La montagne est-elle vraiment nue, comme la voyait Messner ? Pas tant que ça répond Manu Ibarra. Indications, flèches et cairns fleurissent, comme autant d’injonctions à rester sur le bon chemin, en nous privant de notre réflexion. À moins que quelques pirates-montagnards n’effacent ces cairns et nous forcent à mieux ouvrir les yeux pour guider nos pas.
Qui n’a pas connu la Patagonie n’a pas connu le vent, qui n’a pas connu l’Alaska n’a pas connu le froid et qui n’a pas connu l’Écosse n’a pas connu la pluie. Ce proverbe d’alpinistes occupait mes pensées alors que je quittais Fort Williams sous un crachin pénétrant qui s’obstinait à confirmer l’adage. Je faisais un effort pour tenir ma gauche, conduisant prudemment sur cette route étroite où des brebis trempées divaguaient sur la chaussée avec un flegme tout britannique. Je traversais des villages où l’odeur âcre des poêles à charbon remplissait l’espace sous un ciel bas. Les panneaux routiers bien que très visibles m’étaient illisibles avec leurs mots gaéliques qui m’emplissaient la bouche d’une bouillie de syllabes à la mastication impossible.
Couverts de cirés verts, des maçons travaillaient, couvrant leurs travaux de feuilles plastiques pour les protéger des averses. Le vent semblait s’allier à la pluie dans une complicité dévastatrice ; soulevant les protections des hommes et de leurs ouvrages, jetant l’eau des toits sur les trottoirs, abattant le crachin en rafale de pluie équatorienne. Les éléments naturels exprimaient leurs puissances, malgré cela partout je sentais la présence des hommes et leurs volontés d’emprise sur leur environnement. Les routes d’abord, minces rubans argentés sous la lumière rasante se dispersaient dans toutes les directions, les villages aux maisons aux toits d’ardoises noires, les ponts enjambant de multiples ruisseaux descendant des montagnes au milieu des fougères, plus loin un abribus où, réfugiés, des écoliers attendaient un ramassage. Une fumée sombre montait au loin et semblait, comme un encrier renversé, être à l’origine de la tache noire qui remplissait le ciel.
Rien, seulement nous et la montagne sauvage et hostile. Sous nos pieds, seule trace de passage humain, un sentier tracé par les pas de nos prédécesseurs.
Le balisage routier que nous suivions nous amena, mile après mile, au parking de départ des Creag Meagaidh dont les sommets enneigés apparaissaient entre deux nuages, le temps d’un regard. Nous quittions, sacs au dos sous nos capes de pluie, le macadam, invention locale, pour un sentier de tourbe et de pierre. Pas à pas nous remontions ce glen. Pas de traces de peinture pour marquer notre sentier, pas de panneau pour choisir notre direction, pas de cairn. Rien, seulement nous et la montagne sauvage et hostile. Au-dessus de nos têtes, des sommets enneigés battus par les vents, cinglés par les chutes de neige, balayés par les nuages, devant nous un long vallon sauvage couvert de bruyères parsemées de blocs rocheux et sous nos pieds, seule trace de passage humain, un sentier tracé par les pas de nos prédécesseurs.
Le Diois et ses falaises, sauvages de loin, balisées de près. ©Manu Ibarra
Lors de chacun de mes nombreux séjours dans les highlands Écossaises, j’ai toujours été frappé par ce contraste entre terre des hommes exploitée, aménagée, colonisée et plus loin, plus haut, au bout de la route, cette terre indomptée et primitive laissée en état initial, sans aménagement. J’y ai toujours vu un grand respect porté par nos voisins anglo-saxons à leurs petites montagnes. Une volonté de hisser l’homme au niveau des montagnes, de passer d’une vision d’un mètre soixante-quinze à celle des trois milles pieds*. Ici l’homme ne laisse rien de son passage. Ni piton dans les ridges et les gullys, ni cairn au bord des sentiers. Rien ! Et j’en viens à penser que ce rien est le tout, l’indispensable que l’homme vient chercher en montagne.
