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« L’alpiniste comme le plongeur choisit la beauté, méprise le confort. » Laurent Ballesta

Réponse à notre bouteille à la mer, envoyée depuis la côte atlantique, Laurent Ballesta nous renvoie cette analyse comparée et subtile de l’alpinisme et de la plongée où il excelle. Pour lui, c’est la terre et la mer qui semblent rapprocher tous ceux qui ont la curiosité de les explorer. Retrouvez Laurent en direct ce soir, après la projection de son film Planète Méditérannée, dans la version en ligne du Festival international du film et du livre d’aventure de La Rochelle. À ne pas manquer ! 

Cher Stéphane,

Sans cesse, l’Atlantique se déverse en Méditerranée. Quelle chance pour nous : autrement, je n’aurais sans doute jamais reçu ton message. En plus de ta bouteille, la petite mer reçoit du grand océan 2000 km3 d’eau chaque jour. C’est tellement d’eau qu’on pourrait craindre que la Méditerranée ne finisse par déborder. Alors me voilà obligé de te parler de notre ciel bleu permanent, été comme hiver, pour t’expliquer pourquoi, précisément, la Méditerranée ne déborde pas.

A cause de son climat, de son air sec et chaud, de ses trop rares précipitations, cette mer presque fermée s’évapore plus vite qu’elle n’est alimentée par ses grands fleuves qui ne peuvent compenser les pertes. Sans rechigner, tous les jours l’océan comble le déficit, et vendredi dernier ta bouteille à la mer a profité du voyage. Au passage, je te demande de me pardonner pour mon indécence à te vanter l’azur méditerranéen, te dire tout ça comme ça, sans précaution, ô toi, habitant des littoraux pluvieux.

©Laurent Ballesta

Savais-tu que si Gibraltar venait à se fermer, la Méditerranée disparaitrait à raison d’un mètre par an ? De cette désolation, je pourrais au moins tirer une petite consolation, car du haut d’une falaise, je verrais enfin d’un seul coup d’œil tout ce qui m’échappe depuis toujours : les grands paysages sous-marins. Si la mer se retirait, ce serait comme un rideau qu’on lève. Se dévoileraient enfin ses canyons et ses vallées, des falaises et des plateaux, des secrets engloutis, des surprises invisibles jusque-là. On oublie trop vite que la mer est moins une surface que l’on sillonne, qu’un volume que l’on survole.

 

Le plongeur profond, c’est celui qui amène ses yeux
là où ses rêves l’ont précédé

Tu voulais savoir ce qu’il pouvait y avoir de commun entre la plongée et l’alpinisme, et plus exactement entre les grandes profondeurs et les hautes altitudes. Je vais commencer par ce qui les distingue. L’alpiniste, avant de grimper tout en haut de sa montagne, peut en contempler l’immensité depuis la vallée. Impossible de reprendre à mon compte ta citation de Rebuffat, mais je peux la déformer : « le plongeur profond, c’est celui qui amène ses yeux là où ses rêves l’ont précédé ».

Mes rêves sont toujours ainsi : plus encore que des rencontres singulières, ce sont surtout des visions impossibles. Le décor change mais l’ambiance reste la même : un océan dont l’eau est devenue invisible. Elle est pourtant bien là, mais vaporeuse, sans plus aucune densité. On y voit à travers parfaitement, comme si c’était de l’air. Je plane au-dessus du fond, l’image est à peine bleutée, comme celle d’une chaine de montagne au loin. Si je fais ces rêves de paysages sous-marins à perte de vue, si je fantasme à l’idée de contempler un jour l’horizon sous la mer, c’est précisément parce qu’en réalité ces visions nous sont interdites. Mes rêves sont l’aveu d’une frustration, celle du plongeur qui ne pourra jamais embrasser d’un seul regard le monde qu’il prétend explorer.

©Laurent Ballesta

Aucun plongeur n’a vu en entier le récif corallien égyptien de Ras Mohamed, ni même la passe de Rangiroa en Polynésie dans toute sa largeur. Aucun cétologue n’a pu contempler la ronde sous-marine d’une douzaine de baleines à bosse encercler puis engloutir dix tonnes de krill en une seconde dans les eaux noires et riches d’une baie d’Alaska. Nous ne voyons que des bribes de nos univers, comme un puzzle géant qu’il nous faut ensuite assembler dans nos têtes. Je me demande parfois si tous les plongeurs font, comme moi, ces rêves d’océan transparent.

