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Dirty Dancing à la Nanda Devi

Nanda Devi Est et sommet principal, vus depuis la descente de la Nanda Shori. ©Marko Prezelj.

C’est un trio aguerri, un trio aux piolets en or qui s’est lancé, ce printemps, dans une expédition à la Nanda Devi. Plus haute montagne entièrement en Inde, la Nanda Devi compte plusieurs sommets, dont le magnifique sommet Est, 7434 m, était l’objectif de Marko Prezelj, Archil Badriachvili et Manu Pellissier. Ce dernier nous raconte trois temps forts de l’expédition, trois aventures dans ce sauvage Himalaya indien qui subit de plein fouet le changement climatique. Une histoire d’expé, et une histoire d’amitié.

Nanda Shori.

« This is not climbed yet » nous annonce Drew, grimpeur local passionné, véritable topo parlant qui nous aide à l’organisation de l’expédition.
Il désigne la belle pyramide qui se trouve à gauche de la Nanda Devi Est, « about 6300m ».
Trois paires d’yeux incrédules se tournent vers lui et Marko lui lance : « are you sure? »
Secouant la tête de gauche à droite en signe d’affirmation Indienne il nous confirme : « very sure! »
La graine est plantée, au diable l’acclimatation en douceur, cette montagne est pour nous.
Mais d’abord plantons le décor et les personnages, l’idée date de presque dix ans au retour d’une expédition au Cerro Kishtwar avec Marko Prezelj, Urban Novak et Hayden Kennedy.
Je leur parle de cette montagne, la Nanda Devi Est, un open peak sur lequel se dessine de belles lignes de glace, et puis les années passent, Hayden n’est plus, nos vies se remplissent, mais l’idée de cette montagne reste dans un coin de ma tête.
L’année dernière au mariage d’Ali un ami Iranien, je rencontre Archil Badriachvilli, jeune grimpeur Géorgien qui est en France pour recevoir un piolet d’or pour une ascension audacieuse sur le Saraghar au Pakistan.

Il veut aussi faire de la montagne à chamonix, mais la mousson automnale s’est abattue sur la capitale, je lui propose d’aller découvrir les falaises de dry tooling savoyardes. Quelques mois plus tard au retour d’un voyage que je guidais en Svanétie , nous nous rencontrons à nouveau à Tbilissi, et il me propose d’aller boire (2ème sport national en Géorgie après l’alpinisme), on parle de montagne, de projets et le nom de Marko et de la Nanda Devi est revient dans la conversation , ils ont déjà grimpé ensemble, et soudain comme une évidence , après un selfie envoyé vers la Slovénie et une tournée de plus, le projet est né, nous serons trois sur cette grosse montagne.

Archil à l’ouverture, Nanda Shori. ©Marko Prezelj

Marko au bivouac ©collection Marko Prezelj

19 mai 2024, 9 jours après avoir quitté l’Europe, nous voici tous les 3 au camp de base à 4300m, avec nous Bhagwan qui nous accompagnait déjà en 2015 au cerro Kishtwar ainsi que debrash et mukesh nos 2 cooks, l’équipe est au complet, nous serons rejoints en cours de route par Kushal le berger avec ses 300 moutons et ses 2 chiens Bachu et pinkie (voleurs de saucissons), et un petit village s’organise au pied de cette montagne.

Drew reste quelques jours avec nous et nous l’écoutons nous raconter avec passion les différentes ascensions qu’il a pu faire, et l’histoire de chaque sommet avec des dates, horaires et altitudes d’une précision qui nous impressionne.

Il est LE spécialiste de la région, il travaille pour L’IMF (Indian Mountaineering Fondation), qui gère les permis d’ascension.

A notre arrivée à Dehli nous avons eu droit à un briefing surréaliste, les téléphones satellites étant interdits en Inde, nous les avons questionnés sur la procédure à suivre en cas d’accident, la réponse du directeur nous stupéfait autant qu’elle nous amuse : « you make smoke signals ! »

Après avoir passé quelques jours à nous balader et nous acclimater, c’est décidé ce sommet vierge sera notre premier objectif. Une longue journée d’approche est nécessaire pour aller au pied de la montagne, bhagwan et Debrash nous donnent un coup de main.

Bhagwan est le 4ème homme de l’équipe, il nous connait bien, il a l’esprit d’un alpiniste, l’esprit critique aussi, pour lui le style alpin se résume en 3 mots : « muscle, mind and money..

