Je tournais les pages d’un livre l’autre jour, les Cent Plus Belles Courses des Écrins. Je jaugeais la faisabilité de l’une, la dangerosité d’une autre, en bref, je comptais mes chances de continuer à grignoter la liste établie un demi-siècle plus tôt comme étant la « to-do-list » à gravir dans ce massif. Les listes sont l’une des maladies contemporaines bien répandues, entretenues par les applis de productivité bien dans l’air du temps. L’alpinisme n’y échappe point, et cela ne date pas d’hier : les 82 « 4000 », et bien sûr, les quatorze « 8000 » gravis pour la première fois par Reinhold Messner – ou encore, la liste du probatoire de l’examen pour devenir aspirant guide.
Au début de l’été, le chroniqueur Eberhard Jurgalski affirmait que seuls trois himalayistes avaient gravi le point culminant des quatorze 8000. Seuls trois sur les cinquante et quelques humains jusque là répertoriés, et excluant de la liste Messner lui-même, pour un Annapurna brouillon. À l’automne 2021, Mingma G. Sherpa et des images de drone avaient pourtant montré au monde entier que personne, jusqu’à lui, n’atteignait le vrai sommet du Manaslu, depuis peut-être plusieurs décennies. Ce qui a apporté de l’eau au moulin de Jurgalski.
Une partie du versant ouest du Manaslu, gravi pour la première fois par Pierre Béghin avec Bernard Muller, G. Bretin et D. Chaix en 1981. ©Jocelyn Chavy
Nonobstant ce qu’a apporté Messner à l’Himalaya, il était difficile de savoir comment réagiraient les himalayistes mis en cause par l’équipe de 8000ers. L’himalayiste Ralf Dujmovits, le seizième et le seul allemand à avoir bouclé la liste – la liste historique liste – a annoncé la couleur : à bientôt 63 ans, il a décidé de remonter au Manaslu. Il s’y trouve actuellement. En 2007 il a cru atteindre le sommet dans une tempête de vent. Mais depuis plusieurs années il se doutait de ne pas avoir atteint le point culminant. Il a confié à notre confrère Stefan Nestler « vouloir gravir les derniers mètres du point le plus haut du Manaslu pour [lui-même], pas pour Jurgalski ou quelqu’un d’autre », et sans oxygène. D’autres himalayistes, notamment des népalais professionnels de la haute altitude qui comptent une ou plusieurs ascensions de la pseudo antécime comptent atteindre le véritable sommet du Manaslu cet automne. Nul ne sait comment les cinq ou six cent prétendants vont pouvoir se succéder sur l’étroite cime, mais c’est une autre histoire. L’avantage avec un sommet pointu, c’est qu’il y aura sûrement moins de monde à s’y hisser.
L’alpiniste reste coincé par cette idée de liste qu’il faudrait cocher à tout prix
Ralf Dujmovits a sans doute raison de dire qu’il refait le Manaslu pour lui et pour personne d’autre. S’il réussit, il sera le quatrième homme à avoir mis le crampon sur le point culminant des quatorze, même s’il se défend d’y trouver une motivation. L’alpinisme reste l’art d’atteindre le sommet, pas de rester ne serait-ce que quelques mètres en dessous, en Himalaya, dans les Alpes ou dans les Andes, comme Maestri qui du haut de son compresseur avait snobé le champignon de glace du Cerro Torre.
Quoi que Dujmovits en dise, l’alpiniste reste coincé par cette idée de liste à laquelle il faudrait se mesurer, un format du siècle passé qui exclut, ça tombe bien, un paquet de sommets difficiles mesurant quelques mètres de moins que 8000 : Gasherbrum IV et Annapurna II par exemple. L’alpiniste, vous, moi, reste obnubilé par sa « to-do-list », et Alpine Mag par ses « plus belles » !
Cocher une voie, un sommet : oui mais pour qui ? Pour soi, répondent Hélias Millerioux, Symon Welfringer et Charles Dubouloz : les trois français ont choisi de se lancer dans l’imposante et rarement tentée face ouest du Manaslu. Loin des foules, et des listes.