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Escalade trad : l’art de la fissure pour Caroline Ciavaldini avec l’ascension de Greenspit, 8b/+

Après plusieurs mois d’entraînement sur sa propre « machine à fissures », Caroline Ciavaldini a signé la troisième ascension féminine de Greenspit, 8b/+. Voie de trad emblématique de la vallée d’Orco, en Italie, c’est un accomplissement pour la grimpeuse professionnelle qui maîtrise désormais l’art de l’escalade en fissure ! Elle nous raconte le chemin parcouru pour y parvenir – avec ses doutes et ses combats.

«Pourquoi grimpes-tu ? » Je sais très bien quelle était ma première réponse : pour gagner. En fait, ce n’est même pas vrai. C’est très difficile de me rappeler mes émotions de mes 12 ans. Mais à 12 ans, dans un club, l’escalade m’offrait une équipe, mes meilleurs amis et mes premiers amours… en d’autres termes, un lien social pour l’adolescente incertaine qui se demandait toujours si mes amis m’aimaient autant que je les aimais.

Mais j’ai eu la chance de commencer à grimper en extérieur dès le début, et la combinaison du fait d’être en plein air, avec d’autres adolescents, de faire une activité physique et de grimper en progressant dans les cotations a fait son effet. L’escalade l’a emporté sur tous les autres sports que j’avais essayés auparavant.

Entraînement sur la « machine à fissures » artisanale… ©Coralie Havas

… et sur le terrain. ©Coralie Havas

Voilà, je l’ai dit : les cotations. Celui qui refuse de reconnaître que les cotations te motivent… ment. Peut-être à soi-même. L’escalade a ce concept horrible (créé par l’homme) : le système de cotation, censé n’être créé que pour te donner une idée approximative du parcours à choisir. Mais en réalité, il est là pour te dire que tu deviens meilleur.

Meilleur que toi-même, c’est acceptable, mais aussi (et c’est beaucoup moins positif) que… le voisin, ton ami. Je me souviens très clairement de mon premier 6a : « La confiance » à St Leu, à la Réunion. Dans ma mémoire, c’était une belle dalle courte, un chef-d’Å“uvre technique. J’étais d’abord ravie d’avoir franchi la barre des « 6 ». Mais aussi, je l’avais fait avant mon amie.

monter dans les cotations et nous comparer aux autres
est une partie centrale de la motivation en escalade

Il est facile, depuis mes 39 ans, avec une vie, un statut public, de froncer les sourcils face à ma vieille motivation de gagner. Aujourd’hui, j’engage souvent des conversations sur la nécessité de la compétition. Je préférerais enseigner l’empathie à mes enfants… pourtant, ce n’est pas la réalité de notre société. Ce n’est même pas la réalité de la nature.

La loi de la survie du plus fort existe depuis des millions d’années, et il n’y a aucune chance que je parvienne à l’effacer, en moi-même ou en quiconque. Je vois très bien comment mon fils de 6 ans pleure dès qu’il perd un jeu, donc oui, monter dans les cotations et nous comparer aux autres, que ce soit sur un inconnu ou directement avec nos amis, est une partie centrale de la motivation de tout le monde en escalade. Parfois, ou souvent, nous cherchons dans l’escalade la clé du succès, de la valeur personnelle et de la réalisation de soi.

©Coralie Havas

Pendant les dix premières années, j’ai pleinement embrassé ma nature compétitive, en participant aux Coupes du monde et en étant célébrée pour mes victoires. Le système sportif m’a même permis de poursuivre certaines émotions animales : je voulais « battre » les autres compétitrices, et on m’a permis de le dire tout haut, de puiser dans cette colère pour être meilleure…

Est-ce que cela a fonctionné ? Peut-être, mais cela m’a aussi fait détester la personne que j’étais en train de devenir. Je détestais toute mes compétitrices, mes coéquipières, je les rabaissais constamment comme tout le monde m’avait appris à le faire (il y a cette citation célèbre de JB Tribout : « On gagne une compète en isolation »… ça vous en dit long sur l’univers du « sport »).

alors c’est ça, le jeu de l’escalade ? Monter dans les cotations ? 

Je suis passée à l’escalade en extérieur et j’ai commencé à m’éloigner de ces motivations sombres, en cherchant à progresser pour moi-même. Une partie de cela a clairement aidé ma carrière d’athlète pro. Je n’ai pas sauté sur toutes les voies qui auraient signifié une progression personnelle sans être exceptionnelles et intéressantes pour les magazines. Levez la main si vous reconnaissez ce schéma personnel.

Alors c’est ça, le jeu de l’escalade ?  Monter dans les cotations ?

Soyons réalistes. À un moment donné, cela ne fonctionnera plus aussi bien comme motivation. Parce que ta progression ralentira et tu risques même de régresser si tu oses t’éloigner de ton meilleur style. Et un jour, tu commences à vieillir. L’escalade est aussi un sport assez impitoyable, et un mois sans grimper suffit à te faire régresser.

