Ce film était une promesse. Celle faite par le réalisateur Gilles Chappaz à la mère de Patrick Berhault, disparu en avril 2004 sur le fil des 4000 des Alpes. Un film hommage, portrait d’un homme tiraillé entre l’ombre et la lumière, mais toujours attiré par les sommets, seulement bien « en haut » comme disait son ami Philippe Magnin. En cette fin d’année anniversaire de la disparition du « Brun », à une bonne table du Festival international du film d’aventure de La Rochelle, Chappaz revient sur Berhault, dernier opus de sa trilogie, accessible en VOD sur Alpine Mag.
Berhault disparait le 28 avril 2004, mais quand tu décides de faire le film quand même, tu signes en réalité pour deux films.
Gilles Chappaz : On monte le film parce qu’on a le feu vert de la maman de Patrick, qui nous dit : « Oui, faites ce film. Vous étiez parti pour faire un film, c’était le choix de Patrick donc faites-le. Mais s’il vous plaît, faites ensuite un portrait après de Patrick ». C’est pour ça qu’on fait Berhault à la suite du Fil des 4000.
Cette promesse faite à la mère de Berhault, c’est une contrainte ou une source de motivation pour te remettre au travail sur un troisième film ?Â
Gilles Chappaz : La mère de Berhault voulait qu’il y ait une vision un peu plus globale de sa carrière. Et oui, c’est le contrôle moral, si tu veux, la maman. Mais elle nous fait confiance. Elle me le dit : « Je ne vais pas voir, je vous fais confiance ». Elle a 75 ans peut-être. Elle a des soucis avec le frère de Patrick, qui est très malade. Le drame touche ses deux fils, alors elle est bienveillante avec nous.
Et donc avec le monteur, Raphaël Lassabliere on s’y met et on décide de monter quelque chose de gai, d’entraînant. On a des images marrantes où ils tiennent à peine debout à cause du vent, où Berhault skie comme il peut, parce que le ski c’était pas son truc. Mais on se rend compte qu’on en peut pas montrer tout ça, pas comme ça. On dirait trop les Bronzés ! On laisse presque penser que la mort est inéluctable. Alors on remonte tout une deuxième fois.Â
Je sors la caméra, je la metS en route
et je ne pose pas de questions
Mais tu sais aussi qu’il te manque une pièce essentielle au puzzle : le témoignage de Philippe Magnin ?
Gilles Chappaz : Pour moi, ce film, il ne tenait qu’à partir du moment où j’avais le témoignage de Magnin. Sans le témoignage de Magnin, je ne fais pas le film. Mais il en a vraiment chié Magnin. On lui a reproché d’être vivant. Il avait tué le maître. Il avait tué l’icône. Magnin me dit : « Je verrai ». On remonte le film, etc. Puis un beau jour, je lui dis : « Écoute, on a fini. Tu peux venir voir ». Alors il vient à Grenoble, il regarde le film, et à la fin des 50 minutes, silence total. Il dit rien. Je ne sais vraiment pas quoi penser. Et puis il me dit enfin : « Merci. C’est comme ça que ça s’est passé. C’est Berhault. Je suppose que maintenant, tu veux que je parle ? ». « Ouais, ça serait bien » je lui réponds. Alors il retourne dans son camion prendre son portefeuille et il me dit : « Tiens, ça va t’intéresser ». Il me sort une carte où il y a la définition du courage et il me dit : « Tu vois cette carte ? Je l’ai récupérée dans la poche de Patrick. Il l’avait toujours. Je suppose qu’elle t’intéresse ? Je te la laisse. J’espère que tu en feras bon usage. » C’est cette définition que j’ai mise à la fin du film.
Et là , on part en interview. Je sais que je ne vais pas avoir 36 prises. Je sors la caméra, je la mets en route et je ne pose pas de questions, je ne l’interromps pas. C’est là où il dit qu’il a été en analyse, que ça a été vraiment dur, etc. On le fait dans mon chalet à Chamonix. Et là , il offre l’un des plus beaux témoignages de l’alpinisme.
