Lionel Terray le déclarait « impossible à gravir ». Une flèche de granite festonnée de givre, une tour lisse comme du verre surplombée de glace : quand certains alpinistes ont cherché leurs limites à 8000 mètres, dont Terray – premier ascensionniste du Makalu – les mêmes les trouvaient, renonçant à gravir l’aiguille qui défie l’imagination. Le Cerro Torre, nom pléonasme pour grimpeur qui est devenu le fantasme de Cesare Maestri, le premier à l’avoir tenté, et à revendiquer son ascension en 1959.
On connaît la suite : la mort de son compagnon de cordée, Toni Egger, soi-disant à la descente, les doutes sur la véracité de l’ascension, malgré le CV de Maestri, maestro des Dolomites et auteur d’innombrables solos dont une désescalade de la voie des Guides au Crozzon di Brenta. Viendront plus tard les révélations de Rolando Garibotti, qui après avoir ouvert la voie imaginaire de Maestri, achèvera de le confondre avec des preuves photographiques de sa non-ascension de 1959. Les doutes étaient déjà si forts à la fin des années 60 que Maestri revint en 1970 pour revendiquer l’ascension du Cerro Torre en utilisant une perceuse et un compresseur à essence, une hérésie même pour l’époque.
Les Ragni di Lecco, devant le Cerro Torre, 1974.
C’est pourtant d’Italie que viendra la lumière : il y a cinquante ans, les italiens du club des Araignées de Lecco emmenés par Casimiro Ferrari vont gravir le Cerro Torre. Il y a cinquante ans, le matériel est lourd et les broches à glace sont des vis tout juste bonnes pour le bois. Les piolets traction n’existent pas, et le plus grand progrès pour l’alpinisme andin, les prévisions météorologiques fiables, non plus. Mais les Ragni ne renoncent pas. Leur esprit d’équipe est plus fort que les vents patagons. Plus forts que les mensonges de leur compatriote. Le 13 janvier 1974, Casimiro Ferrari, Daniele Chiapa, Mario Conti et Pino Negri parviennent au sommet, par la face ouest.
Casimiro et ses compagnons sont les premiers à franchir le champignon sommital
Grand alpiniste actuel, et amoureux de la Patagonie et de sa flèche miraculeuse, le Cerro Torre, l’italien Matteo della Bordella se dit fier, aujourd’hui, de porter le pull rouge des Araignées de Lecco. Il peut. Cette ascension mythique de janvier 1974 nous transporte à l’époque où le Cerro Torre était déclaré impossible, mais où malgré les doutes, malgré les échecs – Casimiro Ferrari en a déjà essuyé un – une poignée de compagnons atteint le sommet.
Contrairement à Maestri quatre ans plus tôt, ils ont gravi, les premiers, le champignon sommital. Instable, changeant, le chapeau de glace et de givre qui surplombe les murs de granite est la cerise sur le gâteau du Torre, mais aussi l’inconnu, qui chaque année prend des formes différentes avec le vent, et le danger, parfois fatal.
Cette beauté dangereuse, ce rêve de champignon attire toujours, chaque été austral, les alpinistes les plus doués. « L’homme brûle de faire ce qu’il redoute le plus » (Jankélévitch). Est-ce seulement grimper en s’affranchissant du danger, ou bien est-ce ne pas renoncer à ses rêves, fussent-ils jugés impossibles ?