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Un guide singulier

Les sept vies de François Damilano #4

Escalader un sérac, c’est remonter le temps. Les strates correspondent aux années de glaciation. Une mince couche grise pour l’été, une épaisse couche blanche pour l’hiver. La Tête dans les étoiles, sérac du mont Blanc du Tacul gravi avec Jean-Luc Vanacker. ©Coll. Damilano/Godefroy Perroux

François Damilano fête ses sept vies. Son cadeau d’anniversaire ? Sa biographie passionnante écrite par Cédric Sapin-Defour et publiée chez Guérin, le 11 octobre prochain.
Sept vies pour Damilano et huit épisodes sur Alpine Mag pour retracer un parcours hors-norme, avec extraits exclusifs du livre et conversation entre les deux intéressés, s’il vous plait.

Les sept vies de François Damilano, Cédric Sapin-Defour, Guérin-Paulsen, Octobre 2018.

« François cherchait deux pigeons, on n’a pas dit non… » Été 1988. Jean-Pierre Maurus, client originel et original de François vient d’être papa. Un baiser à la maman, au petit nouveau sur Terre et direction Chamonix. Nuit dans la voiture puis départ pour le refuge du plan de l’Aiguille le lendemain. Il y retrouve François et Rémy Heintz qu’il connaît déjà, un autre client du tout début. Au petit matin, ils attaquent l’éperon Frendo mais assez rapidement se déportent à gauche vers un énorme… sérac. Heureusement, le gardien du refuge était au courant. C’est la période « séracs » dans les mille vies de Damilano, ces monstres de glace que l’on fuit et qu’il gravit. François se désaxe de l’éperon et fait venir ses deux clients, deux clients qui ne grimpent jamais en glace. À cet instant, un alpiniste qui semble en forme est en train de courir. Pause de trente secondes, le temps d’interroger ces égarés et de les remettre dans le droit chemin :
– Vous allez où comme ça ? C’est pas là !
– Bah… on va faire le sérac.
Jean-Pierre Maurus a répondu l’évidence, le programme du jour.
Jean-Marc Boivin poursuit son footing. Il s’entraîne pour l’Everest. Lui, l’habitué des inhabituels, ne s’inquiète pas plus que ça, même s’il jettera de temps en temps un oeil vers ce jeune guide intrépide et ses clients bizarrement confiants.
Dans le sérac, François s’emploie. C’est déversant, la glace n’a pas de limite verticale et ses strates sont de duretés inégales, d’ancrages aléatoires. Deux ou trois longueurs surplombantes, en somme une nouvelle discipline. Il manque de broches, avec les clients, on broche ! François s’autoassure, hurle à Rémy et Jean-Pierre de lui en faire passer quelques-unes, fait descendre une corde pour qu’ils puissent les nouer. Quatre, ça devrait suffire. François remonte la corde et le matériel providentiel. Quelques mètres avant qu’elles ne lui parviennent, le noeud se défait et les broches plongent en direction du glacier des Pèlerins et de Chamonix. François grogne. « Je ne me souviens pas qu’on se soit fait engueuler, ce qui est sûr par contre… c’est que c’est Rémy qui avait fait le noeud. » Jean-Pierre Maurus a mis en route le filtre mnésique. Les histoires sont toujours racontées par quelqu’un. Rémy a sa version : « On sait qu’il a gueulé mais on était protégé par un toit de glace. De mémoire, il me semble que c’est Jean-Pierre qui a noué les broches. » Qu’ils sont joueurs ces imaginaires individuellement construits, déconstruits et reconstruits.

Guider c’est plonger dans l’alpinisme « normal », amateur, et minimiser le risque.
Comment guider des clients tout en gardant des ambitions de performance ?  Comment les clients d’hier perçoivent-ils cette période ?

