François Damilano fête ses sept vies. Son cadeau d’anniversaire ? Sa biographie passionnante écrite par Cédric Sapin-Defour et publiée chez Guérin, le 11 octobre prochain. Sept vies et huit épisodes sur Alpine Mag pour retracer un parcours hors-norme, avec extraits exclusifs du livre et conversation entre les deux intéressés.
On pourrait multiplier les exemples, les problèmes, les trouilles et les trouvailles, les découvertes et les déconvenues au milieu desquelles François a levé le doigt pour donner son avis. Les lames qui cassent ou qui plient, les dragonnes qu’on règle, qu’on rend amovibles puis qu’on enlève, la forme des dents des piolets selon que l’on joue en montagne, en glace ou en dry-tooling , les pointes de crampons à compter et à orienter, les racks à broches, les manches de veste trop courtes… C’est l’histoire de la cascade de glace qu’on peut lire ainsi, l’évolution croisée du matériel et de la discipline. François y a joué un rôle important, d’acteur, de penseur, de concepteur. « L’enjeu était de fabriquer du matériel pour grimper léger et fluide, pas du matériel pour se protéger de la cascade. » La nuance vaut son pesant d’innovations. Les Frenchies ont ramené un autre souvenir du Canada. Ce n’est pas du matériel mais ça y ressemble, c’est une technique, de la même famille que l’ingéniosité. L’abalakov. Les grimpeurs d’aujourd’hui ne peuvent pas imaginer qu’on n’y avait pas pensé, avant. Deux trous dans la glace, une cordelette et le rappel est prêt. Les plus prudents en relient plusieurs. Les Canadiens ne l’ont pas inventée, cette technique est née dans l’esprit inventif du russe Vitali Abalakov dès les années 1970. Peut-être au fond d’un garage. Les Français importent l’idée, la généralisent ou la réintroduisent, c’est selon les discours. C’est plus économique, avant il fallait laisser les broches à demeure pour descendre en rappel. Plus écologique aussi, mais c’est une époque où l’on s’en fout un peu. Plus pratique que les spits et plus sûre que cette autre trouvaille de planter des tubes en aluminium dans la glace sur lesquelles ils descendaient en priant tous les dieux de la cascade et de l’intrépidité. Un jour d’hiver à La Bérarde, Godefroy et François confectionnent des abalakovs qu’ils enseignent à leurs stagiaires. Des cantonniers passent par là , s’arrêtent, curieux. L’un d’eux n’y croit pas trop à cette chose. Trouer, c’est fragiliser. On installe un bout de corde entre le pare-chocs arrière de la 4L communale et la cordelette de l’abalakov. La voiture avance doucettement, ça ne bouge pas. Le sceptique appuie un bon coup sur l’accélérateur. Le pare-chocs finira ses jours au bas de la cascade qui, ce jour-là , n’a pas bougé d’un glaçon. Il est des bureaux d’études où l’on se marre plus que d’autres
Pour beaucoup, collaborer avec les marques revient à céder aux sirènes matérialistes d’une montagne que l’on rêve loin de ce chant là . Pourtant, nul ne grimpe nu comme un vers. Une contradiction à assumer ? À justifier ?Â
François Damilano :
Il n’y a rien à justifier. Mais peut-être à se départir d’une vision un peu trop romantique de la montagne et de l’alpinisme. Les grimpeurs, et en particulier les professionnels ou les performers, seraient-ils des êtres désincarnés qui vivraient sans contraintes et hors société ? C’est le fameux « sandwich-verre d’eau » d’Edlinger dans le film « La vie au bout des doigts ». L’envers du décors est évidemment plus complexe et souvent plus prosaïque. J’ai juste choisi d’assumer de devenir professionnel, c’est à dire de vivre de ma passion, simplement. C’est passé par le métier de guide, celui qui travaille là où les autres se font plaisir, vous connaissez la mauvaise blague. C’est passé par l’activité d’ambassadeur de marque, auparavant on disait « cons’ tech’ ». C’est passé par l’écriture et la photo et tout l’environnement qui va avec. Je n’ai pas cherché à brouiller les pistes. J’ai plutôt revendiqué ces statuts, car tous peuvent se conjuguer avec passion et sans compromission. J’ai aimé varier les approches de la montagne et de l’alpinisme, constituer une sorte de puzzle où chaque activité reposait et nourrissait la suivante et la précédente. Écrire pour créer le manque d’action, grimper pour apprécier le repos d’en bas, réfléchir dans un bureau d’étude ou un service de com’ pour vite repartir vers des chemins de traverses. Croiser les univers de peur de s’enfermer dans un seul.
