Le déconventionnement est la pierre finale de l’édifice, la fin d’une époque un peu libertaire et des équipeurs bénévoles, et d’une certaine idée de l’escalade comme bien collectif, selon Manu Ibarra. Une fin des conventions décidée tout récemment par la FFME. Ouvreur, guide, Manu est impliqué depuis longtemps dans l’escalade drômoise, et revient point par point sur ce qu’il estime être un désinvestissement progressif de la fédération délégataire pour l’escalade en milieu naturel. Un abandon, somme toute.
L’année 2020 semble se dessiner comme l’année où les réalités rappellent à l’ordre les marchands de rêve et où les candides tombent des nues. Je ne parle pas de la promesse de notre gouvernement de gérer la France comme une entreprise performante du CAC 40 et qui se prend les pieds dans le tapis d’une simple gestion de stock et de commande de masques comme le moins expérimenté des vendeurs à la sauvette. Mais celle faite par la FFME concernant l’escalade.
Le ver fut introduit dans la pomme par Gilles Rotillon et Louis Louvel dans leur ouvrage L’alpinisme, laisse béton en 1985. Membre actif de la FSGT (Fédération Sportive et Gymnique du Travail) et économiste, Gilles Rotillon voulait rendre accessible à tous les pratiques de montagne. La conclusion de son ouvrage était que l’alpinisme du fait de son milieu dangereux et du risque de mort était inaccessible au plus grand nombre. Il fallait d’après lui enlever le risque physique et créer des compétions pour que ce sport devienne populaire. Nous ne pouvons qu’observer à la vue de la situation actuelle que son analyse était juste. Cette vision fut portée ensuite par la Fédération Française de l’escalade (FFE) créée en 1985 après scission avec la Fédération Française de la Montagne (la FFM fut créée en 1945) qui accepta finalement de revenir dans le giron de la FFM en 1987 pour former la Fédération Française de la Montagne et de l’escalade ( FFME) et y prit le pouvoir. Ainsi, dans le passé, la fusion du monde de l’escalade et de la montagne, imaginée comme une solution à tous nos maux, exista. Mais le constat présent est que la FFME est nettement plus E que M.
Promouvoir l’aspect sécuritaire de l’escalade était une promesse intenable.
Dès sa création la FFE puis FFME n’a eu de cesse de promouvoir l’aspect sécuritaire de l’escalade, faisant par là une promesse intenable. Il suffit de fréquenter les belles routes de montagne de France pour constater que le moindre escarpement rocheux est couvert de grillage et de béton pour stabiliser la menace. Comment imaginer qu’une falaise support d’un site d’escalade soit différente et que par conséquent que la stabilité du rocher, la qualité des amarrages puissent être garanti ?
En 1989 la FFME reçoit la délégation ministérielle pour l’escalade, c’est-à-dire pour organiser les championnats de France, régionaux et départementaux, l’équipe de France, pour gérer le sport de haut niveau, définir les normes applicables aux terrains de pratique et accessoirement les activités dites connexes et devient ainsi la fédération référente pour les autorités.
Le ministère des sport classe les activités physiques en deux familles distinctes. D’un coté les activités dans un milieu sécurisé dit non spécifique et de l’autre les activités appelées en milieu spécifique, ce qui exprime une notion de risque lié à l’environnement de la pratique.
Calanques, où la pratique de l’escalade est mal perçue par les décideurs du parc national. ©U. Lefebvre
Alors que l’alpinisme est clairement classé en milieu spécifique et que par conséquence l’escalade était perçue jusqu’alors comme une activité alpine, en 2012 la FFME demande le classement de l’escalade au-delà du premier relais des sites sportifs (entendez par là équipés et entretenus) comme pratique en milieu spécifique. Ce qui par définition classe tous les sites et voies sportives d’une seule longueur en milieu non spécifique.
