Makalu, 8485 mètres : les 70 ans de la première ascension de Lionel Terray et Jean Couzy

Le Makalu, 8485 mètres, est la cinquième montagne la plus haute du monde. Après une première expédition fructueuse à l’automne 1954, où il gravissent le proche Chomo Lonzo, les Français organisent une deuxième expédition au printemps suivant. Le 15 mai 1955, il y a soixante-dix ans tout pile, Jean Couzy et Lionel Terray réalisent la première ascension, suivis les jours d’après par Jean Franco, chef d’expé, et les autres membres de l’expédition. Une première exceptionnelle, solaire, sans drame ni orteils coupés, presque l’exact opposé de l’Annapurna 1950. Voici le récit de cette réussite collective historique.

Le Makalu occupe une place à part dans l’histoire de l’himalayisme français. Il sera le théatre, des années 70 à 90, de premières exceptionnelles : la première du pilier ouest en 1971, par Yannick Seigneur et Bernard Mellet, le record d’ascension de Marc Batard par ce même pilier en solo en 1988. Un an plus tard, c’est Pierre Beghin qui s’illustre en ouvrant la face sud du Makalu en solo, en brisant ses propres barrières mentales.

La passion française pour le Makalu trouve sa source, bien entendu, dans la première ascension du sommet, française donc, le 15 mai 1955. Une expédition sans drame ni dissensions, un chef d’oeuvre d’entente et de préparation qui s’accorde bien avec la forme presque parfaite de la montagne, une pyramide classée cinquième montagne la plus haute du monde.

La partie supérieure de la voie ouverte en 1955, première du Makalu.

Le livre récit de l’expédition par Jean Franco.

Petit retour dans le temps. En 1953, Chamonix et le reste du monde apprend que les Britanniques, après un demi-siècle d’expéditions ont réussi à placer deux hommes au sommet de l’Everest, toit du monde : Edmund Hillary et Tenzing Norgay. À l’époque, le gouvernement népalais accordent les permis d’ascension au compte-goutte : au rythme d’un permis pour une nation par an ou par saison. Les Français, qui avaient un ticket pour l’Everest au printemps 54, sont déçus. 

Comme l’écrit Jean Franco dans Makalu, son récit de l’ascension (éd. Arthaud), « c’est le coeur serré, mais avec une sincérité complète que nous applaudîmes au succès exceptionnel de nos amis britanniques. L’espoir d’apporter une contribution française à la conquête de la plus haute montagne du monde s’était évanoui. Il n’était pas question de découragement, mais de trouver un but à la mesure de nos ambitions. Déjà en 1934 nous avions pensé au Makalu, lors le Tibet nous avait fait une promesse qu’il ne tint pas. Un croquis demeurait dans les archives, qui traçait l’itinéraire (…). Le Makalu était une formidable et magnifique montagne. Il n’avait jamais été tenté. Nous le choisîmes pour ajouter l’intérêt de la découverte, plutôt que de tenter un sommet déjà reconnu ».

« Le Makalu était une formidable montagne, nous le choisîmes pour ajouter l’intérêt de la découverte »

Lors de leurs reconnaissances au Tibet en 1921 – en vue de l’Everest, le Népal étant fermé – les Britanniques avaient en effet imaginé un itinéraire possible sur ce versant. Mais au début des années 50, la donne s’est inversé. Les Chinois sont entrés à Lhassa en 1951 et le Tibet est fermé. C’est par la vallée de Barun que l’accès au Makalu se fera, et c’est le choix fait par deux expéditions au printemps 1954.

Les Français obtiennent deux autorisations du gouvernement népalais : un permis pour l’automne 1954, et un deuxième pour le printemps 1955. Au printemps 1954 les Néo-Zélandais d’Hillary et les Américains ne dépassent pas 7000 mètres sur le Makalu, les Français poussent un « ouf » de soulagement.

Le Makalu (et son pilier ouest à droite) vu d’un haut col du Khumbu. ©Jocelyn Chavy

Une préparation complète et minutieuse

Dirigés par Jean Franco, les Français ne laissent rien au hasard dans leur préparation. Le médecin Jean Rivolier va faire bénéficier son équipe de ses échanges fructueux avec le docteur Pugh, physiologiste de l’expédition victorieuse à l’Everest en 1953. Les règles d’acclimatation et l’emploi de l’oxygène en bouteilles sont affinées avec Jean Couzy, tandis que Guido Magnone veille sur tout l’équipement à emmener. L’opportunité d’une reconnaissance d’automne paraît évidente, même si le froid risque d’empêcher toute tentative sérieuse vers le sommet.

Le Makalu versant nord-est, glacier de Barun.

