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Valery Babanov, le Russe aux deux Piolets d’Or 3/3

Les bonnes feuilles de la biographie signée Denis Ducroz

Épris de montagne et de liberté, Valery Babanov a été l’un des grands alpinistes des années 2000, et a remporté deux Piolets d’Or. La biographie que lui consacre Denis Ducroz brosse le portrait sensible de l’un des meilleurs alpinistes de sa génération avant de devenir un homme apaisé. Voici le troisième et dernier extrait de cette biographie qui vient de paraître aux éditions du Mont-Blanc : en 2007, encordé avec Sergey Kofanov, Valery Babanov gravit le pilier ouest du Jannu, 7710 m. Une apothéose ? Une ordalie, plutôt, qui le laisse adoubé par ses pairs, puis, année après année, conscient que son futur sera différent.

V aléry raconte avec ses mots. « Le sommet est là. Les derniers pas nous donnent l’ultime force et la volonté de conclure. Encore quelques pas et devant nous, remplissant tout l’espace sur la gauche, apparaît le gigantesque massif du Kangchenjunga, le troisième sommet du monde. Il semble juste à portée de main. Je lance un pied sur l’arête, les piolets plantés de chaque côté, Dieu merci, il n’y a pas de corniche. En un clin d’œil je suis à califourchon sur l’arête. Le sommet du Jannu: voilà le moment où s’accomplit le désir d’un homme. Combien de jours, peut-être d’années, ai-je attendu cet instant? Maintenant je le vis.

Par expérience je sais que pour comprendre et ressentir dans sa plénitude ce qui nous arrive, il faut du temps, mais nous n’avons plus ni la force ni l’énergie pour absorber tout ça. Mon regard balaye l’horizon, un tapis de sommets enneigés. Au loin on voit bien l’Everest, le Lhotse, le Makalu. Le paysage nous ensorcelle, il exprime, représente l’éternité même. J’avale la corde et Sergey vient me rejoindre. Je vois que les derniers pas vers le sommet lui demandent aussi une énorme volonté. Nous sommes tous deux heureux, mais nous refrénons nos émotions, nous savons que la descente sera longue et dangereuse ». (…)

Comment ne retenir qu’une seule ascension formidable au milieu d’un choix si vaste de performances si diverses et insuffisamment calibrées ? S’impose par ailleurs le problème des preuves attestant certaines réussites validées sans vérification suffisante ; des stars du moment sont mises sur la sellette. En la matière, les succès de Valery n’ont jamais été contestés, personne n’a douté de leur achèvement ni de leur difficulté affichée. Si House et Twight lui ont cherché des poux dans la tête pour une histoire de style plus ou moins alpin au Nuptse, le Jannu de Babanov, épuré, brillant et prestigieux, fait taire toute polémique. (…)

Au retour du sommet, Valery raconte qu’en cherchant sur l’arête le point par où descendre, il mit le pied sur la corniche, juste le temps de se pencher. À la seconde même où il a retiré son poids, la corniche entière a cédé sur plusieurs dizaines de mètres. On pourrait physiquement expliquer une telle chose par une vibration dans la masse neigeuse, amplifiée peut-être par son propre écho venu en résonance depuis un lointain rocher, mais lui préfère croire en un Grand Marionnettiste qui aurait tiré sur le fil, juste à temps. Dès lors, ne peut-on pas imaginer chez lui une sorte de libération psychologique plus ou moins inconsciente ? Comme une bénédiction bien méritée lui autorisant pieusement un égocentrisme décomplexé : puisque l’ordalie s’est montrée favorable, que le Jugement suprême lui a donné raison, ne devient-il pas tentant de jouir égoïstement et avec bonne conscience de tous les plaisirs que la vie propose ? S’est-il seulement demandé si les larmes d’Olia n’étaient que pure allégresse ?

Valery Babanov, le Russe aux deux Piolets d’Or, Denis Ducroz, éditions du Mont-Blanc, 2023, 20 €.

Au Jannu, à la seconde même où il a retiré son poids, la corniche entière a cédé sur plusieurs dizaines de mètres. 

L’homme aventureux est resté fidèle à son choix initial l’obligeant à atteindre la meilleure notoriété dans un monde connu pour être confidentiel. À la différence des aventuriers que décrit Jankélévitch, il n’eut jamais à vendre des aventures factices au grand public ou des exploits inventés de toutes pièces pour passer à la télévision. L’homme aventureux jouit seul de son succès parmi ses pairs et il se contente de celui-ci, sans film célébrant ses exploits, sans livre de mémoires écrit dans la foulée d’un tapage de circonstances. L’homme aventureux a réussi sa transplantation d’un continent sur un autre, d’une civilisation dans une autre. Sa femme et sa fille sont maintenant canadiennes et passent leur temps à l’attendre ; lui s’emploie à le devenir sans jamais être là. Il ne doit sa réussite qu’à son talent, oubliant qu’il fleurit un peu sur l’abnégation de son épouse. Sa vie lui convient. Il grimpe ou s’entraîne à grimper. Il explore des photos sur son ordinateur, prépare des voyages ou relate celui dont il revient. Son courrier lui prend aussi beaucoup de temps… Il aime la musique et les chansons russes tout en portant au plus haut Jonathan Livingston le goéland. Qui s’en étonnerait ? Chaque ascension le rapproche de cette perfection éthérée, métaphore d’un certain paradis qui lui conviendrait. C’est là que les choses vont changer. (…)