©Coralie Havas

Cependant, j’ai fini par comprendre quelque chose, à mesure que mon expérience en escalade se construisait. Premièrement : les cotations sont très imparfaites… tellement imparfaites qu’elles sont presque inutiles.

À ma connaissance, le Royaume-Uni a cette expression : « Je suis un grimpeur 8a »… pffffff, je dirais. J’ai toujours détesté cette expression. Est-ce que 8a est ton meilleur niveau ? Ton niveau moyen ? Ton niveau quotidien ? Je parie que je vais trouver un 8a que tu ne peux pas faire. Parce que les niveaux sont irréguliers, spécifiques aux styles de grimpe, aux roches, aux pays… Ils sont faits par l’homme, et donc, ils sont imparfaits.

©Coralie Havas

il y a tellement de variété
dans l’escalade
qu’en une vie complète,
tu ne seras jamais un expert en tout

En devenant de plus en plus défiante et frustrée par l’imperfection du système de cotations, j’ai commencé à me détacher de leur approbation. J’essaie toujours de dire aux débutants : « Ne vous concentrez pas sur la cotation », pourtant je sais qu’il faut des années, des décennies, pour comprendre que le centre de ta motivation en escalade ne doit pas être là.

Mais j’ai appris cela. Et j’ai appris qu’entre le calcaire, le grès, le granite, l’escalade sportive, le Trad, les grandes voies, les aventures sur des rochers douteux, les fissures, les dalles, les toits, les colonnettes… il y a tellement de variété dans l’escalade qu’en une vie complète, tu ne seras jamais un expert en tout. Il y a un univers immense dans l’escalade, et si jamais tu pensais tout savoir, il y a l’alpinisme, les voies, le bloc, le trad extrême avec seulement du matériel en cordes… l’escalade sur glace, ou l’escalade urbaine !

Greenspit et l’esprit du débutant

Alors, où en est ma motivation aujourd’hui ? Je vais être honnête, elle fluctue. L’escalade est mon travail et ma passion, et j’ai une chance immense pour ça, mais je ne suis pas motivée tous les jours. Il y a d’autres choses dans la vie que j’ai envie de vivre, que ce soit le sport, les explorations, les amitiés, les rénovations de maison ou, évidemment, et surtout, passer du temps avec mes enfants.

Parfois, mon niveau de motivation est bas pendant des mois. J’aime grimper des voies faciles en extérieur, deux jours par semaine, sans vouloir « projeter », mais je maintiens l’entraînement car l’escalade, du moins pour moi, est impitoyable : si je prends trop de temps de pause, la motivation reviendra, mais j’aurai perdu tellement de forme physique que je vais vraiment payer ma paresse.

Je veux être débutante et voir la progression,
découvrir des astuces, rechercher sur Internet

Alors parfois, la raison pour laquelle je grimpe devient presque une routine, un besoin basique d’exercice, on pourrait même dire l’habitude de m’entraîner, puisque j’en fais depuis que j’ai 12 ans. Mais de temps en temps, quelque chose m’électrise. Mon dernier intérêt a été l’escalade de fissures. Pourquoi ? Je suppose que c’est définitivement plus médiatisé… Tom Randall et Pete Whitaker font un excellent travail pour rendre la douleur intéressante.

Récemment, je me suis aussi intéressée aux « projets long terme » en bloc… et je pourrais m’imaginer me lancer dans les dalles. Je dois surtout trouver un projet qui fonctionne avec le fait d’être maman. Un projet qui ne soit pas à l’autre bout du monde, car j’évite vraiment de prendre l’avion ces derniers temps (après avoir dépensé des tonnes de carbone dedans avant, ne me prenez pas pour une sainte !), quelque chose que je puisse entraîner chez moi. Mais avant tout, je veux quelque chose qui me fasse apprendre. Je veux être débutante et voir la progression, découvrir des astuces, rechercher sur Internet.

Le choix des gants… ©Coralie Havas

GreenSpit, un 8b+ célèbre du Val d’Orco, qualifiée à l’époque de 
fissure de toit la plus dure d’Europe

L’escalade de fissures est une technique très spécifique. Et si, tu as peut-être l’occasion de t’entraîner un peu dans les salles avec des machines à fissures au Royaume-Uni, en France, ce n’est tout simplement pas à la mode. J’ai dû demander à Pete Whittaker de me donner une explication de 5 minutes sur la technique de l’off-width, avec le genou et les mains en papillon, car je ne savais pas du tout comment faire. En 5 minutes, je suis passée de la grimace et des échecs à la réussir et la montrer aux autres. Impressionnant ! Jamais dans mon jeu habituel de grimpe sportive je n’ai la chance de vivre une progression si rapide. 