Manu à l’ouverture, Nanda Shori. ©Marko Prezelj

Notre bivouac est installé à 5000m, la face fait plus 1200m de haut mais nous nous accordons à croire que nous allons passer dans la journée et bivouaquer tranquillement au col Longstaff dans la descente ! mais dans le doute nous avons quand même de quoi tenir 4 jours !

Nous remontons un couloir de neige sur 300m et bifurquons à droite pour rejoindre la ligne repérée, dès la première longueur nous réalisons que la qualité du rocher et la difficulté de l’itinéraire allait prolonger un peu notre aventure.

Il est 17 h, et nous sommes au pied de la goulotte, et nous convenons que le bivouac s’impose. Marko et ses bambous de 2 mètres de haut que nous charrions depuis 2 jours intervient : « we will bivy here ».

Archil et moi le considérons avec tendresse et incrédulité, mais le bougre sort de son sac le « tarp » magique, une sorte de hamac qui planté en pleine pente et rempli de neige nous permet après 1h de pelletage d’avoir une plateforme horizontale sur laquelle planter notre tente.

La création du bivouac, un gros job. ©Marko Prezelj

Au petit matin, il y a plus de glace à l’intérieur de la tente que dans la goulotte

Nous ne le savons pas encore mais ce mode de camping sera le nôtre pour le prochain mois, au plus grand bonheur de notre patriarche Slovène. Au petit matin, le réveil dans notre petit abri ultra léger de fabrication française valant le prix d’une maison en Inde s’avère douloureux. Il y a plus de glace à l’intérieur de la tente que dans la goulotte que nous voulons grimper !

Cet incident fait se remémorer à Archil les heures sombres de l’Alpinisme soviétique que lui avait conté son père avec les tristement célèbres tentes « pamirka », nous décidons de baptiser la nôtre « Samirka ».

Les longueurs s’enchaînent, bien plus techniques que prévu, et les conditions ne s’améliorent pas, le ruissellement fait son apparition et les pentes de neige que nous pensions débonnaires prennent une consistance inédite, c’est à dire sans consistance. Il est 17h, notre orgueil d’alpiniste en prend un coup et il faut nous résoudre à un 2ème bivouac, au sommet cette fois-ci, à 6344m.

A la sortie du frigo le soleil brille et nous réchauffe, et nous réalisons que l’aventure ne se termine pas ici, l’arête qui doit nous permettre de rejoindre le col Longstaff à 5800m présente plusieurs ressauts. Tout y passe ; rappels sur abalakovs, champignons de neige (idée slovène !), pitons, escalade, désescalade….
7h après avoir quitté le sommet nous atteignons le col et encore une fois les choses ne se passent pas comme prévu, ce qui devait s’avérer une descente débonnaire sur une pente de neige (« ski slope ») selon Marko se transforme en pente mi-boue mi-neige, 4 heures de concentration intense, personne ne parle, on se suit prudemment, même Marko ne sort pas son appareil photo !
Il aura fallu plus de 12 h pour rejoindre le camp de base, nous sommes heureux mais pas vraiment conscients de ce que nous venons de réaliser, la voie compte une vingtaine de longueurs avec des difficultés inédites nous demandant d’improviser des techniques nouvelles.
Nous réalisons le privilège de pouvoir ouvrir une nouvelle voie sur un sommet vierge à 6344m, et célébrons comme il se doit !
Après discussions avec Bhagwan nous le baptisons NANDA SHORI (la fille de Nanda), quant à la voie ce sera Dirty Dancing.

Dans la descente de la Nanda Shori. ©Marko Prezelj

Manu devant la ligne de la Nanda Shori. ©Marko Prezelj

Nanda Devi East

En Expédition, le rapport au temps est différent, j’apprécie autant l’hyperactivité d’une ascension de plusieurs jours que l’inactivité de ce qu’on appelle les jours de repos.

Ces journées sont précieuses autant par le regain d’énergie essentiel qu’elles apportent que par leur contenu et leur simplicité que l’on a tendance à oublier dans nos vies numériques trop remplies (manger, boire, lire, se parler…).

Six jours après notre ascension de Nanda Shori, nous voilà repartis, cette fois c’est pour « big mamma », la face sud de la Nanda Devi Est, 7434m.

Mais avant ça nous n’oublions pas le rituel qui consiste à étaler tout notre matériel sur une bâche et à discuter pendant des heures sur la nécessité d’emporter ou pas le friend numéro 3 !

La ligne que nous ambitionnons c’est le pilier central, 1600m de haut rejoignant la voie normale à 6900m.

L’approche depuis le camp de base nous prend une journée complète, après avoir joué aux highliners sur la moraine nous laissons Bhagwan et Debrash qui nous ont aidé à porter du matériel. À partir de là le terrain devient plus compliqué, le glacier à traverser est recouvert de pierres sur de la glace noire, et le poids des sacs nous plombe.

