La légendaire Pierra Menta réunit quelques-uns des ingrédients qui font qu’un événement devient incontournable. Quand le patchwork de coureurs s’aligne au départ, le même nombre de bénévoles est déjà réparti sur l’ensemble du parcours. Eux aussi en tenues voyantes, et sont les piliers méconnus de l’organisation. Loin des records et pourtant si proche des coureurs, un monde quasi parallèle qu’on ne fait souvent qu’entrevoir.
Qu’est ce qui fait la renommée de la Pierr’, surnom affectueux qu’on donne à la Pierra Menta ? Une course d’exception, tant par sa longueur (environ 10 000 mètres de dénivelé positif répartis sur 4 jours) que par sa longévité (2019, année de la 34e édition), le tout dans un cadre naturel alpin avec ses aléas météo et nivologique. Et bien sûr, le Mont-Blanc en toile de fond, décor scénique idéal. Tout cela contribue certes au prestige de l’événement, et revient dans chaque témoignage, chez les coureurs comme chez les spectateurs. Un ressenti s’exprime pourtant systématiquement à chaque fin de course, plus volatil, moins concret qu’un dénivelé ou qu’une longévité. « La Pierr’, c’est avant tout une ambiance, une atmosphère qu’on vit à fond. Au-delà d’une simple compétition, c’est une tranche de vie qu’on s’offre en allant faire la Pierr’, que ce soit en tant que coureurs ou comme bénévoles ! », déclare Stéphanie, serre-file et ex-coureuse. Une ambiance plus détendue que sur d’autres courses confirment les coureurs. Première fois pour Laurent, habitué des compétitions de ski-alpinisme, trail et ski de fond : « On voit moins de bagarre au passage des zones clés où, sur d’autres courses, il pourrait y avoir des frictions. Malgré les enjeux et le challenge, tout le monde est détendu. Quand quelqu’un veut doubler, ça reste poli : Tu veux passer? Allez passe-donc et double moi, pas de soucis et bonne course ! ». Le tout en langage muet quand la montée se fait rude pour les poumons, mais l’esprit est là. Une ambiance garantie par une organisation professionnelle, avec des hommes et des femmes pourtant complètement … bénévoles.
De chacun selon ses moyens
Les « gilets jaunes de la Pierr’ », comme ils ont aimés se nommer cette année, sont partout, avec un rôle bien déterminé à chaque fois. Carrefours, points de contrôle, passages skis au dos, zones dangereuses, à la trace avant les coureurs ou en serre-files et déjalonneurs juste après eux, les rôles se font et se défont au gré des aptitudes et des disponibilités de chacun. Au final, chacun se retrouvera, soit pendant le parcours, soit après, au moment de boire un coup. Franck le pompier est systématiquement affecté aux zones à risques, où les coureurs descendent à fond de train, les cuisses fumantes sur leurs skis-allumettes pas loin de craquer. Un gardien de hockey où les palets seraient les coureurs en quelque sorte. Positionné dans la descente de Caponi pendant le dernier jour de course, il compte les points dans cette partie technique où le passage a formé des bosses et des accumulations peu évidentes à négocier. « Ici c’est la guerre ! A 10h, j’en suis à 9 skis cassés, une malléole et je compte plus les bâtons ! ».
Pour tous les bénévoles, la journée commence en fait le soir et non le matin. C’est en effet le moment du sacro-saint briefing, où chacun se voit affecter un rôle par le bureau organisateur. Dans la petite salle des Moulins, Jacques Antoyé est aux manœuvres pour inscrire les noms de chacun au tableau des équipes. L’organisation est rôdée. A chaque équipe correspond un chef d’équipe, qui a l’expérience et la confiance du bureau. Les bénévoles sont répartis suivant leurs compétences et si possible leurs souhaits. Il y a de tout parmi la troupe réunie au briefing. Et si certains savent lever le coude, d’autres sont des énervés du dénivelé. À charge pour chacun de choisir l’équipe qui lui correspond le mieux et garder en tête que bénévole rime avant tout avec plaisir. C’est aussi pour ça que l’organisation veille à faire tourner les équipes et les postes tout au long de la course.
Pour tous, la Pierra Menta est une course qui puise dans les réserves et personne ne s’économise.