Pas forcement, d’autant que beaucoup savent se contenter du peu que nous offrent nos incursions. Combien de fois ai-je entendu cette hérésie à la sortie d’une plongée : « l’eau était cristalline ! Y’avait au moins 40 m de visibilité ! ». On oublierait presque que 40 m de visibilité sur terre, c’est un de temps de brouillard. Et là, ô toi, habitant des littoraux brumeux, tu vois ce que je veux dire mais d’accord, je n’insiste pas.

La vision obtenue est-elle celle
d’un alpiniste en haut de sa montagne ?
En tout cas, elle ressemble à mes rêves de plongées

Cette frustration n’est pas mon ennemi pour autant. D’ailleurs je dois sans doute ma vocation à ce manque de transparence de l’eau : mes barbotages de l’enfance ont commencé entre Palavas-les-Flots, Carnon-Plage, et la Grande-Motte, où la visibilité varie de nulle à médiocre. J’aime l’eau trouble depuis cette époque. Du moins, il m’arrive de la préférer à l’eau claire. Je l’aime parce qu’immergé dans cette brume liquide, j’imagine les formes qu’elle cache avec plus de plaisir encore que s’ils m’étaient livrés totalement. L’eau trouble c’est un exhausteur de goût, c’est le papier brillant qui emballe les cadeaux de Noël, c’est la nuisette qui dissimule la chair de la bien-aimée. Dans nos vies d’abondance, l’appétit est plus précieux que la satiété. Aimer l’eau trouble sous-entend d’apprécier davantage l’imagination que la contemplation. Cela me convient mieux sans doute, mes rêveries ont toujours été plus grandes que mes fascinations. J’aime l’eau trouble parce que je peux, avec elle, cultiver l’idée que le voile se lève un jour, et qu’alors s’additionnent le plaisir de la surprise à celui du privilège.

Voilà ce qui me pousse vers les grandes profondeurs où la réalité flirte avec le rêve. C’est un miracle qui se répète presque à chaque fois : au fur et à mesure que l’on descend, la luminosité baisse, mais la visibilité augmente. Une lumière parfaite, comme un éclairage de studio : faible pour ne pas faire briller les impuretés de l’eau et brouiller la vue, suffisante et bien orientée pour dessiner les imposantes formations rocheuses. La vision obtenue est-elle celle d’un alpiniste en haut de sa montagne ? En tout cas, elle ressemble à mes rêves de plongées.

©Laurent Ballesta

Le rêve s’accommode-t-il de réalité ? Dans mon cas, il la précède. Les divagations du sommeil font naitre au réveil l’envie d’exactitude. Sans mes rêves, sans doute n’aurais-je jamais orienté mes études universitaires vers une discipline encore jeune à la fin des années 90 : la cartographie bionomique des fonds marins. Sur Terre, on appelle cela des cartes de végétation : des informations biologiques qui viennent se superposer à la topographie des géomètres. Par interprétation d’une vue satellite ou de photos aériennes, un botaniste dresse la carte végétale presque automatiquement. Sous l’eau, c’est plus compliqué, malgré sonars et sondeurs, il faut aller voir. Si le montagnard se sert de cartes pour mieux appréhender sa montagne, le plongeur fait l’inverse, il se sert de ses plongées pour affiner ses cartes.

Le désir d’une vision complète des mondes sous-marins a mué progressivement. Mon obsession de jeune plongeur, est devenu mon sujet de recherche d’étudiant, et aujourd’hui c’est la base de notre petite entreprise Andromède Océanologie. Voilà comment, cap après cap, baie après baie, durant les 15 dernières années, nous avons arpenté nos reliefs inversés, nos montagnes à l’envers, pour cartographier les habitats sous-marins de tout le littoral Méditerranéen français.

Paradoxalement, dans cette course boulimique aux espaces à dessiner, ce sont les espèces à illustrer qui me nourrissent. C’est peut-être là, une autre grande différence avec la montagne.
L’alpiniste court vers des lieux où la vie est rare, où très peu de mammifères ont su s’adapter, des hauteurs minérales, comme un voyage vers un futur qui ne serait plus tenable pour le vivant. Le plongeur, à l’inverse, s’enfonce vers des profondeurs où la vie prolifère, où elle a commencé, vers la soupe originelle, cette foule indistincte et variée, faite d’êtres primitifs, comme un voyage dans le passé, celui des origines du vivant.