Je fixais donc mes yeux sur Green Spit, un 8b+ célèbre du Val d’Orco. Une fissure de toit de 15 mètres, grimpée en trad pour la première fois par Didier Berthod en 2003, et qui à l’époque avait été qualifiée de « fissure de toit la plus dure d’Europe ». Je n’avais aucune expérience en fissure, à part sept jours à Indian Creek, un après-midi dans la cave de Tom, et une ascension rapide d’un 8a off-width à Cadarese. Je n’étais pas tout à fait débutante, car je savais effectivement comment positionner mon pouce pour faire un « jamming », mais je n’étais pas non plus experte.

©Coralie Havas

 Je peux voir, dans mon soin à ces petits détails,
que la motivation et l’excitation sont au maximum

Je me suis attaquée à la voie sur deux sessions en mai… puis je me suis déchirée l’ischio-jambier. Mais Greenspit est magnifique, et je savais que j’allais installer une machine à fissures dans mon jardin. Dès que j’ai pu lever et utiliser ma jambe (après deux mois sans pouvoir grimper), j’ai construit ma machine à fissures de 4 mètres. Assurez-vous de bien poncer le bois, sinon vous allez avoir des échardes. J’ai fait mes premières sessions dessus et je n’arrivais pas à croire à quel point c’était douloureux !

J’avais des ampoules sur l’arrière de mes mains en 20 minutes. Bandages, gants en chaussette, gants de fissure, et surtout pas plus de deux sessions de 30 minutes par semaine sur la machine. Je suis encore loin du volume que Tom fait dans sa cave, et je n’imagine toujours pas comment il gère la peau ou les bleus… Mais je vois des progrès.

Je suis retournée à Greenspit un peu tard dans l’automne. J’ai aussi acheté des gants de fissure différents, signe clair de ma motivation, car normalement je ne prête pas attention au matériel. Gants Vibram ? Gants Ocun ? Où mettre le tape ? Quelle taille ? Quelle paire de chaussons ? Je peux voir, dans mon soin à ces petits détails, que la motivation et l’excitation sont au maximum.

Je m’en rapproche maintenant. Greenspit est une fissure pure au début, 7a pour les vrais grimpeurs de fissure, mais définitivement beaucoup plus dur pour moi, même après plusieurs jours à essayer de la comprendre. La deuxième partie est toujours une fissure, mais avec des mouvements bizarres, des prises arquées.. et les passages clés se trouvent là. Mais si tu ne gères pas bien le début, tu vas avoir du mal à enchaîner les crux suivants.

La voie est à seulement trois heures de chez moi, mais je ne peux faire que deux bons essais par jour, puis je dois prendre un jour de repos avant de repartir. Trop de bleus ! J’y suis allé trois fois cet automne, j’ai passé six jours sur la voie, et maintenant j’ai mes méthodes…

©Coralie Havas

En ce moment, je commence à ressentir un peu de pression parce que je sais que je peux le faire. La meilleure partie du jeu, celle du « débutant », est presque terminée ; maintenant je dois passer en mode « enchainement ».

Pour être honnête, entre devoir gérer cette petite pression (au moment où j’écris, mon cÅ“ur est un peu plus serré), et devoir me raisonner (« Tu es là parce que c’est fun… oui, mais ça serait bon pour ma carrière... vraiment ? Soyons réalistes, ça n’a pas tellement d’importance. Mais si tu n’y arrives même pas, alors tu n’es pas assez forte… Oui, ce dialogue intérieur, un ange à l’épaule droite et un démon à gauche, se disputent et je dois écouter l’ange uniquement. C’est dur et mon cÅ“ur se serre encore plus alors que je continue d’écrire).

On entraine son corps pour être prêt,
mais que ce soit le jour J d’une compétition ou sur un projet extérieur,
il faut aligner sa tête et son corps

Je me relis et je sais que c’est juste. Je suis exactement là où je veux être. J’ai adoré être dans l’état d’esprit du débutant sur Greenspit, et maintenant je passe au jeu mental. On entraine son corps pour être prêt, mais que ce soit le jour J d’une compétition ou sur un projet extérieur, il faut aligner sa tête et son corps pour atteindre 100% de son potentiel et être parfaite. Ce n’est pas facile ; c’est en réalité le plus difficile, et c’est vraiment le cÅ“ur de ma passion pour l’escalade. Et ce jeu, je le connais bien. Je l’ai adoré et détesté quand j’étais compétitrice. Je l’adore et le déteste chaque fois que je projette une voie.

Ce que j’aime dans l’escalade, c’est d’avoir ces conversations avec soi-même, gérer la peur. La peur d’échouer ou la peur de se blesser – la méthode est la même pour moi : je dois me concentrer encore plus sur les mouvements que j’aime. Mes mains sont moites maintenant… j’ai vraiment hâte de revenir !

J’ai enchaîné Greenspit 2 jours plus tard… et l’écriture de ce texte m’aura servi de préparation mentale.