Il y a aussi les mots de Patrick Edlinger, qu’on sent très affecté, voire écorché…
Gilles Chappaz : Pour Patrick, c’est compliqué oui. À ce moment là , il est au fond du trou, vraiment. Et puis quand on arrive enfin à le choper, il a 2 grammes. Il aime bien la Mauresque. Je pense qu’il en a pris un peu pour se donner de la force. Mais quand on arrive, il n’est pas là . Il nous raconte une salade, comme quoi il s’est payé un sanglier avec sa voiture en rentrant le soir, etc. Il a tout fait pour nous éviter. Mais il veut le faire. Il a la trouille de ce qu’il va dire parce qu’il se connait aussi. Il ne veut pas abimer son frère. Le frère qu’il n’a jamais eu. C’était sincère ce sentiment. Mais ce sentiment de fraternité, il était plus dans le sens Edlinger vers Berhault, que l’inverse.
Berhault plus qu’un frère, un grand frère pour Edlinger ?
Gilles Chappaz : Oui parce que finalement, la lumière, c’est beaucoup Edlinger, moins Berhault. Mais la stabilité et le fait d’être bien dans ses baskets, c’est plutôt Berhault, même si tout n’était pas rose. Alors que Edlinger, lui, il a la lumière, mais il est mal dans sa peau.Â
Mais la mort de Berhault ajoute une tristesse profonde et sincère chez Edlinger ?
Gilles Chappaz : Oui, Edlinger il est toujours sincère, quand il est en confiance, il te pose tout. Berhault, il a une ligne, une éthique, une droiture, mais il met des ambiguïtés. Il ne te dit peut-être pas tout.
Liens fraternels, relations aux médias, ambiguïtés de communications, de postures… Tu penses que les forts alpinistes d’aujourd’hui assument mieux ces contradictions ?Â
Gilles Chappaz : Ils ne sont pas très loin de tout ça d’une certaine manière. Mais tu sens bien qu’ils sont toujours un peu paumés à un moment donné. Ils ne savent pas comment transmettre. Ils ne savent pas s’ils doivent s’inscrire dans une espèce de compétition, de surenchères, de superlatifs. Ils ne savent pas comment exister en dehors de leurs pratiques, qui les chargent d’énergie. Tous, autant qu’ils sont.
Même la manière de communiquer de quelqu’un comme Alain Robert qui a plus de 60 ans : c’est à la fois passionnant et pathétique. Je crois qu’ils sont tous fondamentalement bien dans cet univers-là . C’est pour ça qu’ils y vont physiquement. Ils se font peur, mais en même temps, ils en ont besoin. Ils prennent des risques ou ils s’engagent parce qu’ils en ont besoin. Ils m’impressionnent, ils sont respectables. Ce sont des choix de vie formidables. Mais ils ont toujours un besoin de reconnaissance. Ils font quelque chose qui est un peu en dehors de la norme, donc ils ont envie que les gens le disent et confirment : « Bravo, vous êtes en dehors de la norme ».
ils sont toujours un peu paumésÂ
Ils ne savent pas comment transmettre
Berhault s’en sortait mieux avec tout ça ?Â
Gilles Chappaz : Non. La preuve, il ne savait pas mieux faire. Il en a été victime. Comme dit Edlinger, ce jour-là , il ne fallait pas y aller. C’était trop. Il y avait trop de fatigue. Un 4000 tous les jours, c’était trop. Et c’est vrai que le sac à dos était trop lourd. Mais tu vois, l’autre jour à la projection au festival de La Rochelle, tu avais des gens qui ne connaissaient pas forcément Berhault. Et bien il n’y avait pas un bruit. Les gens regardaient, entendaient le témoignage, la manière dont il raconte la montagne, ce qu’il faisait… Berhault, quand il racontait sa montagne, ça faisait du bien et ça fait toujours du bien.