Certains disent que c’est une bêtise, une erreur de la FFME : ce sont des ingénus. Comment croire qu’une fédération prenne une telle décision à la légère ? Les impacts futurs étaient tous mesurés par la fédération. Le premier impact est l’accessibilité professionnelle de ces sites d’escalade sportifs d’une seule longueur à des brevets non délivrés par l’état qui se garde le contrôle des qualifications obligatoires pour l’encadrement en milieu spécifique. Par ce fait la FFME ouvre le marché de la formation aux UFRAPS, UCPA… et autres organismes de formation (notons que le président de la FFME siège comme administrateur de l’UCPA). Le second impact est que le classement de ces sites en espace non spécifique oblige ses gestionnaires à une obligation de résultat.
Si sur un terrain de basket, il n’est pas acceptable que les panneaux tombent sous le poids des basketteurs faisant un dunk ; que dire d’une prise qui cède où d’une écaille qui tombe ? Comment imaginer que pour un espace sportif où le gestionnaire engage sa responsabilité, les contrôles de conformités aux normes (émises par la FFME) ainsi que les mises en conformité de cet équipement soient confiées à terme à des amateurs (bénévoles) ? La FFME ouvre là un second marché, celui de l’entretien par des organismes de contrôles comme celui pratiqué annuellement sur les via ferrata depuis 2017 et pour la mise en conformité par les intervenants nouvellement qualifiés par le Certificat de Qualification Professionnel « Equipement et maintenance des sites naturels » mis en place par la FFME et sorti ce printemps 2020.
le classement de ces sites d’escalade en espace non spécifique oblige ses gestionnaires à une obligation de résultat. En découle de multiples normes pour y répondre.
Comment la FFME peut-elle ignorer qu’elle disqualifie de facto tous les équipeurs bénévoles et les sites d’escalade secondaires où d’intérêt local qui ne trouveront pas de financements à la hauteur de ces exigences sécuritaires complexes ?
Comment la FFME peut-elle ignorer qu’elle crée les conditions pour une raréfaction des sites ? Car comment croire qu’une communauté de communes, une commune, un département, qui assume la responsabilité et l’entretien de sites accepte, l’ouverture de nouveaux sites au bon vouloir des grimpeurs et des modes. Ces collectivités non seulement n’équiperont pas de nouveaux sites mais elles rationaliseront, concentreront leurs efforts et investissements sur certains sites aux dépends d’autres qui seront fermés.
La FFME s’est mise sur les rangs pour vendre son expertise sur les Sites Naturels d’Escalade (SNE) auprès des collectivités locales prêtent à prendre en responsabilité un site d’escalade. Et je peux jouer au devin sans grand risque en vous annonçant l’arrivée futur d’un label FFME pour les SNE, payant bien sûr comme cela se pratique déjà dans le monde du VTT.
L’afflux de grimpeurs sur la falaise de Buoux rendue populaire par le film La vie au bout des doigts avec Patrick Edlinger avait obligé la FFME à imaginer en 1983 une convention pour rassurer les propriétaires de falaises. ©U. Lefebvre.
Le déconventionnement est la pierre finale de l’édifice, la fin d’une époque, celle de l’escalade libertaire, et des ouvreurs bénévoles.
La lettre toute récente du président de la FFME annonçant le déconventionnement des falaises encore sous convention, n’est donc que la pierre finale à l’édifice. C’est la fin d’une époque, celle des ouvreurs bénévoles et un peu libertaires, de ceux qui ont créé l’escalade, construit ce bien collectif, et la renommée des sites français avec si peu de moyens et pour un coût ridicule. Ce bien collectif, cet esprit est sacrifié sur l’autel d’un système sécuritaire adapté à la consommation de masse.
Bienvenue aux gestionnaires, aux techniciens de contrôles et de certifications, aux opérateurs appliquant des procédures de mise en conformité…et aux grimpeurs consommateurs !
Le passage sera progressif, bien sûr, mais irréversible.