Au chapitre des résultats, cette expédition de l’automne 54 – déjà dirigée par Jean Franco- est des plus fructueuses. Jean Bouvier et Pierre Leroux sont les premiers à atteindre le Magali La (7410 m) le 15 octobre. La première ascension du Makalu II (7660 m) est réalisée par Jean Franco, Lionel Terray, et deux népalais, Gyalzen, le sirdar, et Pa Norbu, le 22 octobre. Huit jours plus tard, par un froid polaire (moins trente degrés et un vent féroce) Lionel Terray et Jean Couzy font la première ascension du Chomo Lonzo, un presque 8000 (7797 mètres). Tout est calé pour le printemps 1955.

Au sommet du Makalu, mai 1955.

Une première magnifique

Autant dire qu’au printemps 1955, les Français sont archi-prêts. L’itinéraire est reconnu, l’équipe est peu ou prou la même. La réussite est totale. Toute l’équipe atteint en effet le sommet en plusieurs vagues. Le 15 mai, Jean Couzy et Lionel Terray entrent dans l’Histoire comme les premiers hommes à atteindre le sommet du Makalu.

Bénéficiant de « parfaites conditions atmosphériques », Lionel Terray et Jean Couzy partent d’un camp VI posé à 7800 mètres et atteignent le sommet du Makalu peu après midi. Le 16, c’est au tour de Guido Magnone, Jean Franco et Gyalzen Norbu sherpa. Franco raconte : « Je leur (les Sherpas) ai expliqué que si le Makalu était gravi, c’était en grande partie grâce à eux et que nous étions fiers de tout ce qu’ils avaient fait. Ils ont simplement souri et se sont serré la main. Ce sont des hommes d’altitude. Sans eux, ce camp VI n’aurait peut-être pas existé et ils étaient venus là sans autre ambition ».

Le 17 mai, c’est la quinte flush royale : les autres membres de l’expédition, Jean Bouvier, Pierre Leroux, Serge Coupé et André Vialatte, atteignent le sommet en deux cordées.

Jean Franco écrit : « Lorsque, à la mi-mai, nous nous tenions sur le fragile cône de neige qui surmonte le géant Makalu, un peu surpris qu’il fût déjà à nos pieds, le ciel était d’un bleu ardent, le vent nous apportait l’air des 8000 et dans les lointains, par delà une mer de nuages infinie, les grands sommets de la Terre étaient les témoins de notre miracle. Là-bas d’autres hommes avaient souffert; beaucoup avaient échoué, tous avaient cru. C’était tellement grâce a eux que nous étions là ! Leurs leçons étaient notre chance, leurs souffrances étaient notre dette, la reconnaissance fut notre première pensée. »

« La facilité déconcertante avec laquelle nous avions vaincu ce géant auquel j’avais consacré un an de ma vie fut pour moi une légère déception » Lionel Terray

Makalu 1955. De retour du sommet, de g. à d. Bouvier, Leroux, Coupé, Vialatte.

Makalu, une réussite oubliée

« La facilité déconcertante avec laquelle nous avions vaincu ce géant auquel j’avais consacré un an de ma vie fut pour moi une légère déception », écrit Terray dans les Conquérants de l’inutile. « Je l’avais rêvée toute autre cette grande victoire. Je m’étais vu blanchi de givre, employant les dernières forces que m’avait laissées le farouche combat, et me traînant sur la cime dans un effort désespéré. Or, je suis parvenu ici sans lutte, presque sans effort.» À quel point de ses souvenirs Terray n’a t-il gardé que les meilleurs ?

Après l’Annapurna, les Français ont réussi ce Makalu avec apport d’oxygène jour et nuit, et la voie empruntée deviendra la voie normale au sommet. Il n’empêche : le contraste ne pourrait être plus grand avec l’expédition à l’Annapurna de 1950. Cinq ans plus tôt, la victoire sur le premier 8000 a coûté cher : de multiples amputations pour Maurice Herzog et Louis Lachenal. Surtout, la cordée n’en est plus une en descendant du sommet, et encore moins les années suivantes. « Je ne devais pas mes pieds à la France » écrit un Lachenal, amer, qui se tue dans la vallée Blanche à l’automne 1955. Herzog gardera longtemps autorité sur le récit officiel à sa gloire, malgré les réticences d’un Rébuffat.

Sans drames, le Makalu fait moins recette

Mais sans le drame de l’Annapurna, le Makalu fait moins recette. Le grand public est moins touché. Pilote dans l’armée et sans doute l’un des plus brillants alpinsites de sa génération, Jean Couzy est tué par une pierre trois ans plus tard, dans le Dévoluy. Terray glisse, encordé, et meurt en 1965, au Gerbier, dans le Vercors.

Sans doute la réussite solaire de 1955 éclaire d’un autre jour notre rapport à la haute altitude et aux exploits, forcément liés à un aspect sombre ou dramatique pour imprimer notre mémoire. Belle pyramide, le Makalu verra d’autres réussites françaises majeures. Et un drame : la mort de Jean-Christophe Lafaille, seul sur ses pentes, l’hiver 2006.