Nous décidons de bivouaquer à 5200m au pied de la cascade de glace que nous comptions grimper, mais la chaleur inhabituelle la fait s’effondrer sous nos yeux. En quelques minutes le temps change radicalement et c’est sous la neige que nous montons notre tente. L’attaque se fera donc par une autre goulotte plus à gauche, les premières longueurs donnent le ton, et Marko sort le grand jeu pour grimper dans ces murs verticaux improtégeables.

Nous réalisons assez vite qu’il va nous falloir traverser plusieurs couloirs et éperons avant de rejoindre la ligne envisagée initialement. Notre météo nous annonçait quelques flocons à la mi-journée, à 9h du matin il neige comme si c’était Noël.

Manu, tentative à la Nanda Devi East. ©Marko Prezelj

En milieu d’après-midi, les spindrifts grossissent, et je tente de me frayer un chemin dans cette neige raide et pourrie, au moment où je m’arrête pour essayer de mettre une protection, j’entends la voix agacée de Marko : »what are you doing? » ma réponse  cinglante: « i’m leading » met un terme à nos échanges.

Archil observe en silence ces 2 vieux potes s’engeuler et privilège de l’amitié de longue date s’excuser mutuellement, et passer à autre chose en se marrant la minute d’après ! Il est 18h lorsqu’après 16 longueurs, il me semble possible de terrasser une vire pour le bivouac à l’aide de notre tarp magique. à 20h nous sommes tous les 3 à l’abri dans le congelo portatif, il neige toujours, et à notre grande surprise Archil sort de son sac un demi-litre de « chacha » (alcool local georgien proche de l’éthanol).

Même si je ne peux m’empêcher de repenser au friend numéro 3 laissé au camp de base car jugé trop lourd et qui m’aurait bien servi aujourd’hui, quelques gorgées suffisent à nous réconforter et à ironiser sur cette journée qui nous aura poussé dans nos retranchements. Le lendemain il fait grand beau, mais la température est anormalement élevée.

Ce jour-là nous apprendrons que l’isotherme 0 était au-delà de 6000m, la température à Dehli atteindra 51 degrés

Archil s’élance, il lui faudra 2h pour venir à bout de la première longueur de neige raide, la suivante mêle neige, rocher délité et boue, 2h de plus! Nous sommes à 5900m, à partir de là il nous faut traverser encore 200m pour rejoindre l’éperon central, les coulées de neige laissent place à la boue aux ruisseaux et aux chutes de pierre.

Il nous faut prendre une décision, en allant plus loin la retraite serait très compliquée et aucun de nous n’a la certitude de pouvoir sortir vers le haut avec ces conditions. Nous prenons le temps d’écouter l’avis de chacun et nous prenons la décision de descendre pour plusieurs raisons, en dehors de la « trouille », celle qui ressort le plus est que les conditions nous ralentissent tellement que nous arrivons aux limites du style alpin que nous aimons pratiquer sur ces montagnes (« style matters« ).

Ce jour-là nous apprendrons que l’isotherme 0 était au-delà de 6000m, la température à Dehli atteindra 51 degrés et à des millers de kilomètres en France des nuages très sombres envahissent la République.

Notre déception parait bien futile, nous avons choisi d’être là, les températures extrêmes auxquelles nous sommes confrontés auront des conséquences bien plus graves pour les populations vivant dans les grandes villes de ce pays. Pour nous en quelques rappels et plusieurs heures de marche nous sommes de retour au camp de base à digérer notre échec et penser à notre prochaine tentative.

Nanda Devi East, 3e jour, 2e bivouac. ©Marko Prezelj

Changush

La température ne baisse pas et notre projet de retourner dans la face sud de la Nanda Devi s’éloigne. En face de notre camp de base 2 belles montagnes et leurs faces nord nous font de l’œil, la Nanda Kot 6851m et le Changush 6322m.

Nous remontons la moraine qui nous mène au pied de ces 2 montagnes, mais notre choix va se porter sur le Changush car l’accés au pied du Nanda Kot semble très compliqué. Le Changush a été gravi pour la première fois en 2009 par Martin Moran alpiniste britannique et son équipe en juin 2009, et notre ami Drew et une équipe indienne ont répété sa voie quelques années plus tard.

Nous choisissons un couloir/goulotte qui raye la face nord est, encore pas gravie. Pour cette ascension, étant mieux acclimatés, nous choisissons de partir tôt du camp de base et monter sur le pilier bordant le couloir et de bivouaquer le plus haut possible.

