Après avoir reçu la bouteille à la mer lancée par Stéphane Frémond la semaine passée, Lionel Daudet lui répond au sujet de ces temps d’espace limité. Celui qui a passé plus de 465 jours à suivre méticuleusement les contours de notre hexagone voit en ces temps incertains l’occasion de développer nos propres frontières intérieures.
Cher ami à la bouteille,
Ce fut, comme tu peux aisément l’imaginer, une vive surprise de récupérer ta bouteille tout près du stade d’eaux vives, coincée entre deux galets d’une rive de la Durance.
A la lecture de ton message, j’ai d’abord imaginé le long parcours effectué. Puis mes pensées se sont envolées vers mon livre du moment : La longue route de Bernard Moitessier. Amusants clins d’oeil à La Rochelle, n’est-ce pas ?
Sais-tu qu’en 1968, lors de la plus longue pérégrination solitaire sans escale jamais effectuée, Moitessier avait lancé deux bouteilles à la mer au large de la Nouvelle-Zélande. Dans ces bouteilles, une maquette de bateau, des extraits de son journal de bord, « et une lettre pour celui qui les trouvera, lui souhaitant une bonne année et le priant de faire suivre le courrier. » Une grosse année plus tard, le courrier était arrivé en parfait état à ses destinataires. Autres temps, autre com pour ce marin sans téléphone satellite ni GPS: « La vie serait bien triste si l’on ne croyait pas de temps en temps au Père Noël. » Comme monsieur Moitessier avait raison !
Bien souvent certains tentent un maladroit parallèle entre notre situation actuelle et ces isolements maritimes ou alpins. La comparaison s’essouffle très vite: le navigateur, l’alpiniste choisissent volontairement ce qu’ils qualifient souvent d’échappées au monde. Je sais trop bien, pour l’avoir éprouvé sur les frontières de notre hexagone, que la liberté ne naît que des contraintes fixées par soi-même, simplement acceptées, non arbitraires.
la frontière revêt toujours une dualité.
Sa première facette,
que nous prenons de plein fouet ces temps-ci,
est la barrière
Tu ne l’ignores pas, la frontière revêt toujours une dualité. Sa première facette, que nous prenons de plein fouet ces temps-ci, est la barrière. Une barrière d’un kilomètre, parfois incarnée par des formes détestables de surveillance : « ausweiss », délations, drones, hélicoptère, je n’aimerai pas être au PGHM en ce moment…
Une barrière que connaissent trop bien les exilés qui accomplissent leur drôle de longue route, et pour lesquels la sanction va souvent plus loin qu’une amende. Il faut avoir vécu une maraude la nuit pour percevoir l’incroyable métamorphose de la frontière au col de Montgenèvre. D’inexistante pour les skieurs qui la traversent en dévalant les pistes, elle devient dès la nuit tombée profondément tangible, stressante et d’une violence sans nom : de puissants projecteurs balayent le flanc des montagnes, éclairent des sapins impassibles, des chiens policiers aboient férocement, des hommes sont pourchassés, attrapés, humiliés. Les échos des rires insouciants de la journée se taisent, cèdent la place aux pleurs et aux cris de révolte.
Alors oui, il m’est intolérable que des êtres humains fuient jusqu’à mourir pour un pointillé sur une carte. Même les fleurs sur la tombe de Blessing Matthew, noyée dans la Durance, enterrée au petit cimetière de Prelles, ne suffisent pas à combler ma tristesse et ma colère. Que dans les Alpes soit atteint non plus les sommets de la dignité mais ses bas-fonds, qu’une des vertus cardinales du montagnard- la solidarité, soit sauvagement piétinée, m’est définitivement insupportable. De même lire le mot « fraternité » sur le frontispice des mairies, tant la répression sévit sur la frontière envers les exilés aux droits fondamentaux bafoués, et les solidaires de tout poil, harcelés sans relâche.
Excuse mon emportement- c’est un sujet auquel je suis sensible. Laissons cette part d’ombre de la frontière pour retrouver sa part de lumière,celle des quinze mois du « tour de la France, exactement », le trait d’union, la deuxième facette.
J’ai la chance de vivre un confinement doré. Même si je n’ai pas accompli « le tour de mon cercle exactement », je suis surpris du nombre de traits d’union que ce cercle, propre à chacun, ne cesse de générer. Jamais je n’ai tant observé la miraculeuse floraison des merisiers- tu ne me croiras pas, le Japon s’invite dans mon jardin ! Jamais je n’ai été aussi attentif à ces semis qui me font un délicieux pied-de-nez, terreux cela va de soi. Tous les jours, je vais saluer les bourgeons du pommier récemment transplanté et Moitessier, si actuel dans ses propos et ses actes, s’invite à nouveau dans mes pensées : en 1980, il encourageait les maires de France à planter des fruitiers partout le long des routes. Appel malheureusement peu entendu.
Je discute souvent avec mes voisins, la distance réglementaire semble bien dérisoire face à la proximité retrouvée. Je ne me lasse pas non plus d’écouter chanter mes autres petits voisins : une mésange a même revêtu une belle cravate pour célébrer l’impensable silence du genre humain. Le moment du repas venu, je me délecte des pissenlits ramassés dans le jardin- autant de salades riches du goût de l’autonomie, du local, d’un bio qui s’ignore, loin des relents pétroliers de la mondialisation.
munificence de cette frontière intérieure
qui se nourrit d’échanges, de partages
J’ai retrouvé le long du vieux mur de pierres mes jonquilles. En février 2002, j’entreprenais une dure retraite, transpercé par neuf jours de gel dans la face Nord du Cervin. A l’époque, il pouvait encore faire (très) froid en montagne… Elles m’étaient alors apparues.
« Et j’ai vu poindre les jonquilles de la terre de mon cœur : elles sont jaunes et s’offrent, éclatantes d’une beauté gratuite. Je me suis même approché un peu dans le chaleureux soleil rasant. Elles semblaient rire, avec leurs grands pétales ouverts, comme gorgées de joie, une joie jaune, oscillante au gré des brises printanières. Et leurs rires enjoués semblaient m’inciter à me hâter vers des lieux plus hospitaliers. » (La montagne intérieure)
Dix-huit ans plus tard, mes jonquilles fleurissent, traits d’union du vivant à mon âme, munificence de cette frontière intérieure qui se nourrit d’échanges, de partages. Aux antipodes des forteresses-barrières que l’homme prédateur a méticuleusement édifié, ce même émerveillement de l’alpiniste ou du gosse, ce détachement du stylite, cette insatiable curiosité du philosophe, cette joie que seul le poète peut dire, cet apprentissage de la confiance, la béatitude de vivre. « Let the good time roll ! » . Chantons mon ami.
Sans doute l’enseignement de l’alpinisme, acte ô combien inutile mais tellement fondateur, pétri d’actions incessantes et parfois périlleuses, serait de développer cette capacité à participer au monde. Dans l’étrange voyage immobile que nous faisons tous (à l’exception de ceux qui sont au front), affûter les sens, s’ancrer dans le présent et le réel jusqu’à s’affranchir du temps : au fait, à quelle date a débuté le confinement ? Plus encore, ressentir l’urgence de s’engager, pas seulement dans une ascension, mais pour redonner un cap à ce monde qui a perdu le nord.
Juste franchir la dernière frontière et escalader à pas feutrés ton noyau inoxydable, le centre de ton propre cercle, ta montagne intérieure.
Sommet !
Porte-toi bien, le bonjour à la confrérie rochelaise du Dodtour.
Dod