François Damilano :

Attention à la magie du du récit ! Ne retenir que le spectaculaire ou l’original c’est feindre d’ignorer le quotidien. Ne raconter que les escalades exceptionnelles ou des aventures originales, c’est masquer la réalité du métier de guide… Mais c’est aussi la loi du genre quand on accepte de raconter. Mon travail de guide n’a pas été fait que de premières en cascade de glace, d’expéditions au bout du monde et de clients-complices. Bien sûr que non. Mais un peu quand même ! Chaque guide encorde ses clients avec sa personnalité, ses spécificités. D’un savoir faire commun, chacun apporte sa touche, son originalité, sa motivation propre. C’est aussi ce qui rend le métier si passionnant. D’ailleurs c’est drôle comme nos clients finissent pas nous ressembler un peu, et inversement. C’est à dire que des cordées se forment, s’accordent, ont plaisir à renouer d’une saison à l’autre, d’une année sur l’autre. Alors mes clients ont souvent grimpé en glace, visité des recoins perdus du massif, gravi des variantes plutôt que les itinéraires prévus, changé de projet au gré des conditions. Ça n’empêche ni l’attention, ni la vigilance. Et si la plupart des clients désirent fouler la cime convoitée ou gravir la voie envisagée, d’autres aiment se laisser embarquer dans des aventures qu’ils n’osent envisager ou dont ils sont pas idée ! Un guide, ça peut aussi servir à cela. Mais les clients ont toujours le choix… il existe 1500 guides en France !

Cédric Sapin-Defour :

J’ai aimé écrire ce chapitre car, plus encore que dans les autres, il a fallu s’appuyer sur le témoignage des gens autour de François : les clients, devenus compagnons, amis même. Croiser les regards est un plaisir d’auteur. On n’imagine pas la puissance de la relation entre un guide et ses clients. Damilano ou autre. Et surtout sa réciprocité : des rêves se faisant possibles pour les uns et une admiration non feinte chez l’autre pour la capacité de ces personnes à se cogner de la montagne quelques jours par an et à remettre leurs vies entre ses mains. Tout ce beau monde, par le livre, a pu se dire une forme d’amour qu’habituellement ils ne se déclarent pas. Sauf dans les larmes du sommet. Mais ça ne dure pas car il faut redescendre dans la vallée et sa pudeur.
Le guidage Damilano a été disons …original. Avec son compère Godefroy Perroux, ils ont joué un moment des colonies de vacances, encordés chacun en double flèche dans des itinéraires d’ampleur. Voir dix alpinistes ensemble dans la face nord des Droites ou dans le Frendo, ça se fait moins aujourd’hui non ? Eux prônaient les collégiales et le bonheur d’être à beaucoup.
Puis il y a eu les ouvertures, François a souvent réalisé des premières avec clients qui ont eu dès lors et pour toujours leurs noms dans les topos et dans l’histoire de la cascade de glace. Il a même ouvert des séracs avec certains. Ce n’était pas compliqué, il appelait un client et lui demandait :
– Ça te dit de faire un sérac demain ?
On peut se dire que c’est gonflé, on peut se dire aussi que c’est une délicieuse célébration de l’alpiniste amateur, cet être sans lequel l’alpinisme n’existerait pas. Les clients restés fidèles, c’est à dire tous, ont progressé pas à pas derrière ceux de leur guide François, de l’école de glace aux Bossons, de rocher aux Gaillands jusqu’à la trilogie des faces nord. Faire de son ordinaire l’extraordinaire des autres, ce n’est pas rien comme projet de vie.
D’ailleurs quand on demande à François ce qu’il fait dans la vie, il dit « guide de haute montagne ». Invariablement. Malgré toutes ses autres casquettes, elle est là son identité. Et comble de sa conscience professionnelle, il habite Chemin du Vieux Guide ! Mais là, le cadastre se méprend…il va falloir attendre encore quelques années car les rêves des clients s’en moquent éperdument de l’âge de leur guide.

Les sept vies de François Damilano, Cédric Sapin-Defour, Guérin-Paulsen, Octobre 2018.