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Mes fils, ces héros : quand Edu Marin, son père et son frère gravissent la Tour de Trango en famille 

On aurait pu commencer par raconter cette histoire en parlant de l’enchainement en libre de la voie Eternal flame par Edu Marin, sur la tour de Trango au Pakistan. Vous expliquer combien cette première répétition en libre, 13 ans après les frères Huber et 33 ans après l’ouverture de la voie par le duo visionnaire formé par Wolfgang Gülich et Kurt Albert, est un summum du haut niveau. Et rappeler combien grimper du 7c+ à 6100 m est un défi physique hors-norme. Pourtant, au-delà de la performance d’Edu Marin aidé par son frère Alex, c’est bien le personnage ultra attachant de Francisco « Novato » Marin, 72 ans, qui vole la vedette dans le film Keep it Burning, projeté lors du Chamonix film festival 2024.

Combien de fois le répète t-il, dans le film et en interview : « Mis hiros ». Mes fils. Ses héros ? Novato a 72 ans et une vie de grimpeur derrière lui, encore loin devant. Mais sa vie de grimpe est surtout une vie de partage. On le voit depuis toujours aux côtés de son fils Edu, grimpeur professionnel, aux quatre coins du monde. Et ne croyez pas que Novato se contente d’assurer. Il grimpe fort depuis longtemps. Et pour encore longtemps. Sur son téléphone, il nous montre une photo de lui dans un 8b. Il avait 60 ans.

Douze ans plus tard, la flamme brûle toujours dans l’esprit de ce Catalan au regard profond. Son corps, lui, accuse le poids du temps qui passe, mais sa forme ferait pâlir plus d’un trentenaire sportif. Sa routine ? « Ping pong tous les matins ! » Mais aussi du vélo, de la natation et bien sûr, de l’escalade encore et toujours. Le padre de la fratrie Marin irradie à la fois de sa force et de sa constante attention envers ses fils.

Edu, Francisco « Novato » et Alex Marin, au Chamonix film festival 2024. ©UL

La dream team selon Edu Marin

Le grimpeur catalan était déjà allé au Pakistan en 2021. Mais s’il avait atteint le sommet avec ses compagnons de cordée, ces derniers n’avaient pas eu le courage de remettre l’ouvrage sur le métier. Comprenez : redescendre dans les quatre ou cinq longueurs non enchainées pour les libérer. Un poil frustré et toujours guronzé, Edu élabore un nouveau plan à peine rentré. Il veut y retourner, remonter une expédition et réaliser son rêve de grimpeur, grimper la voie la plus difficile à cette altitude « Je suis du genre obsessionnel dans mes projets » admet-il en souriant. Plus que des compagnons d’escalade très forts techniquement ou expérimentés, il lui faut des gens en phase avec lui pour retourner à Trango : « Avec mon frère et mon père, j’étais sûr de partager le même état d’esprit. »

Edu Marin dans l’une des longueurs clé de la voie Eternal Flame, à la tour sans nom de Trango, Pakistan. ©Alex Marin

Je suis du genre obsessionnel
dans mes projets

Un détail quand même : « Aucun d’entre eux n’avait grimpé en big wall. Plus que mon seul job de grimpeur, j’avais donc à assumer la responsabilité des deux. » Qu’à cela ne tienne, Alex est formateur IRATA (association de l’industrie des travaux acrobatiques) et diablement efficace avec les cordes. C’est le profil idéal pour fixer les 1000 m de paroi, afin de filmer la possible performance d’Edu. Ce travail d’équipement préalable prendra à lui seul près de trois semaines. Quant à Novato, il a un mental d’acier : « C’est la personne qui me donne le plus de confiance, qui me comprend le mieux. Au bout d’un moment, je me suis dit allez go, on y va ensemble ». Il faut entendre Novato encourager son fiston après des jours et des jours d’escalade à 6000 m. Le padre ne lâche rien. « C’est même lui qui nous motivait certains matins où l’énergie manquait. Quand on était fatigué par la grimpe ou l’installation des cordes, il prenait la direction des opérations et nous reboostait. » 

Edu Marin et Novato nous racontent leur expédition à la tour de Trango. ©JC

Karakoram sauvage

Pourtant tout n’a pas été rose avant même d’atteindre le pied de la paroi. En pleine nuit, une avalanche déboule d’on ne sait où et ravage le camp de base. La catastrophe est évitée de peu. La coulée atteint les tentes et en particulier celle de Novato. 

Il est trainé sur une vingtaine de mètres, pas loin de basculer dans le lac tout proche, prisonnier de son sac de couchage, dans sa tente, dans un entrelacs de toile. « Je pratique l’escalade avec un risque controlé depuis 60 ans. J’ai besoin de ça pour me sentir vivant. Je l’assume, mais je ne suis pas fou, je vis juste la vie de cette manière. » Et il ajoute, un ton en dessous : « Mais là j’ai eu tellement peur pour mes fils. » Après avoir passé une vie à grimper, à chuter, à observer ses fils dans l’univers de la verticalité, Novato prend pleinement conscience des risques objectifs : « Je ne retournerai pas dans un endroit si compliqué avec mes enfants. Il n’y a pas de secours, tout est loin. J’ai réalisé que le compromis n’a parfois pas de sens» confie t-il un ton plus bas. Le camp est sans dessus dessous mais l’expé continue. 