Pendant ce temps, dans la salle des Chaudannes, c’est le briefing des coureurs, avec annonce de ce qui attend les compétiteurs le lendemain. Juste au-dessus, Olivier, bénévole depuis plusieurs années maintenant, connaît les rouages de la machine comme sa poche. Avec l’accent du Beaufortin bien prononcé, comme la plupart des bénévoles assis ici, il décrit les rôles de chacun en fonction du parcours. Le brouhaha augmente à mesure que chacun commente son affectation. C’est là que retentit généralement une voix rocailleuse qui tonitrue du fond de la salle, les syllabes toujours allongées par l’accent du coin. Pierre-Yves Krier, vieux briscard de toutes les Pierr’, entre en scène quand il faut donner de la voix pour remettre de l’ordre dans la bergerie bénévole. L’effet est immédiat, et tous se tiennent coi, l’espace de quelques minutes, pour recommencer juste après. On prendrait presque goût aux gueulantes de Pierre-Yves, à force. Le briefing expédié, c’est au tour des traceurs et serre-files de rester. Les uns se lèvent avant l’aube pour repérer et aplanir les traces pour les coureurs, les autres se tiennent juste derrière les derniers, prêts à intervenir en cas de blessure, et sont chargés de clôturer la course pendant que d’autres enlèvent les fanions et tout le matériel. À cause de leurs horaires décalés par rapport aux autres bénévoles, et parce que ce sont souvent des skieurs expérimentés qui ont « la caisse », traceurs et serre-files forment une petite élite dans la grande famille des bénévoles. Levés décalés et salle à manger privée s’il vous plaît, un régime d’exception qui amuse certains et asticote d’autres. Comme dans toutes familles, les petites dissensions et taquineries ont cours. Mais la trace, c’est sérieux ! Pas question de faire n’importe quoi, le chef-traceur est là pour s’en assurer. De toutes façons, chacun se retrouve au bar où bénévoles, coureurs et kinés viennent s’abreuver, toutes frictions vites oubliées. Thés pour les coureurs, pression allongée d’un trait de Picon pour les bénévoles. Les élèves kinés rassemblés autour des tables, pintes de houblon posées sur la table, ont les yeux un peu hagards après plusieurs heures à masser des jarrets malmenés par tous ces dénivelés. Pour tous, la Pierra Menta est une course qui puise dans les réserves et personne ne s’économise durant quatre jours.
Une affaire de copains
Il y a des bandes d’amis qui se regroupent une fois par an au bord de la mer, eux se retrouvent tous les ans depuis 10, 15 ou 20 ans au bord de la Pierr’ ! Qu’il pleuve, qu’il vente ou qu’il neige, ils sont tous là, dispatchés sur différents postes mais se retrouvant à midi pour écluser quelques godets au repas, avant d’aller siester ou de prendre les skis quelques heures. Ils ont leurs habitudes, entre l’apéro à l’annexe du Chornais où logent une partie des bénévoles, et l’after au bar chez Dédé pour les plus motivés. Certains, comme Kévin, jeune homme de Lyon, viennent pour la première fois, sans connaître personne. Il seront vite intégrés à la grande famille des bénévoles. Au gré des pérégrinations de chacun pendant la course, tous se trouvent et se retrouvent à un moment donné. Quelques profils remarquables se distinguent et on a tôt fait de se sentir comme un local, saluant les uns puis les autres comme de vieux amis. Là-bas, Pierre-Yves donne des recommandations à toute une équipe. Plus loin, c’est Franck qui vient de réceptionner un jeune au ski cassé. Plus tard, on trinque avec un groupe de Beaufortin partis pour durer toute la nuit, puis on mange à la table de Roger qui fête ses 69 ans et ouvre les portes de sa cave personnelle à qui veut goûter. Ce qui ne l’empêchera pas de conserver sa moyenne de 600 mètres de dénivelé par heure le lendemain, soit dit en passant. Des bandes d’amis comme ça, il y en a beaucoup à la Pierr’. Des habitués pour la plupart, qui ont connu la course des deux côtés du miroir, comme coureurs et comme bénévoles. L’esprit de famille est d’ailleurs tellement poussé chez les bénévoles, que tous se réunissent pour un grand banquet en début d’été pour se retrouver et célébrer leur entente. Olivier, le speaker attitré des briefings confirme : « Chaque année, on arrive à regrouper environ 400 bénévoles, répartis sur les 4 jours de course. On a beaucoup de gens assez âgés, qui connaissent bien la région et qui viennent depuis longtemps. C’est une vraie force d’avoir des gens qui connaissent déjà l’organisation, même s’il serait bon que tout ça se renouvelle, et qu’on ait des jeunes qui viennent bénévoler à leur tour ! ».