Cédric Sapin-Defour :
Nous aimons faire de la montagne un espace d’altérité, une espèce d’oasis désintéressée de cette futilité qu’est le matériel. Nous (je m’inclus volontairement dedans) faisons comme s’il n’existait pas, le mythe du grimpeur à mains nues a la peau dure, lui et son totem des moyens épurés. Pour les marques et notre rapport à elles, c’est pareil, il faut les évoquer en sourdine, jouer le désintérêt ou mieux l’indifférence, s’en pincer le nez. L’alpinisme a trop peur d’être rangé du côté du sport, ce perdant de la pensée et son grand barnum commercial. Hors, il suffit de se plonger cinq minutes dans une discussion de refuge ou de Vieux Campeur pour capter cette évidence : le matériel est une préoccupation première de l’alpiniste, il l’entretient, s’en entretient des heures durant, compare les marques, les modèles… Donc oui, les objets de la montagne sont importants.
François, dès le début de sa carrière (encore un vilain mot) a collaboré (décidément…) avec les marques de matériel de montagne. Lui, la discipline cascade de glace et le matériel pour grimper dessus sont nés au monde quasiment en même temps. Aujourd’hui, on va en cascade comme on va en falaise l’été, les outils à choisir et à utiliser ne nous posent pas question. C’est oublier qu’il y a trente ans, tout était à inventer, à penser, à corriger. Il faut voir les cascades que se cognait la bande à Damilano avec des broches imbrochables, des piolets droits comme des pioches et des gants de slalom pour ne pas s’exploser les phalanges ! Et rarement un casque sur la tête…
À toute proximité du matériel, il y a les techniques de grimpe, tout ça est intimement lié. Au début, les types se pendaient sur leurs piolets pour brocher puis les broches ont évolué et le libre en glace est apparu. Puis la montagne s’est asséchée, il a fallu réinventer la gestuelle des transitions rocheuses entre les portions de glace et donc inventer de nouveaux jouets pour pouvoir le faire. Par le prisme du matériel, c’est un peu l’histoire de l’alpinisme que l’on observe.
Et le matériel, c’est aussi le textile ! On se marre en regardant la génération fluo à l’œuvre dans les années 1980. François était leader du mouvement flashy à une époque. Pour le contraste des photos, c’était top. Quand ils ont débarqué lui, Godefroy et quelques autres frenchies au Canada, habillés de rose, de violet et de jaune, les Canadiens, plus sobres, se marraient de voir grimper ces candy bar. Alors le matériel utilisé devient un vrai repère générationnel. On se souvient tous de nos premiers piolets puis des suivants, de cette veste que l’on a gardée au-delà de la raison, scotchée de toutes parts. On met du temps à les mettre au rebut. Le matériel porte en lui une vraie puissance nostalgique. Pour des alpinistes pas matérialistes pour un sou, on s’y attache à ces outils sans âme, non ?
Enfin, derrière ce matériel, à écouter les uns, les autres, il est deux aspects qui m’ont remué. L’ingéniosité des Hommes : l’invention du manche galbé, de l’abalakov, de l’antibotte…c’est un roman en soi qui débute souvent au fin fond d’un atelier sombre et d’une idée lumineuse. Et leur responsabilité : François adorait aller tester du matériel avec des clients, il voulait les impliquer. Dans les ateliers et les bureaux d’étude, je peux te dire qu’ils attendaient avec fébrilité l’appel du soir. Que tout le monde soit là , peu importe l’évaluation de l’objet. Comme le dit Jacky Masino, inventeur génial « si un mec s’était tué avec l’un de mes engins en test, je ne l’aurais pas supporté… » Le matos, ce n’est pas si léger que ça.