Aujourd’hui dévastée, paradis perdu, la Bérarde est la madeleine de Proust de tous les alpinistes ou randonneurs qui ont un jour mis les pieds dans ce cul-de-sac, austère, minéral, encore sauvage. Je me souviens de ma première fois à la Bérarde, pour gravir une montagne (les Bans) par un couloir qui n’existe plus (son couloir nord), après une nuit en refuge qui n’existe plus (celui de la Pilatte, condamné par un risque d’écroulement consécutif au retrait glaciaire).
Après les Bans, nous étions rentrés joyeusement à notre point de départ, à la Bérarde, centre du monde de l’altitude, de notre monde, comme un port de haute mer auquel on revient après une navigation réussie, une aventure sans couverture réseau ni garanties de sécurité. La Bérarde, telle que nous la connaissons, n’existe plus. Non plus.
Tout cela se produit (le couloir qui disparaît, le refuge qui s’écroule, la Bérarde anéantie) sur une période relativement courte, une vingtaine d’années, soit peu même en regard de la petite église de la Bérarde. Contemporaine de Pierre Gaspard – premier à la Meije avec Boileau de Castelnau – l’église a été construite en 1892, elle n’aura pas survécu à cette crue cataclysmique. Seuls un ou deux pans de mur sont encore debout.
L’église, et le centre de la Bérarde, aujourd’hui anéantis. Image d’archives, mai 2022. ©JC
Chacun, par ses souvenirs, par sa première fois là-haut, se souvient de la Bérarde, son départ pour la reine Meije, pour la Barre des Écrins, ou l’Ailefroide, avec le « trac » d’une grande course. La Bérarde, ce sont les escalades entre copains à lézarder sur les dalles ensoleillées de la Tête de la Maye, les retours au printemps, skis sur le sac après une immersion dans la sauvagerie du vallon de Bonnepierre ou du Chardon.
La Bérarde était synonyme de repos quand on posait enfin le sac sur la terrasse du chalet alpin du CAF ou dans un coin d’herbe grasse qui faisait de la Bérarde, avant, un écrin de verdure. Pour citer le philosophe Harmut Rosa, ce monde n’est plus disponible, à nous qui croyions l’avoir éternellement dans la poche – topos, infos sur les conditions, météo, clés de voiture. Le « terrain de jeu » s’est rétracté d’un coup. Parce que ce n’en était plus un ? Parce que la montagne, plus que jamais lanceuse d’alerte, et ceux qui y vivent, payent le prix fort.
La Bérarde, devenue allégorie dystopique de notre monde
©JC
Symbole d’une certaine idée de la montagne, désenclavée mais pas trop (pas en hiver), la Bérarde est devenue une allégorie dystopique de cette « maison qui brûle » mais c’est nous qui, sidérés, ne comprenons pas, ni là, ni pour la Roya il y a quatre ans, ni pour le refuge du Châtelleret l’été dernier, refuge bousculé par une lave torrentielle, puis fermé.
La Bérarde n’est habitée l’été que par quelques dizaines d’habitants. Mais nous sommes des dizaines de milliers à avoir goûté à cette madeleine, à ne pas vouloir oublier à quel point ce lieu sauvage compte dans notre coeur, à quel point l’imaginaire qui lui est attaché – du père Gaspard à Jean-Michel Cambon en passant par les fleurs du parc des Écrins – a contribué à bâtir notre propre monde.
Que ce lieu, et ce qu’il vient de s’y passer, nous dise quelque chose de l’instabilité, de la crise climatique que nous vivons et de la nécessité de l’action politique et du vivre-ensemble, c’est une évidence. Que nous reste-t-il ? Notre intelligence collective pour goûter, à nouveau, à notre madeleine de Proust.