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Nouvelles mythologies alpines

44 réflexions sur les hauteurs

Avec Les nouvelles mythologies alpines, François Damilano prolonge la grande cordée débutée il y a 10 ans exactement. Alpinistes, grimpeurs, écrivains, poètes, scientifiques, journalistes, et même un célèbre procureur de la République : ce petit recueil de pépites littéraires agite les méninges de 44 auteurs d’horizons très différents. Voici 10 extraits de leurs mythes revisités. Pour Alpine Mag, François y apporte son petit commentaire d’éditeur. 

BLAISE AGRESTI

Premier de Cordée

Ce livre magnifiquement écrit offre un récit ambivalent : la figure du guide ou du premier de cordée est plutôt celle d’un homme empli de doutes, tiraillé entre son envie de montagne et le poids des drames, entre son désir de liberté et le vertige nourri d’histoires du passé. Nous sommes bien loin du surhomme ou du héros que la formule semble suggérer à la lecture initiale. Mais le happy end du livre glorifie le courage et la camaraderie dans une période qui en a bien besoin. (…)

François Damilano : 

A comme Agresti. Blaise s’est souvent retrouvé en tête, comme guide, comme secouriste, comme manager, et ici pour ouvrir Nouvelles Mythologies Alpines. La vie est parfois bien faite, n’y avait-il pas mieux que le mythe du « premier de cordée » pour nous emmener dans ce nouvel opus ?

JEAN ANNEQUIN

La Walker

Mon père ne raconte pas tout. Mais je sais que pour partir à la Walker, il s’était acheté sa première doudoune. La Terray de chez Moncler. Joliment neuve et précieuse quand il la glisse dans son sac à dos. Au premier bivouac, le temps n’est pas assez froid pour user la belle veste en duvet. Elle reste dans son sac. Au deuxième bivouac, en haut du dièdre de 75 mètres, il se dit que le froid est encore supportable. Elle reste dans son sac. Au troisième bivouac, pendu dans les Cheminées Rouges, grelotant dans les coulées de neige, il sort enfin la veste salvatrice. Un coup de vent l’arrache de ses mains et la plonge dans l’abîme… (…)

François Damilano : 

S’il y a bien une grande course mythique et initiatique, c’est la Walker aux Grandes Jorasses. Et c’est le guide des montagnes du Monde Jean Annequin qui nous ouvre la voie en tendant la corde de la filiation. Étonnamment la relation père-fils ressurgit fortement dans plusieurs textes de Nouvelles Mythologies Alpines. Montagne lieu de transition, montagne lieu de passation.

LIONEL CARIOU

Le poinçonneur des parois

Car une voie Cambon reste, moyennant un niveau de compétence somme toute assez abordable, l’assurance de pouvoir dompter une paroi avec une certaine dose de décontraction, et souvent au soleil. C’est la certitude de trouver un spit pour y passer la corde dès que le besoin s’en fait sentir, et la satisfaction de se dire que, tout bien considéré — et même si on a dû s’employer dans certains passages — on n’est pas si manche que ça. Une voie Cambon, ça brille et ça flatte juste ce qu’il faut. On peut même y emmener un copain pour l’impressionner. Et comme à côté d’une voie Cambon, il y a généralement une autre voie Cambon, on ne craint jamais de manquer. (…) 

François Damilano : 

Au plus près de l’exercice, le journaliste et grimpeur Lionel Cariou évoque une figure forte de notre petit monde de la grimpe. Par son parcours, sa démarche, ses réalisations et — hélas — son décès, Jean-Michel Cambon est d’une stature incontournable. L’hommage évite le piège de l’hagiographie. Bien vu.

JOCELYN CHAVY

El Cap

El Cap, est devenu ultra connu. Jusqu’à être oscarisé. Le mont Analogue n’est pas instagrammable, mais El Cap, oui. Et chacun de se ré-approprier le mythe, quelque soit la manière de l’approcher. L’année passée, une équipe franco-belge a tenté El Cap à la nage, enfin, est partie en bateau d’Europe pour faire la plus clean ascent de toute l’histoire du mur. À l’image de Goran Kropp gravissant l’Everest en partant de Suède à vélo, Sébastien Berthe faillit réussir le Dawn Wall sans prendre l’avion. El Cap est si puissant que le Belge compte réessayer. De la même façon. (…)

François Damilano : 

Qu’allait choisir le baroudeur-photographe-journaliste Jocelyn Chavy ? Il peut écrire sur tout et tous. De l’article-enquête au billet d’humeur (le lundi ?). Il fallait bien l’océan de granite du Yosemite pour incarner le mythe à la hauteur de nos rêves de grimpeurs.