J’ai réalisé que le compromis
n’a parfois pas de sens

Francisco « Novato » Marin, 72 ans. ©UL

Edu Marin, 38 ans. ©UL

Seul, dix jours dans la tente

Alors que le trio atteint le milieu de la voie et la snowledge, une plate forme neigeuse vers 6000 m, une période de mauvais temps s’annonce pour au moins dix jours. Impossible de grimper dans de telles conditions. Le rêve d’Edu est d’enchaîner la voie en libre, ce qui, en pur style, implique de ne pas redescendre… à moins d’enchaîner à nouveau les premières longueurs.

Qu’à cela ne tienne, tandis que Novato et Alex redescendent au camp de base, Edu reste dans sa tente, sur l’étroit camp suspendu. « Les gens penseront peut-être que je suis fou de rester seul 10 jours dans une tente. Mais j’explique tout ce que je fais. Chacun peut choisir son jeu, ses règles, mais tu dois expliquer ce que tu fais. C’est pas tant ce que tu as fait qui compte, c’est comment tu l’as fait. » Edu est limpide. Au-delà des contraintes de l’enchaînement, c’est une forme de retraite que va vivre le grimpeur très attaché au style pour ne pas réaliser l’ascension d’un seul jet : « je ne voulais pas être une sorte de locataire de la voie. Je voulais y aller et grimper en une fois. » Quitte à mettre l’ascension sur pause et se payer une sorte de retraite solitaire sur Trango. Dans le film, Alex Huber ironise : « C’est sans doute le bivouac le plus long jamais vu dans le Karakoram ! ». 

Quand le beau temps revient, la barbe d’Edu a poussé, tout comme sa motivation à grimper. Novato et Alex le retrouvent. Les choses sérieuses peuvent reprendre. 

Edu et Novato Marin au Plan B, Chamonix. ©UL

7c+ à 6000 m

Pour Edu, le crux reste à gravir. La longueur côté 7c+ lui donne du fil à retordre. Petit regret (spoiler) : on ne voit pas dans le film les nombreux essais d’Edu : « J’ai bataillé pour trouver la manière de passer la longueur. Tu dois mettre les mains là où il y a les coinceurs et choisir entre l’escalade ou la sécurité ! ». Edu et Alex choisissent de ne montrer qu’un passage fluide et réussi de la longueur. On voit d’ailleurs les friends en place dans la fissure. C’est beau mais les adeptes de l’escalade auraient sans doute apprécié de voir aussi tout le travail menant au chef d’oeuvre. 

D’ailleurs, en coulisse, Alex continue de gérer les cordes statiques et de filmer son frère au fur et à mesure de l’escalade. Et il s’en sort parfaitement bien. C’est qu’une équipe de tournage avait accompagné le trio jusqu’au camp de base… avant de rebrousser chemin en prenant conscience de l’environnement disons particulier, dans lequel elle se trouvait. Malgré cette défection, les images du film sont superbes, la maitrise du drone impeccable, le montage de Guillaume Broust très maitrisé. 

on a pleuré ensemble

Edu, Alex et Novato Marin au sommet de la tour de Trango. ©Edu Marin

Et la cordée progresse. Novato ne grimpe pas, trop éprouvé par l’altitude. Remonter les longueurs au Jumar est déjà un énorme effort en soi. De son côté, Edu réalise une performance unique en menant toutes les longueurs, contrairement aux frères Huber qui se relayaient. Jusqu’au dernières longueurs d’alpinisme mixte où il sort les piolets et les crampons. Le sommet est là, l’émotion est palpable : « C’est un mélange de beaucoup de sentiments. On l’a fait, comme une équipe, en famille, au-delà des doutes. J’étais heureux de réaliser mon rêve mais j’étais surtout très fier d’eux. On a pleuré ensemble ». Que faire après ce genre d’accomplissement individuel et collectif ? « Mon rêve est de trouver une ligne en big wall, à la même altitude ou plus haut, plus dure aussi. Je pense que le 7c+ d’Eternal flame vaut plutôt 8a. J’aimerais donc trouver un 8a+ ou un 8b à plus de 6000 m. Et pourquoi pas en créant ma propre ligne cette fois » rêve Edu Marin.

En attendant, Novato se verrait bien dans un big wall de Patagonie avec son fils, pour découvrir cette région qu’il ne connait pas et en profiter au maximum : « Je suis bien entrainé et je veux profiter de mes dernières bonnes années. En Patagonie, l’altitude est raisonnable alors je crois que je serais d’autant plus efficace. Je suis son meilleur coach ! » Novato évoque souvent Valhalla, une voie extrême de près de 400m en 9a+ max, qu’Edu a libéré à ses côtés, après un travail de longue haleine sur l’incroyable arche de Getu, en Chine. Père et fils passent près de 8 mois en Asie et travaillent sans relâche. Cette réussite est marquée dans leur chair. Chacun arbore un tatouage « Valhalla » sur le corps, bras gauche pour Novato, jambe droite pour Edu. 

©JC

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Au moment de se quitter, Novato nous arrête en tendant son téléphone : « Regardez, c’est une photo de Maria, jeune. Elle était la plus belle de tout Barcelone ! Même si elle n’est pas du tout une aventurière ni une grimpeuse, notez bien dans votre article qu’elle a toujours été à nos côtés. Ça fait 50 ans qu’elle me supporte ! »

Il est fort probable que personne ne retourne un jour gravir la tour de Trango avec son père et son frère. Mais il y a fort à parier qu’en voyant cette aventure familiale, chacun y retrouve le bonheur aussi simple qu’incommensurable de partager une passion avec un père, un fils, une mère ou une fille, que ce soit la première voie en tête du petit dernier ou ses premiers galops sur un poney. Et ce sentiment là est aussi intime qu’universel.