Embarqué avec les bénévoles
Deux jours, deux ambiances. On dit s’embarquer en tant que bénévole comme on embarque sur un bateau. Ici on se serre les coudes. Entraide, solidarité et sourire sont les maîtres-mots. Vendredi sous la pluie, le job de traceur n’est pas le plus enviable. L’idée de se plaindre ne vient à personne pourtant. A 5h du matin, il fait nuit noire, le ciel est bas et tout est trempé à peine sorti de la voiture. Une épaisse couche de neige recouvre tout, là où il n’y avait que de l’herbe quelques jours plus tôt. Les premiers pas dans la neige détrempée sont faits en silence. Le groupe avance en bloc resserré, comme si la nuit trop sombre pouvait s’interposer et disloquer la petite communauté des traceurs nocturnes. Avec la pointe du jour et le ciel gris qui s’éclaircit à peine, les premiers mots sont échangés. On voit les visages, on s’appréhende et on commence à faire connaissance. L’aube a délivré la parole des hommes et la communauté s’apprivoise. Quand la peau du dernier s’échappe de sous son ski et que le groupe continue d’avancer, sans savoir qu’un des leurs est arrêté, Jacques Antoyé, le grand manitou-organisateur-chef-traceur tonne et sermonne ses troupes : « On est une équipe ! On s’attend, on est là les uns pour les autres, solidaires ! » Une saine émulation qui se ressent tout au long du parcours, à mesure que l’on croise les bénévoles qui ont pris leurs postes. C’est d’ailleurs ce qui contribue à l’ambiance si particulière de la Pierra Menta, et qui est tant appréciée des coureurs. Il y a du monde en soutien derrière chacun, et tous prennent soin de tous. Après la trace, les traceurs se répartissent en fonction des besoins, jusqu’à la fin de l’épreuve. Demain est un autre jour, et il faut encore faire sécher toutes les affaires imbibées d’eau de pluie.

Il n’est pas rare que des bénévoles ou des spectateurs prêtent skis ou batons à un coureur en détresse, moyennant une bière à l’arrivée. Les serre-files récoltent les blessés et les cassés, skis compris ! ©Arthur Lachat
Samedi. Grand et dernier jour de course. Le dicton a vu juste encore une fois et après la pluie vient le beau temps. La nuit fut froide et la neige a durci. Le départ est lancé, en mode mass start cette fois, tous les coureurs en même temps. C’est la dernière ruée pour aller chercher la victoire pour les uns, la fin des épreuves pour les autres. Car si on voit souvent les champions, qu’on s’extasie devant les records des uns et des autres, élite parmi l’élite, il existe une majorité qui court non pas après une médaille, mais juste pour courir. Dans la course la plus exigeante de la discipline, arriver au bout sous la barrière horaire compte déjà comme un exploit, sinon comme une belle aventure. Ces derniers de la course sont suivis de près par quelques bénévoles aux cuisses acérées s’ils veulent suivre le rythme. Même en queue de peloton, les coureurs ne manquent pas de relancer, quitte à vaciller une fois arrivés. Les serre-files sont toujours à la traîne, c’est là leur rôle. En cas de blessure, ce sont les premiers sur place. Avec les « défanionneurs », ils forment la toute fin du cortège et sont aussi là pour encourager les derniers coureurs qui continuent -d’avancer en serrant les dents. Chez les cadets (17-18 ans), les serre-files sont justes derrière une équipe de filles, Elise et Camille, qui finiront 4e de leur catégorie. Première course d’envergure pour les deux amies. Après l’avoir rêvée, elles y sont, et même si la montée de la Perche est raide et glacée, elles savent qu’elles vivent un moment unique en son genre. Après la foule de la tête de Cuvy où flottent des odeurs de barbecue et de houblons en même temps que sonnent les clarines, la descente du couloir de Caponi s’annonce scabreuse. C’est au pied de celui-ci que Stéphanie rejoint sa fille Elise, et encourage le tandem. Stéphanie, qui a déjà couru deux fois la Pierr’, fait office de serre-file cette année. Elle sait ce que vivent les coureurs. Pour elle, une course comme celle-ci ou comme la Patrouille des Glaciers, avec une ambiance hors-norme dans un cadre spectaculaire ne ressemble presque plus à une course. Le but est d’aller au bout, de se dépasser, le tout sous les vivats des 4000 spectateurs venus acclamer les coureurs. Un vrai rêve, où chaque passage d’arrivée, quel que soit sa place, fait monter les larmes aux yeux. L’impression d’avoir vécu des instants extraordinaires suffit alors à combler le cœur des participants. A l’arrivée, serre-files et « défanionneurs » arrivent aussi en rangs serrés et sont acclamés au même titre que les coureurs. Et comme les coureurs, l’équipe de bénévoles en a des frissons, conscients d’avoir pris part à une aventure humaine qui les dépasse. Satisfaits de s’être payé une belle « tranche de vie ».
Coureur ou bénévole, on se revoit pour la 35e édition ?

Sous les applaudissements de la foule, à la tête de Cuvy.
©Arthur Lachat

Hugo et Jean-Loup. Derniers des Juniors, ce qui n’enlève en rien le goût de la victoire sur soi-même. ©Arthur Lachat