Après quelques heures de marche nous arrivons au pied de la face et devant nous un troupeau d’une trentaine de « blue sheep » (bouquetin local) semble se diriger vers notre pilier, ils sont bien plus rapides que nous, et au lieu de s’échapper sur les côtés ils continuent à monter.

En milieu d’après-midi nous installons notre chambre froide pliante sur une vire au pied d’une tour rocheuse à 5600m. Occupés à terrasser, nous ne prêtons pas attention aux pierres qui tombent dans le couloir, mettant ça sur le compte de la chaleur, et puis les pierres se rapprochent et en observant plus précisément nous apercevons les « blue sheep » grattant avec leurs pattes arrière les vires caillouteuses délibérément !

Ils sont montés jusqu’au sommet du pilier à 6200m, et non contents de réaliser la première ascension de cet itinéraire, et ne pouvant s’échapper sur l’autre versant glaciaire, leur meilleure défense est l’attaque !

ils sont 30, chez eux, et nous sommes 3 intrus sur leur territoire

L’attaque des blue sheeps ©Marko Prezelj

1er bivouac au Changush, vers 5600 m. ©Marko Prezelj

Cette histoire nous amuse au début, mais assez rapidement nous réalisons que nous aussi nous sommes coincés, ils sont 30, chez eux, et nous sommes 3 intrus sur leur territoire.

La nuit tombe et l’artillerie se calme un peu, jusqu’à ce qu’un assaillant plus courageux que les autres se rapproche et affine son tir, la pierre traverse la tente entre la jambe d’Archil et ma tête ! l’effet positif est que « samirka » respire beaucoup mieux !

Le « cessez le feu  » dure toute la nuit mais nous dormons d’un oeil avec les casques sur la tête et nos sacs à dos en pare pierres ! Au lever du jour Marko traverse discrètement, le couloir mais nos voisins le repèrent instantanément et les tirs reprennent de plus belle. Archil et moi devront attendre plus d’une heure une accalmie avant de rejoindre Marko de l’autre côté.

Il nous faudra 7h pour rejoindre l’arête sommitale, et ce n’est que lorsque nous serons à leur niveau que le troupeau se décide à descendre le pilier en moins d’une minute sans faire tomber le moindre caillou. Nous voilà libéré d’un stress, mais les 150m qui nous séparent du sommet sont un cocktail mélangeant pente de glace noire et arête cornichée, et pour couronner le tout la neige et le brouillard nous accompagnent.

Descente du Changush ©Marko Prezelj

Archil, Manu et Marko au sommet du Changush ©Marko Prezelj

La ligne en face NE du Changush. ©Marko Prezelj

L’arrivée au sommet se fait sans émotion avec en tête cette redescente de nuit qui nous attend. Nous avons fait le choix de partir très léger en pensant être rapides, mais nous sommes lents, fatigués et assoiffés. 18h après avoir quitté notre camp de base, et après une vingtaine de rappels dans la nuit noire, nous rejoignons notre abri.

Marko s’endort et avec Archil nous préparons de l’eau, au bout de quelques minutes il me semble entendre une conversation à l’extérieur, je demande à Archil s’il entend quelque chose, son regard mi inquiet mi amusé ne me rassure pas du tout. Je sors tout de même vérifier, les voix se font plus distinctes, on parle en anglais et en Hindi ! Cela dure plus d’une heure, je suis terrifié, et pense devenir fou mais finit tout de même par m’endormir.   Le mélange stress/fatigue/déshydratation/altitude propre à ce genre d’aventures alpines produit ce que l’on appelle des Hallucinations auditives, au retour la lecture du livre de Thomas venin « les hallucinés » me rassurera sur mon état psychique ! 

Au réveil les voix ont disparu et il est temps de redescendre et de commencer le retour vers nos vies. Cette expédition riche en rebondissements aura été surtout une belle aventure humaine, avec marko et Archil nous avons vécu encore une fois quelque chose d’intense, et nous sentons privilégiés de pouvoir encore vivre ce genre d’expériences sur ces belles montagnes.

Plus que jamais les conditions climatiques très changeantes nous demandent de nous adapter, essence même de l’alpinisme. Passé la déception de l’échec sur la Nanda Devi Est, l’envie d’y retourner fait son chemin, l’année prochaine ou dans dix ans.

À Hayden

Remerciements :

Into the white

CAMP france

alpine association of slovenia

kamnik alpine club

SCARPA

LYOFOOD

BRINOX

United federation of georgian mountaineers

Yann and rusudan for the forecast

and our « beautiful mysterious creatures »