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Une décennie de trop

Les années dix ? Une décennie d’alpinisme, de soirées en refuges, de projets aboutis, de courses mûrement réfléchies avant d’être réalisées. Mais c’est aussi la décennie de trop, celle d’un nouveau visage terrible pour les Alpes, celui d’une montagne meurtrie, en première ligne du réchauffement climatique.

Une décennie d’alpinisme. Voilà ce que toi, lectrice ou lecteur abonné(e), a pu lire cette semaine sur Alpine Mag. 2010-2020, dix ans de montagnes sauvages pourtant domptées, de premières flamboyantes, d’ascensions solitaires époustouflantes. Des visages qui ne sont plus, aussi. Une décennie d’alpinisme. Quand tu as la chance de devenir un vieil alpiniste, c’est pour deux raisons. La mauvaise, c’est quand tu as arrêté de fréquenter les cimes, mais que tu en rêves encore. La bonne, c’est quand tu n’es pas tombé, tout en continuant de vivre des courses rêvées, d’accumuler de l’expérience.

Mon bilan des années dix ? J’ai réussi de beaux sommets, foiré une belle expé, franchi des cols perdus, je me souviens de superbes moments, levers de soleil, traces éphémères sur la glace, retours nocturnes, longues moraines propices à discuter avec mon compagnon de cordée. Tu te souviens de telle ou telle voie, de telle longueur qui t’a fait trembler, dont le souvenir t’a fait rigoler quelques jours plus tard.

Je me souviens d’une traversée de la Meije en juillet 2018. L’air était pur, le compagnon parfait, la chevauchée des arêtes magnifique. Trois semaines plus tard, c’était fini. Un pan du pic du Glacier Carré s’effondrait, barrant la voie normale de la Meije. Alors certes, depuis, des guides ont à nouveau pratiqué la Meije. Tu regardais la Meije avec crainte et envie. Maintenant l’envie, parfois, s’en va. De cette décennie découle désormais une certitude : ce ne sont plus les montagnes qui nous survivent, mais, parfois, l’inverse.

De cette décennie découle une certitude : ce ne sont plus les montagnes qui nous survivent, mais, parfois, l’inverse

Partout, les montagnes se sont écroulées. L’éperon Tournier à l’Aiguille du Midi s’est effondré en un nuage de poussière, tandis que le versant sud explosait. La vire d’accès à l’historique voie Lépiney au Trident a disparu. Un pan d’Olan s’est évanoui. Dans les Alpes, la chaleur et la sécheresse frappent. Les montagnes, partout, depuis dix ans, se cassent la gueule. Les rimayes créent de nouvelles longueurs lisses partout. Les glaciers font frémir, au point que les autorités italiennes ont fermé, l’année dernière, l’accès au Val Ferret. La placide Mer de Glace disparaît à vue d’oeil.

Le bilan des années dix, c’est cela : le réchauffement climatique qui modifie profondément les montagnes, qui affecte les glaciers, les parois, mais aussi les fondations des refuges qu’il va falloir renforcer ou enfouir toujours plus profondément. Quand je pense que j’ai fait de l’école de glace sur le glacier des Bossons, dont le front vertical menace désormais, je me pince. Quand je ne reconnais plus une montagne de l’Oisans parce que ses glaciers ont tellement diminué, j’ai envie de pleurer.

C’est le terrible bilan des années dix, une décennie de camions sous le mont Blanc, une aggravation que d’aucuns ne veulent voir, continuant de sarcler les glaciers ou les alpages à coup de bulldozer, de Pitztal au Grand Bornand. Une décennie de conneries plus tard, les cons osent tout, c’est même à ça qu’on les reconnaît. Alors qu’il faut, plus que jamais, protéger les montagnes, sentinelles du climat.

Toi, tu es un(e) alpiniste, tu t’adapteras. Par amour.