fbpx

Faut-il zapper le Guinness book ?

Sommet du Nanga Parbat ? Non, antécime nord-est, 7910m. ©Ulysse Lefebvre

Je ne connais pas personnellement M. Jurgalski, mais je respecte son travail, sans admiration ni ressentiment. C’est un journaliste d’enquête, qui fait ce qu’on appelle un travail de desk (de bureau), voire de data-journalisme, comprenez le traitement de données en grand nombre. Rien de péjoratif. Pas besoin d’avoir gravi un 8000m pour ça. Il s’agit d’une branche à part entière du métier de journaliste. Et il le fait très bien. 

Tout ceci étant dit, comme beaucoup de gens, le travail de Jurgalski me dérange, évidemment. Parce qu’il remet en cause l’histoire de l’alpinisme, parce qu’il démontre que les premiers ne le sont plus, parce que mon Panthéon vacille. Ce que M. Jurgalski raconte ne va tout simplement pas dans une confortable direction. Il a le courage de l’assumer. Ayons au moins la patience de l’écouter, voire l’intelligence de le comprendre. 

voir l’alpinisme côtoyer
la lie des records peut être gênant

Je ne reviendrai pas ici sur la règle, le principe ou l’objectif (appelez ça comme vous voulez) de l’alpinisme, à savoir atteindre un sommet, et non pas une antécime, même quelques mètres plus bas seulement. Damien Gildea a bien expliqué cet aspect dans nos pages. Une seule phrase pour résumer : « Le sommet est la position suprême, la récompense ultime, (…) il est imprégné d’un sens qui va bien au-delà de la géologie. » 

Attardons-nous plutôt sur le principe des classements et le relais qui en est fait par cette grosse machine qu’est le Guinness book et ses world records. Je me souviens, gamin, d’une édition millésimée 1986 que j’avais trouvée dans un vide-grenier (avec Stallone en couverture, tout un programme). L’ouvrage, d’abord fascinant aux premières lectures (le plus haut building, la plus grosse baleine, le plus long footing…) prenait peu à peu l’apparence d’une galerie des horreurs avec les records des plus longs ongles, de la plus petite personne ou de la plus grande bouche (je vous laisse imaginer les photos). 

Sommet du Nanga Parbat ? Non, antécime nord-est, 7910m. Le sommet à 8126m est à l’arrière-plan à droite. ©Ulysse Lefebvre

Alors évidemment, suite à la reprise actuelle des travaux d’Eberhard Jurgalski par le Guiness book, le fait de voir l’alpinisme côtoyer la lie des records peut être gênant pour tous ceux qui imaginent encore la discipline épargnée par l’esprit de compétition et de comparaison. Sauf que l’alpinisme n’est pas une activité hors-sol (!). Elle ne l’est pas et ne l’a jamais été, toujours connectée qu’elle était à la nécessité de mesurer les choses. Messner lui-même a forgé sa carrière sur le fait d’être le premier et le plus fort, même s’il s’en défend.

qu’on y souscrive ou non,
il faut que les choses soient carrées et claires

S’il faut pourtant écouter ce que disent ces records, c’est parce qu’aujourd’hui, les communications s’en faisant l’écho sont légion, en particulier chez les nouvelles générations : plus rapide, plus jeune, plus vieux, première femme… Avec les réseaux sociaux pour caisse de résonance, le record flatte l’ego et attire les sponsors. Ce n’est ni bien ni mal. C’est ainsi. Et à ce jeu là, qu’on y souscrive ou non, il faut que les choses soient carrées et claires. Pour ne pas tomber dans le récit mensonger. Par respect aussi pour les réalisations passées (et vérifiées). Pour trier le bon grain de l’ivraie.

Alors évidemment, les alpinistes forment une communauté basée sur d’autres valeurs que les seuls temps et altitudes au compteur, telles que, au hasard, l’esprit de cordée, l’engagement, l’audace, la créativité… Alors non, ne brûlons pas le Guinness Book, pas même la page dédiée à l’himalayisme, et laissons Eberhard Jurgalski faire son boulot et le publier où bon lui semble. Voyons ces fins analystes comme de froids métronomes de l’alpinisme, froids mais nécessaires. Et pour la musique, écoutons plutôt les récits des protagonistes eux-mêmes. Tiens, vous êtes au bon endroit pour ça.