Exceptionnelle : c’est le mot pour qualifier la descente à skis de la Grande Tour de Trango, un sommet du Karakoram plus connu pour ses bigwalls, culminant à 6286 mètres. Une réalisation impressionnante sur un glacier suspendu et d’étroites pentes raides, fruit de l’obstination de deux canadiennes, Chantel Astorga et Christina Lustenberger, et de l’américain Jim Morrison, pour qui skier la Grande Tour de Trango est « un rêve fou qui se réalise. »
Ce n’est pas un poisson d’avril. La Grande Tour de Trango, cathédrale de granite perchée au-dessus du Baltoro, a vu trois skieurs s’élancer de son sommet, le 9 mai. Ensemble complexe de bigwalls, des parois parmi les plus hautes du monde, la Grande Tour de Trango (à ne pas confondre avec la Tour Sans Nom de Trango, ou Nameless Tower, parfois appelée Tour de Trango) ne semblait pas, a priori, un terrain propice à une descente à skis, fusse-t-elle à ce point ambitieuse.
Le sommet lui-même de la Grande Tour n’a été gravi qu’en 1977, par John Roskelley, Kim Schmitz, Galen Rowell, Dennis Hennek and Jim Morrissey. Sept ans plus tard, en 1984, deux autres américains font demi-tour à l’Uli Biaho, et obtiennent l’autorisation de tenter la Grande Tour. Ils remontent le couloir d’éboulis, versant nord, jusqu’au pied de la Tour Sans Nom, à un col qui servira de camp de base aux expés actuelles, puis, par un systèmes de rampes plus ou moins mixtes, sur le flanc nord-ouest de la montagne, Scott Woolums and Andy Selters atteignent la base du glacier suspendu, font un nouveau bivouac, et atteignent le sommet, dont ils reviennent sans encombres. C’est cette voie américaine de 1984 qui a été l’objectif de Morrison et consorts cette année.
Un peu d’histoire
La Grande Tour de Trango est un sommet aux dimensions cyclopéennes : sur certains de ses versants se trouve le plus grand bigwall de la planète, côté Est : les premiers à s’y risquer, toujours en 1984, atteignent le sommet mais les Norvégiens Hans Christian Doseth et Finn Dæhli se tuent à la descente, on ne les reverra jamais. En 1992, une cordée exceptionnelle va venir à bout de ce bigwall gigantesque (près de 1400 mètres de haut) en dix-huit jours : l’américain John Middendorf et le suisse Xaver Bongard signent avec Le grand voyage (VII, 5.10+ et A4+) l’une des aventures les plus audacieuses de la décennie, une voie mythique.
Ensuite, en 1999, deux expéditions, l’une américaine avec Alex Lowe, Jared Ogden, et Mark Synnott, l’autre russe avec Igor Potankin, Alexandr Odintsov, Ivan Samoilenko, and Yuri Koshelenko y ouvrent deux voies parallèles, parmi les deux bigwalls les plus soutenus de la planète. Les décennies suivantes, la plupart des alpinistes préfèrent l’escalade de la Nameless Tower, ou Tour de Trango, à la logistique moins complexe. Plusieurs expés se risquent à la Grande Tour, la plus notable étant la répétition de la voie des Norvégiens de 1984 par quatre autres norvégiens, Rolf Bae, Bjarte Bø, Sigurd Felde, Stein-Ivar Gravdal, en 27 jours de l’été 2008.
En 2018, l’américain d’origine colombienne Andres Marin fait l’ascension de la Grande Tour de Trango, en cordée, puis y retourne en solo, faisant l’aller-retour en douze heures seulement. C’est lui qui va donner l’idée à Jim Morrison de tenter cet itinéraire à skis, mixte sur le papier, avec cette bande de neige forcément éphémère qui permettrait de rejoindre le glacier sommital suspendu.
Nous sommes en 2023. Morrison est veuf : il tente de se remettre de la disparition de sa femme Hilaree Nelson, tombée à skis sous le sommet du Manaslu en 2022. En 2018, le couple, accompagné de cameramen, avait réussi la première à skis du Lhotse, 8516 mètres (avec oxygène). Cet été 2023, Morrison, avec deux canadiens, Christina Lustenberger et Nick McNutt partent à Trango voir si l’idée vendue par Marin est faisable. Elle l’est, mais entre le souvenir d’Hilaree et les conditions jugées trop délicates, ils font demi-tour cinq cent mètres sous le sommet.
Première tentative en 2023
Jackpot en 2024
Morrison et Lustenberger ne lâchent rien, et décident de retenter le coup en 2024. Cette fois, ils sont accompagnés de Chantel Astorga, qui outre ses qualités de secouriste (YOSAR) au Yosemite donc, est une excellente alpiniste qui a réussi le premier solo féminin de la Cassin au Denali : une pointure, donc.
Le trio arrive au Pakistan la première quinzaine d’avril. Quelques rotations d’acclimatation plus tard, le trio s’est lancé. Voilà comment Jim Morrison le raconte :
« Ce sommet a été le fruit d’un long voyage et a été très émouvant pour moi puisqu’il s’agissait de mon premier objectif important depuis le Manaslu. Trango a toujours été considéré comme le nec plus ultra pour pousser l’escalade à des altitudes et des niveaux extrêmes. Ce qui semblait impossible en raison de ses parois verticales massives est devenu un objectif grâce à une bande de neige et de glace qui serpente depuis son sommet.»
Et Morrison de confier que ces deux femmes extraordinaires, Christina « Lusti » et Chantel Astorga étaient « deux dures à cuire (qui) étaient de grandes sources d’inspiration pour Hilaree [Nelson]. J’ai ressenti son esprit avec force pendant qu’on grimpait. (…) La légende de ces tours de granite a longtemps influencé nos rêves de montagnards. Pouvoir se tenir au sommet de la grande tour de Trango et skier au milieu des montagnes les plus célèbres du Karakoram, c’est un rêve fou qui se réalise. »
Nul doute que cette descente exceptionnelle et éphémère éclaire d’un jour nouveau les possibilités de ski extrême dans le Karakoram.