De retour en France, dans « mes » terres de cœur du Diois, lors d’une randonnée sur le Glandasse, j’ai pu vivre l’expérience suivante. Au départ de l’abbaye de Valcroissant, rien ne semble nous opposer au parking des Creag Meagaidh. Même aménagement sommaire pour garer les voitures, même panneau d’information sur l’espace naturel que nous abordons et face à la barrière de falaises qui nous domine de ses quatre cents mètres de vertical, même sensation de puissance des éléments naturels.
Je vis ces balisages comme une perte ; plus de possibilité d’hésiter, de chercher, et donc de comprendre et même peut-être de se perdre.
Mais montant sur le sentier, rapidement des papiers d’emballages de barres énergétiques attirent mon regard. Je les mets dans ma poche et bougon je continue mon chemin. À la première intersection de sentier, trône un magnifique poteau orné de panneaux jaunes donnant pour chaque direction, la prochaine étape et le temps de marche. Je vis ces balisages comme une perte ; plus de possibilité d’hésiter, de chercher, et donc de comprendre et même peut-être de se perdre. Plus facile de trouver son chemin qu’une bouteille de coca dans une grande surface ; le parc régional du Vercors mieux organisé que les rayons d’un supermarché, donne de la nature prête à consommer. Cette vision industrielle utilisée par la grande distribution pour les produits de consommation courante, nous donne ici à vivre une pratique de la nature sans goût, expurgée de ce qui fait sa force et son caractère. Ainsi la présence de ces panneaux directionnels, ne permettent pas au randonneur de rêver à sa course, d’y penser, de la préparer par une étude de la carte ; devenue vaine par leurs présences. Puis lors de sa marche, cela ne le met pas en situation d’analyser le territoire qui l’entoure pour y trouver les repères qui lui permettront de faire correspondre la vision imaginée de sa randonnée à la réalité du terrain.
Rien, il n’y aura rien de rêvé, de senti, de vécu, de compris ou si peu.
Je continue ma marche, perdu dans mes réflexions et pensant aux marquages rouges et blancs du GR 91, eux aussi invasifs et avilissants que je trouverai plus haut. Décidément, j’étais bien loin des montagnes Écossaises. Mon ascension ne m’élevait pas !
Balisage nécessaire, ou injonctions à ne plus penser ? ©Manu Ibarra
le parc régional du Vercors donne de la nature prête à consommer.
Plus loin, débouchant sur l’étage subalpin, après le passage étroit appelé « le comptoir aux moutons » et effectivement favorable à cette opération lors de la descente des troupeaux après l’estive ; des pins à crochets apparaissent, mais aussi des cairns. Pas un, pas deux, mais de multiples cairns qui bordent le sentier. En montagne, un cairn est là pour signifier un point notable, une sente mal marquée, une bifurcation discrète… Ici rien ne justifie ces constructions, le passage est profondément inscrit dans le sol par le ravinement. Alors pourquoi ? Seulement par volonté narcissique de randonneurs en souffrance trouvant dans leurs constructions un répit à leurs peines et exutoire à leurs egos.
De courroux, je m’applique à détruire chacun d’eux.
Un homme m’interpelle :
– Pourquoi faites-vous cela ?
– Ça ne sert à rien !
– Si, sans ça ma femme se perd.
– Si c’est le cas, c’est une bonne chose ! Ce sera l’opportunité de changer de femme !
L’homme offusqué :
– Mais vous n’avez pas le droit !
– Ceux qui les ont construits non plus ! Ils se sont autorisés la construction, moi, je m’autorise leurs destructions !
Et je le double avec un tonitruant :
– Mort aux cairns et tous les cairneurs !
Il réplique :
– Pirate !
Notes
*Soit 914,4 mètres. 282 sommets principaux Écossais dépassent cette altitude et sont rassemblés sous une liste : les Munro que chaque alpiniste des highland rêve de gravir.