Le décès d’Emmanuel Cauchy dans une avalanche, le 2 avril dernier, a ému bien au-delà du petit monde de la montagne. Nous avons demandé à l’un de ses amis, Jean-Michel Asselin, de lui rendre hommage en nous racontant une tranche de vie partagée avec celui qui était à la fois médecin, guide de haute montagne, fondateur de l’IFREMONT, mais aussi un bon copain pour beaucoup.
J’ai ouvert un vieux Vertical au hasard, juste pour retrouver une rubrique de mon Doc Vertical, alias Emmanuel Cauchy. Je me demande encore pourquoi il avait choisi comme portrait de lui une photo étrange qui le voyait se tenir derrière la tête d’une sorte de gros gorille en peluche. Ce qui est certain c’est que ses conseils médicaux étaient dans le ton de l’époque et du magazine : « Mon conseil, écrivait-il à propos des crampes musculaires, la veille d’une course d’endurance, avalez deux, voire trois boites d’anchois à midi. Ainsi vous aurez la dose de sel nécessaire pour le lendemain et vous aurez tellement soif sans l’après-midi que vos petites cellules seront gonflées de l’eau que vous aurez ingurgitée. Ajoutez-y une bonne platée de spaghettis ! »
Ce n’est pas cela que je vais raconter, ni l’IFREMONT, ni cette chevauchée incertaine sur l’éperon des Cosmiques, alors que nous faisions partie de quelques happy few qui avaient accompagné Louis Leprince-Ringuet et Roger Frison-Roche au refuge des Cosmiques, non plus cette soirée incertaine et drôle dans un festival de film aux Angles, nos début en snowboard, ou ce grand moment de cinéma avec Laurent Chevalier ou perché sur un caisson hyperbare de la Comex à Marseille je commentais cette expérience d’une ascension « virtuelle de l’Everest » que Manu avait imaginée…
Non je vais raconter ce moment d’Himalaya qui nous a vu en 1990 participer à une expédition sur l’Everest hors norme. Imaginez le guide Pierre Dutrievoz qui est également (ou surtout !) un artiste plasticien et qui avait réussi à monter une expédition où devait se tourner un vrai film ,qui racontait une vraie histoire d’amour entre Cécile et Pierre. C’était une histoire folle, le mécène de Pierre Charles F, avait financé toute l’expé et Pierre avait engagé une équipe des plus éclectique : une sorte de rassemblement d’artistes et alpinistes qui comptaient par exemple le cadreur « Jean Paul Meurisse » (un des grands de la profession), le photographe Guy Martin (un génie de la photo) mais encore Manu Cauchy comme médecin, Michel Bordet comme guide, Eric Dutrievoz (preneur de son), moi-même pour l’écriture des dialogues, ainsi que la troupe des meilleurs Sherpas de l’agence de Sonam Sherpa… Nous avions commandé tout le matériel au Vieux Campeur (payé rubis sur l’ongle) et on nous avait livré tout le matos (ce qu’il y avait de plus beau, de plus cher) chez notre mécène au parc de Montretout à Saint Cloud ! avec Manu et Guy nous en avions profité pour soulager nos vessies sur une haie appartenant à un certain Le Pen. Ensuite rien ne s’était évidemment passé comme prévu ! Le scénario de l’Everest ne s’écrit qu’au jour le jour…
nous en avions profité pour soulager nos vessies sur une haie appartenant à un certain Le Pen.
Ce qui est certain c’est qu’un matin, avec Michel et Manu, nous étions sortis à l’aube des tentes glacées du camp 4 pour équiper les pentes qui allaient permettre d’accéder au camp 3, à 7 300 m. Avec quelques rouleaux de cordes, quelques broches et pieux, nous étions montés bravement dans la pente la plus directe, dans la face nord du Lhotse. Le temps était splendide et Manu sortait de temps à autre une minuscule caméra qu’il avait emmaillotée dans du Karrimat, pour filmer quelques moments mémorables. Nous avons soufflé, nous avons probablement eu froid mais surtout nous étions heureux, c’était presque un bonheur indécent et quand nous avions franchi la barre des 7 000 m j’ai filmé Manu, hilare, qui se tapait sur la poitrine et s’exclamait « moi Manu, 7 000 mètres ! ». Inutile de dire que nos cordes ne servirent à rien, les Sherpas préférèrent ouvrir une voie plus sinueuse en bordure des séracs sur la droite. Qu’importe, dans le petit film que Manu a réalisé, on nous voit grimper tous les trois, au ralenti, éclairés par une lumière irréelle, et rythmés par la musique des voix bulgares (c’était la mode à l’époque). La suite fut plus confuse, mais Manu, Michel et Cécile manquèrent de peu le sommet, Manu s’était offert le luxe de monter au sommet sud « sans oxygène », moi j’avais ouvert le chemin quelques jours avant, j’étais redescendu malade, pas autant que Pierre qui avait une côte cassée. Tout cela avait pris fin à Katmandou devant le meilleur tandoori chicken du Kebab Corner et les petits déjeuners divins du Shangri-La hotel. Voici ce que fut notre moment de haute montagne. De l’ordinaire incroyable, de l’extraordinaire banal. De ce jour avec Manu, il n’y eut plus besoin de quotidien, nous étions tous vaccinés à la même drogue et d’années en années, il suffisait d’une parole, d’un moment au téléphone, d’un sourire pour se retrouver liés dans l’amitié et libres dans la vie. Dans le film que Pierre a réalisé des années plus tard, on aperçoit des images floues de Cécile, Michel et Bordet sur le sommet Sud de l’Everest, à 8760 m. Le film Les passagers de l’Everest raconte une histoire d’amour, bien sûr, mais en filigrane il célèbre cette passion qui colore notre vie et qui parfois nous la prend. Comment lui en vouloir ? Dans la préface du livre (au titre éponyme), j’écrivais cette phrase bizarre : « Oui je te remercie mon dieu pour avoir arrêté cet être crachant, suffoquant, à deux pas de l’orgueil. Et je t’en veux tout en même temps. L’Everest est la déesse qui a les plus beaux seins du monde. » Manu comprenait très bien ce langage ! Bon voyage au pays des déesses, mon pote le Doc.