Une voie Cambon,
ça brille et ça flatte
juste ce qu’il faut
Lionel Cariou

Nouvelles mythologies alpines,
sous la direction de François Damilano,
JMEditions, 221p., 12,90€.

CÉDRIC GRAS

Abalakov, une invention révolutionnaire !

Quelque part dans les années 1980, François Damilano déniche un article dans une vieille gazette de l’Union Internationale des Associations d’Alpinisme. Un homme y explique par le menu la façon de réaliser un ancrage dans les linceuls de glace. L’article est signé d’un certain Abalakov. Ni une, ni deux, François Damilano s’emploie à tester la solidité de la trouvaille. À l’aide d’un câble, il relie sa vieille voiture à une cascade de glace dans laquelle il a pratiqué un Abalakov. Il enfonce ensuite le champignon dans un vrombissement de Lada soviétique. Bam ! Le pare-choc est arraché. L’affaire est aussitôt validée et débarque dans nos Alpes nationales. Les manuels d’alpinisme se peuplent de schémas expliquant l’art et la manière de faire un Abalakov.
Que François soit le directeur de ce modeste ouvrage est pur hasard et me permet de le remercier pour m’avoir fait connaître ce nom. Si François était né à l’Est, il aurait été à coup sûr, gratifié du prestigieux titre soviétique de Maître en alpinisme. (…)

François Damilano : 

Le sollicitant piégé par le sollicité. Dans son écriture, Cédric Gras sait toujours habilement se jouer des effets de miroirs, de l’ironie à fleur de vies. Me voilà pris au piège. D’autant plus qu’au moment d’initier le livre, la promesse d’une « liberté de plume » était la règle du jeu.

ÉTIENNE KLEIN

Les paraboles de la chute

La hantise suprême des montagnards, c’est bien sûr la chute. La chute « dans le vide », comme ils disent, alors même que le vide qui est sous eux — et qu’ils nomment parfois « le gaz » — est beaucoup plus plein que celui qui est au-dessus d’eux.
En somme, ils appellent « vide » non ce qui est vide, mais le petit volume d’espace (qui ne manque pas d’air) qu’ils surplombent et dans quoi ils peuvent tomber.
On voit par-là que même le vocabulaire se trouve comme courbé par la gravitation. (…)

François Damilano : 

Étienne Klein est un conteur qui aime l’alpinisme et les alpinistes. Il en parle avec talent et justesse, mêlant comme à son habitude son grand savoir de la physique avec sa culture de la philosophie. Quitte à tournebouler nos certitudes, nous apporter de la nuance.

C’est au pied du casier à Crocs
que l’on reconnait l’alpiniste 
Gaël Legras

GAËL LEGRAS

Le refuge

Pour moi, il est plutôt le « lieu où l’on tremblote avant d’affronter le danger », le royaume de la frousse, l’empire de la pétoche.
Amateur sans grande expérience ni talent particulier, au moment où je me mets en tête de réaliser une course dont la difficulté dépasse mes capacités supposées, j’ai l’impression de me lancer dans une entreprise de dingue. Mais j’exprime aussi mon envie d’aller vers l’activité et l’ambiance que j’aime le plus au monde. La décision se prend donc avec détermination et légèreté. Puis, au cours des semaines qui précèdent, l’anxiété s’installe. Est-ce que ce ne sera pas trop technique ? Trop gazeux ? Trop « engagé » ? Trop tout… ? Bref, est-ce que je ne suis pas un peu trop con ? L’angoisse monte progressivement jusqu’à atteindre son climax lorsque le guide pousse la porte du refuge. Là, plus question de prétexter une blessure diplomatique ou un manque d’entrain.
C’est au pied du casier à Crocs que l’on reconnaît l’alpiniste. (…)

François Damilano : 

C’est malin et sensible. Quand au cours de la lecture l’autodérision maniée avec talent fait naitre ce petit sourire aux commissures des lèvres… 
« C’est au pied du casier à Crocs que l’on reconnait l’alpiniste ». Je suis jaloux de l’aphorisme du journaliste et alpiniste Gaël Legras.

