Avec Les Nouveaux alpinistes, Claude Gardien revient sur les quatre dernières décennies de l’art de gravir les montagnes et de ses artistes. Extrait du chapitre « Les clochards célestes », qui nous emmène en voyage, de Berhault à Steck, de l’Himalaya à la Patagonie, où commence cet extrait.
Le voyage de Berhault vient tout droit de la pratique des enchaînements. Rapide, léger, souvent seul, Patrick a collectionné des moments d’alpinisme, un peu le nez en l’air, comme la traversée des aiguilles de Chamonix. En hiver 1997, il enchaîne quatre faces nord dans le massif du Mont-Blanc avec Francis Bibollet. Il ne s’agit pas là d’un enchaînement à la mode des années 1980, cadré dans une unité de temps de 24 heures. Non, à chaque jour sa course, son parcours de liaison. C’est un peu comme un raid à skis, sauf qu’on grimpe ! L’année suivante, il campe au glacier Noir, dans le massif des Écrins, avec Bruno Sourzac : ils s’envoient les grandes faces nord : Pelvoux, pic Sans Nom, Ailefroide… Après la traversée des Alpes, qu’il agrémente de grandes courses (la Desmaison- Gousseault aux Jorasses !), il imagine en 2003 un marathon à la face sud du mont Blanc, cumulant avec Philippe Magnin tous les piliers et toutes les goulottes des versants Frêney et Brouillard… Seize voies diffi ciles en deux sessions de huit, à partir du bivouac Eccles… Fantasmagorique, même si la performance aura moins de résonance que le merveilleux voyage de 2000-2001. Patrick était particulièrement sociable, d’un contact agréable et facile, mais il goûtait ces longues périodes passées en altitude, seul avec un compagnon de cordée. Son projet d’escalader les quatre-vingt-deux 4000 des Alpes au cours du seul hiver 2004 lui sera fatal. Expérience fusionnelle, le « voyage à la Berhault » a été repris assez souvent. Le massif des Écrins a vu de belles traversées (Aymeric Clouet et Christophe Dumarest en 2008, Arthur Sordoillet et Pierre Masson en 2009). L’enchaînement des 4000 a été réussi à plusieurs reprises, il a attiré jusqu’à Ueli Steck en 2015. Le voyage alpin a un bel avenir devant lui : on peut décider de sa diffi culté, de sa durée, et le souvenir en sera toujours profond. Ce n’est pas la performance qui en détermine la valeur, même si bien sûr, elle est souvent au rendez- vous. Le voyage est né de l’imagination, on peut broder sur tous les thèmes : ainsi Christophe Dumarest et Yann Borgnet se lançant sur les traces de Walter Bonatti à travers le massif du Mont-Blanc en 2010…
Rapide, léger, souvent seul, Patrick a collectionné des moments d’alpinisme, un peu le nez en l’air
Voyager, c’est d’abord organiser. La curiosité est au rendez- vous, il faut se renseigner sur les moyens d’accès, la météo, la bonne période, le faciès et la géologie des montagnes, les coutumes locales… Ne penser qu’au sommet que l’on convoite serait passer à côté du voyage. Un sommet, ce sont des vallées qui l’entourent, des gens qui y vivent. Par un effet collatéral, une évolution notable a démarré il y a quelques années. Les explorateurs, cartographes et alpinistes avaient pris la détestable habitude de baptiser les montagnes qu’ils « découvraient » de noms importés de leur culture. Ainsi le point culminant de la planète est-il affublé du patronyme d’un directeur de l’Indian Survey… A-t-on imaginé que les Tibétains et les Népalais n’avaient jamais vu leur montagne ? Jamais nommé ? C’est le même cas pour le K2, autrefois Chogori, du Broad Peak, autrefois Falchen Kangri… En Himalaya, les choses ne bougent guère. Si le Hidden Peak a repris son nom local, Gasherbrum I, il paraît difficile de faire descendre sir George Everest de son piédestal. Ne serait-il pas légitime de rendre aux Tibétains leur Chomolungma et aux Népalais leur Sagarmatha ? En Amérique, le tournant a été pris. Au sud, le Fitz Roy est déjà appelé Chaltén par les alpinistes, et au nord le McKinley a retrouvé officiellement en 2015 son nom originel, Denali. On est encore obligé d’utiliser les deux noms pour que tout le monde comprenne, et on n’ose pas dire Begguya pour le Hunter ou Menlale pour le Foraker, de peur de ne pas être compris… Mais l’évolution a été provoquée par les alpinistes, devenus enfin sensibles aux cultures des peuples qui connaissaient ces montagnes bien avant eux.
une expérience
égotique.
Elle l’est, évidemment,
mais pas seulement.
Il reste de nombreux sommets à rendre à leur culture (Devils Tower, Longs Peak…), et l’office fédéral de la géographie a refusé le changement de certains noms, mais le mouvement est initié. Il faudra qu’il s’exporte ailleurs… Que fait par exemple la pyramide de Carstensz en Indonésie ? Même si elle a été nommée par son « découvreur », le Hollandais Carstenszsoon en 1623, alors qu’elle porte un nom local, Puncak Jaya… Dégât collatéral d’une mondialisation déjà ancienne qui ne dit pas son nom : colonisation ? Les alpinistes doivent être une force de proposition en ce sens, cela fait partie du nécessaire respect qu’ils doivent porter aux montagnes, et aux peuples qui vivent à leur pied.