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« Ecrire, c’est vivre deux fois » Stéphanie Bodet

©Pascal Tournaire / Coll.. S. Bodet

Après avoir reçu une bouteille à la mer, Stéphanie Bodet prend la plume pour nous parler de la montagne et de son versant littéraire, le tout expédié sur un petit radeau de bois. 

Cher Stéphane,

Tu me demandes d’évoquer le versant littéraire de la montagne. C’est amusant car ce matin, alors que je marchais vers le Pic de Bure, je ressentais un grand apaisement. Un calme et une respiration plus amples m’envahissaient à mesure que je prenais de l’altitude. J’attribuais ces sensations délicieuses à l’élévation progressive, l’air soudain plus frais, peut-être le foin des vallées qui s’éloignait de mes bronches sensibles, l’impression, surtout, de me fondre peu à peu dans cet écrin d’herbe rase et de pierre. Des bienfaits somme toute ordinaires partagés par tous les amoureux des cimes. Mais tenter de décrire ce qui advient là-haut, aussi universel soit-il, n’est-ce pas précisément l’objet du récit montagnard ?

Il me semble qu’à l’égal des marins, les marcheurs et les alpinistes sont des conteurs en puissance. Souviens-toi de Samivel, et l’une de ses aquarelles fameuses, « comment ils font leur course et comment ils la racontent ! ».

Un bouquin en entraîne un autre,
comme les cailloux roulant dans un pierrier

Les soirées de refuges sont riches en épopées et bien souvent, les plus savoureuses sont celles des amateurs qui ressentent avec force la puissance des montagnes. Bien davantage sans doute que le montagnard aguerri qui décrit sa course en horaire et en dénivelé.
Je me suis rangée du côté des premiers, en amatrice facilement impressionnée et pourtant avide d’aller cueillir là-haut la beauté, en dépit des peurs passagères et des difficultés.

Tu me demandes de citer le livre de montagne qui m’a le plus inspiré. Je réalise que j’en suis incapable tant les livres sont des jalons dans mon existence.

Je me souviens précisément des lieux et des atmosphères liées à la découverte de certains d’entre eux. Je pense à celui de Chantal Mauduit, grande himalayiste et poète dans l’âme, dont l’originalité et l’humanité ont été une source d’inspiration. A 20 ans, je venais de perdre ma petite sœur, et en feuilletant J’habite au paradis dans une librairie grenobloise, je me découvrais une grande sœur de plume et de cœur.

De la même époque me reviennent les écrits et le regard sensible de Jean-Michel Asselin qui rêvait, enfant, de découvrir ce qui rendait les yeux des alpinistes si brillants, si vivants. Je m’étais reconnue dans sa quête, ainsi que dans le lyrisme et la gaité contagieuse de Gaston Rébuffat, ou celle de Georges Livanos qui ne cachait pas ses déboires et le versant cocasse de l’alpinisme.

Plus tard, tandis que je suais sur mes cours de jeune prof de français, en rêvant d’expéditions lointaines, paraissait La Montagne intérieure de Lionel Daudet. Autre merveilleux récit initiatique qui m’a aidé à larguer les amarres. Et lors d’un séjour chez Dod, à l’Argentière-La Bessée, j’ai découvert dans sa bibliothèque le Petit traité sur l’immensité du monde, de Sylvain Tesson dont j’aimais déjà les récits et les fulgurances. Bref, difficile pour moi de faire court lorsqu’il s’agit de parler de livres… Un bouquin en entraîne un autre, comme les cailloux roulant dans un pierrier.

Stéphanie Bodet à Ceüse. ©Ulysse Lefebvre

Pourtant, oser partager à mon tour les émotions et les sensations que me procuraient la montagne et le voyage n’a pas été immédiatement une évidence. Mes mots me semblaient bien fades et approximatifs face à l’intensité des instants vécus là-haut. Cette ivresse bien réelle qui fait que l’escalade et la marche se suffisent à elles-mêmes. Le temps se dilate, on fait corps avec lui. L’expérience est totale, met nos sens aux aguets, nous offrant de renouer avec un corps primitif, animal.

Au retour, j’éprouvais souvent le besoin de restituer par écrit ces instants « suspendus », particulièrement à l’automne, dans le calme d’une petite maison, près de la chaleur du poêle. A la verticale de soi est né de cette oscillation entre deux pôles : le goût du vagabondage et la nécessité d’un ancrage.

J’ai compris plus tard qu’écrire, comme grimper, augmente le sentiment de la vie. Ecrire, c’est vivre deux fois et j’éprouve une allégresse à revivre certains événements, aussi minuscules soient-ils, par le biais du verbe passé au tamis de la mémoire. Les émotions et les voies humaines se ressemblent, bien sûr, mais rien n’empêche de frayer la sienne et d’affiner une voix singulière. Il y a autant de regards sur le monde que de contemplateurs. L’écriture est une alchimie, une forme d’incantation. Certains mots, certains noms de pays ou de lieux sont source de rêves et d’élans. Le simple fait de les lire ou de les murmurer nous propulse dans le territoire de l’imaginaire, c’est dire leur puissance ! Ils peuvent changer une vie. Ils ont changé la mienne.

Je sus, après avoir longtemps regardé,
que je commençais à peine à voir

Tu me demandes si l’expérience de la montagne s’apparente parfois à l’extase mystique. Dans dans mon cas, cette mystique est purement sauvage, païenne. J’ai simplement foi en la Nature et sa réalité me comble. C’est sans doute naïf mais je ne peux m’empêcher de croire que l’élévation physique et la cohabitation nécessaire avec les éléments et les autres espèces rencontrées en chemin ont le pouvoir de nous relier à notre humanité. Nous rendre un peu plus humble, un peu plus sage en somme. Cet état de sagesse et de grâce demeurant très volatile. Ces expériences d’unité que Romain Rolland a joliment appelé « le sentiment océanique » n’en sont que plus précieuses.

 

S’en aller vers
où rien ne pèse
plus léger que l’oiseau

Aujourd’hui, mon regard sur les sommets et les parois a évolué. Peut-être qu’à chaque âge de la vie correspond un étage alpin. Lorsque je pense à la montagne, un florilège d’images surgit dans mon esprit où la mémoire immédiate se mêle aux souvenirs lointains : un névé printanier, un bouquet de doronics et d’adénostyles fleurissant dans un pierrier, un torrent bondissant sous le couvert des mélèzes, un troupeau de brebis paissant sur une croupe, la rosée s’évaporant dans le creux d’un vallon au premier rayon du soleil, un pic épeiche filant dans une forêt d’épicéas, un vieux chamois altier perché sur une crête…
Un carré d’alpage ou un minuscule jardin d’altitude m’apparaissent d’une richesse inépuisable. De même que le vol d’un faucon ou d’une pierre rencontrée en chemin, dont les nervures et les lignes de fracture semblent reproduire le sommet dont elle est issue.

Je ralentis et j’ouvre l’œil car la montagne est profondeur autant qu’altitude. Je ressens l’appel de cette « montagne vivante » pour reprendre le beau titre du livre de Nan Sheperd.
« Je sus, après avoir longtemps regardé, que je commençais à peine à voir », écrit la poétesse écossaise. Un sentiment que je partage plus que jamais.

Comme il se fait tard, je m’en vais déposer ma lettre sur un radeau de brindilles dans le cours de la Souloise en espérant qu’elle te parvienne.
En attendant le plaisir de te revoir, je te souhaite des gerbes de lumière et d’écume !

Avec toute mon amitié,
Stéphanie