JEAN-FRANCOIS MERCIER

Le dry-tooling, une pratique sans concession

Dans le même temps, je me suis pris d’affection pour un rebord de talus3 qui borde la rive gauche du glacier d’Argentière. Une barre d’une centaine de mètres, fissurée avec plus ou moins de bonheur. Une nouvelle fois la Nature m’offre un espace de création. Considérant le site comme un lieu d’entraînement à la haute montagne, nous reprenons la règle de base nous autorisant uniquement l’emploi de protections amovibles. Sans repérage et sans corde fixe à proximité, chaque parcours nous liquéfie le cerveau.
À la sortie, nous sommes heureux d’avoir été capable de déchiffrer l’énigme offerte et de façon propre.
On me reprocha de ne pas mettre de spits aux relais ou dans les rappels pour ouvrir le secteur à un plus grand nombre. À mes yeux, l’alpinisme n’est pas un sport « pour tous », mais un des derniers espaces où il n’est pas permis de tricher avec la notion de responsabilité individuelle et de gestion du risque encouru. (…)

François Damilano :

Un acteur incontournable de l’alpinisme moderne écrit sur sa pratique. Troquant les piolets pour la plume, le grimpeur-guide-secouriste Jeff Mercier affirme haut et fort des codes et des manières de grimper. « L’esprit d’excellence » au service du dry-tooling.

DELPHINE MORALDO

By fair means

En effet, le sport moderne nait en Angleterre au milieu du XIXe siècle, une dizaine d’années avant que les alpinistes de l’Alpine Club n’affluent dans les Alpes pour y faire, les premiers, l’ascension de la plupart des grands sommets. (…)
Leslie Stephen, grand alpiniste anglais de l’époque, dira que « leurs muscles étaient devenus plus développés que leurs cerveaux. Leurs muscles, mais aussi leur fair-play, car ce qui compte alors, ce sont autant les compétences athlétiques que les valeurs et les principes acquis via le sport. Parmi eux, le respect des règles et de l’adversaire est une question d’honneur : pour ces gentlemen, mieux vaut perdre dignement que de s’abaisser à tricher pour gagner. Ce sont ces mêmes gentlemen qui, devenus alpinistes, vont rejeter l’usage de certaines aides artificielles, par fair- play.
Car qu’est-ce que planter un piton ou, plus tard, utiliser de l’oxygène, si ce n’est se donner un avantage injuste face à la montagne, comme dans un combat truqué ? Ce n’est pas arriver au sommet qui compte, mais y parvenir sans tricher, en laissant une vraie chance sportive à la montagne, une vraie incertitude sur l’issue du « combat » contre celle-ci, dira Mummery. (…)

François Damilano : 

« L’esprit d’excellence » en alpinisme, c’est justement le sujet de thèse de la socio-historienne Delphine Moraldo. Le livre qui en a été tiré est parfaitement éclairant sur nos comportements alpinistiques et nous rappelle fort à propos que les racines aristocratiques et les codes qui régissent nos pratiques sont bien éloignées de leurs revendications libertaires.

VIRGINIE TROUSSIER

Le gardien de refuge

Cédric nous attend, devant la bâtisse, face aux murailles qui se dressent devant lui : il observe, guette, surveille ; c’est un regard qui prend la mesure et la démesure de la montagne à laquelle nous nous sommes accordés, un regard qui fonde une densité d’être. On possède l’horizon que l’on observe, semble-t-il nous suggérer. Je sens bien que la contemplation qu’il choisit n’est pas immobile, enfermée, elle est concentration, observation du monde et de ses métamorphoses, voyage de l’âme.
Son attente m’interpelle ; je réalise que la plupart des personnes qui m’attirent, celles dont l’existence me paraît enviable, ont une autre manière d’être au temps ; elles savent séjourner dans un temps qui leur est propre, dans un temps long, et y demeurer.
Il y a dans cette stabilité sereine un goût profond de l’essentiel — être présent, ne pas se disperser — mais surtout une fidélité à la certitude d’avoir trouvé l’espace de son propre épanouissement, chaque jour renouvelé : quand on a rencontré l’horizon de sa vie, à quoi bon aller chercher ailleurs ? (…)

François Damilano : 

Virginie Troussier écrit la montagne comme elle enchaine ses longs bords de windsurf : avec légèreté et maitrise. Même au ccœur des invincibles hivers. Et c’est le talent des écrivains que d’incarner un lieu, une personne ou une situation avec élégance et dépouillement.