappons cette fois-ci, mais ce n’est que partie remise. Une semaine difficile nous attend dans les Grisons, la présence de notre ami Max nous aide à la surmonter : vent du Nord constant qui plie voire emporte la tente, oubli d’une veste dans un camping qui ne répond pas à nos appels, casse d’un axe de roue arrière à 19h au milieu de nulle part, et pour finir en apothéose, une intoxication alimentaire collective suite au restaurant partagé exceptionnellement pour le dernier soir avant le retour de notre ami…
Une journée au tapis et une semaine entière de convalescence nous sont nécessaires pour nous en remettre. C’est d’ailleurs à ce moment-là que notre tente fait définitivement ses preuves lors d’un bivouac au-dessus du Stelvio en résistant dignement à un orage suffisamment proche pour pouvoir sentir les vibrations de la foudre à travers notre matelas gonflable, et à une pluie suffisamment intense pour créer une pataugeoire géante sur la crête où nous sommes installés. Quant à nous, nous n’en menons pas large et parvenons à peine à nous entendre dans ce vacarme, malgré la proximité qu’on devine sous notre mince double toit…
Il ne nous reste plus que quelques étapes en Suisse avant de parcourir la section autrichienne de notre itinéraire : fin de l’Alpine Bike (traversée de la Suisse en VTT, trop roulante à notre goût) à Scuol, et étape à Davos, ville étrange habitée deux mois par an mais où l’équilibre trouvé entre VTTistes et randonneurs nous donne envie de revenir nous adonner à notre activité favorite.
Malgré de très belles rencontres et retrouvailles (celles de Pierre et du Kaiserschmarrn), l’Autriche nous laisse le goût amer des interdictions, généralisées à tous les sentiers à l’égard du VTT, ainsi qu’au bivouac, que nous pratiquons quand même dans la plus grande discrétion, et régulièrement sous la pluie. Les couches étanches reprennent du service et leur usure se fait sentir. Nous avons hâte de quitter ce pays, et c’est avec soulagement que nous retournons en Italie, bien que la mentalité sud-tyrolienne ne soit pas aussi différente que nous l’aurions souhaitée !
Les traversées des Alpes de Zillertal et des Dolomites nous offrent nos dernières étapes de haute montagne, où des restes de glaciers s’éteignent à petit feu. Les sentiers y sont souvent très techniques et cassants mais les paysages dorés par les végétations séchées continuent à nous émerveiller. Nous sommes entre fin août et début septembre, c’est le retour de la tranquillité, et nous profitons des couchers de soleil d’altitude à l’heure du dîner et de longues nuits de sommeil.
Le trajet retour est presque trop rapide
Comme le voyage touche à sa fin, nous respectons moins scrupuleusement nos journées de repos, poussés par l’envie d’avancer quand il ne pleut pas, ou d’en finir quand les heures passées sur la selle sont trop longues, les descentes trop décevantes, les repas trop souvent pareils. Si les dernières étapes en Italie ont dépassé nos attentes concernant l’intérêt des descentes, en Slovénie, nous peinons à trouver un juste milieu qui nous convienne entre sentiers trop peu fréquentés ou dévastés par les inondations du début de saison et zones trop touristiques où il faut payer pour utiliser les toilettes.
Après un ultime détour par Velika Planina pour ne pas finir avec deux jours d’avance, nous voyons enfin l’Adriatique depuis les dernières bosses et choisissons de rejoindre Trieste par la mer depuis Muggia, afin d’éviter une longue partie qu’on craint trop urbanisée.
Le trajet retour est presque trop rapide : grâce à l’efficacité d’une employée italienne, nous obtenons pour le lendemain nos quatre places en train (deux pour nous et deux pour nos vélos) à destination de Genève, d’où nous prendrons le dernier TER pour Grenoble après avoir croisé inopinément un VTTiste qui nous avait accueillis à Brig. Nous retrouverons notre maison le lendemain matin, après une ultime montée en pédalant, que nous redécouvrons, comme beaucoup de choses de notre ex-quotidien. La récupération peut commencer, la digestion aussi. D’ailleurs, elle dure peut-être encore.
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