Il n’y a pas de temps à perdre en développement personnel
quand il y a ici-bas tant à découvrir

« Pourquoi voulez-vous aller au sommet de l’Everest ? Parce qu’il est là » célèbre réponse de Georges Mallory aux journalistes sans imagination. Pourquoi descendre au fond de la mer ? parce qu’elles sont là, les dernières créatures inconnues. Ma réponse serait donc moins poétique, mais plus concrète. Voilà pourquoi, Stéphane, tu ne trouveras pas ici dans les raisons d’aller au fond le couplet sur le fait d’évoluer en apesanteur, (si tu savais combien mes lourds équipements me peinent quand je suis encore sur le quai), ni sur cette régression mystique d’un retour au liquide amniotique (personnellement je n’aime pas faire pipi dans ma combinaison), encore moins sur l’exploration intérieure, oxymore risible, comble du nombrilisme quand on est face à ces immensités aquatiques. Ironie mise à part, ces plaisirs-là ne sont pas rien, mais comptent peu. Il y a tellement plus en ces profondeurs difficiles d’accès. Ces plongées offrent un monde vierge, où l’homme n’a jamais pu s’installer vraiment. Quand on mesure bien le privilège d’atteindre cet outre-monde, cet univers fertile, bouillonnant de vie, l’introspection devient un égocentrisme déplacé, et l’exploration la seule élégance possible.

Je ne dis pas que c’est une histoire de savoir-vivre, plutôt une question de priorité. En plongée, on compte les minutes. A grande profondeur on ne fait que des incursions. Il n’y a pas de temps à perdre en développement personnel quand il y a ici-bas tant à découvrir, comprendre, illustrer. Sur terre, la patience est une vertu, sous l’eau elle devient vite un luxe inabordable. Certes, nous flottons, et cela donne l’illusion de la lenteur, mais nous sommes pressés, tout autant que le sont les alpinistes lorsqu’ils atteignent les très hautes altitudes. Il est dangereux de trainer trop longtemps au-dessus de 7000 m, comme en dessous de 100. Dans les deux cas, l’air, même le plus pur, n’est pas bon à respirer. Et même si l’on trouve des solutions techniques, des astuces, même si l’on fait preuve d’endurance, de résistance, on sent bien que ces profondeurs, ou ces hauteurs, sont inhospitalières.

Cette aspiration aux espaces lointains,
c’est aussi le ras-le-bol des espaces contraints

Peu importe que ces contrées soient accueillantes, seul compte qu’elles soient belles. L’alpiniste comme le plongeur choisit la beauté, méprise le confort. Cette aspiration aux espaces lointains, c’est aussi le ras-le-bol des espaces contraints. Soigner la déprime en accédant aux cimes, fussent-elles des abimes. Ne plus supporter le domestique quitte à craindre le sauvage. Prêt à tout pour fuir la laideur et atteindre les splendeurs. Tant mieux si c’est difficile : se sentir vulnérable en ces lieux reculés donne envier de les respecter. Pas de sanctuaires sans pèlerins, ceux-là même qui se mouillent, aux sens propre pour les plongeurs, pour les approcher de près, les faire connaître, les faire aimer. Qui fait la réputation d’une montagne ? Qui la défend le mieux ? Celui qui l’a gravie à pied, ou ceux qui l’ont survolée en hélicoptère ?

©Laurent Ballesta

Un courant sortant existe à Gibraltar, près du fond, en sens inverse de celui de la surface. Récemment, j’ai appris de Rolland Jourdain, navigateur cultivé, qu’en leur temps les phéniciens le savaient déjà. Aussi, pour atteindre l’Atlantique, ils utilisaient des sortes de voiles lestées qu’ils envoyaient au fond se faire prendre dans ce flux sortant. Les bateaux ainsi tractés par le fond pouvaient remonter le courant, doubler les colonnes d’Hercule et quitter la Méditerranée. Une chance pour notre bouteille à la mer ! Je vais l’abandonner au plus profond que je puisse plonger, elle passera Gibraltar dans l’autre sens. Ensuite, si j’en crois la courantologie, elle risque de faire un grand tour en Atlantique, jusqu’en Amérique, mais emportée par le Gulf Stream elle reviendra jusqu’en Charente-Maritime. Une fois-là, c’est plus délicat. Je compte sur un étrange phénomène pour prendre le relais de la livraison. Comme dans mes rêves sous-marins les plus fous, il paraitrait que régulièrement, toutes les 6 heures si j’ai bien suivi, l’océan se retirerait de vos plages, et laisserait apparaître ses fonds secrets… Vous appelleriez ce phénomène magique, la marée… Jamais vu ici, mais j’ai envie d’y croire. Aussi, sois attentif, la prochaine fois qu’elle dévoilera ses fonds, ô toi, habitant des littoraux mouvants, tu trouveras peut-être ma bouteille et son message.

L.B.

Planète Méditerranée, Laurent Ballesta, Edition Andromède Océanologie / Héméria, 296p., 2020, 69€..