L’homme qui a sauvé Élisabeth Revol est le meilleur himalayiste actuel. Mais pas que. En plus d’avoir coché les quatorze 8000 et de continuer sa quête en hiver, Urubko a sauvé des vies au péril de la sienne. Qui est Denis Urubko, le saint Bernard de l’Himalaya ?
Denis Urubko, Saint-Bernard de l’Himalaya : l’himalayiste russe vient d’écrire, avec Adam Bielecki, une page exceptionnelle de l’histoire en Himalaya, en réussissant à ramener vivante Élisabeth Revol. À ceux qui seraient enfermés dans une capsule spatio-temporelle depuis vendredi dernier, rappelons que la française, engagée dans une descente dramatique du Nanga Parbat en plein hiver, a été sauvée par deux altruistes. Récupérée in extremis par Urubko et Bielecki.
Ce sauvetage n’est pas un cas isolé pour Urubko. C’est même une généreuse habitude chez lui. Qui se souvient qu’il a déjà une fois sauvé un grand alpiniste français ? Il s’agissait de Jean-Christophe Lafaille, au Broad Peak, en 2003. Commençons par résumer la carrière exceptionnelle de Denis Urubko.
Hivers en Himalaya
Né en 1973 dans le Nord-Caucase, il devient citoyen du Kazakhstan après la chute de l’Empire Soviétique, pays dans lequel il est officier de l’armée. En février 2009, il réussit la première hivernale du Makalu avec l’italien Simone Moro, trois ans après la tentative tragique de J.C. Lafaille. De Moro et lui, Urubko dit qu’ils étaient des « gladiateurs », mais que seule leur entente parfaite et leur force commune leur ont permis de réussir cette ascension hivernale à plus de 8000 mètres, période où « le moindre détail, la moindre défaillance de l’un des deux peut coûter la vie aux deux membres de la cordée ». Quelques jours avant ses trente-six ans, en juillet 2009, Urubko devient le quinzième himalayiste à réussir les quatorze sommets de plus de 8000 mètres, et le huitième sans oxygène. Il faut s’attarder un instant sur son dernier des quatorze, à cette date, pour comprendre le style du personnage. Ayant essuyé un refus des autorités chinoises pour gravir le Cho Oyu, 8201 m, au printemps, il choisit la face sud-est versant népalais de la montagne, vierge. Une première réussie avec Boris Dedeshko en style alpin sur un 8000 : Urubko boucle en beauté les quatorze, mais ne s’arrête pas là. En 2011 il réussit une nouvelle première hivernale sur un 8000 avec le Gasherbrum II, avec Moro et l’américain Cory Richards. Pour lui, le défi des ascensions hivernales demeure, avec sans doute le plus dur en ligne de mire, le K2 : après une tentative avortée côté chinois en 2014-2015, Denis Urubko est de retour cet hiver avec une impressionnante équipe polonaise. Lui a d’ailleurs acquis la nationalité russe en 2012, puis la double nationalité polonaise en 2015. Mais tout au fil de sa carrière, Urubko a sauvé des vies. Des hommes ou des femmes qui ne pouvaient plus articuler une phrase ou tenir un piolet lui doivent la vie. Tout le monde sait qu’Urubko est un monstre de l’Himalaya. Peu savent que cet Himalayiste a le visage d’un Saint-Bernard, sauvant indistinctement ceux qu’il connaît ou de parfaits inconnus. C’est la liste d’Urubko. Et cette la liste est impressionnante.Le désormais célèbre selfie de Denis Urubko (et le V de la victoire), Elisabeth Revol et Adam Bielecki lors de leurs descente du Nanga Parbat, le 28 janvier 2018. ©Adam Bielecki
D’après Russianclimb, tout commence au Lhotse, en 2001. Parti avec Simone Moro sur un projet d’enchaînement Everest-Lhotse, il apprend en montant au col Sud, à 7900 m (entre les deux sommets) que la polonaise Anna Chervinskaya est en difficulté, souffrant de gelures, et bloquée à 8200 mètres sur le Lhotse. Urubko et Moro réussissent à ramener Anna jusqu’au camp 4, d’où elle est évacuée. La cordée laisse tomber le projet d’enchaînement, mais Urubko réussit à cocher le Lhotse après cet aller-retour. En 2002, Denis urubko part avec trois autres kazakhs au Shishapangma. La saison est quasi finie, mais ils gravissent le sommet le 25 octobre, rattrapés puis accompagnés par Tomaz Humar. Le bouillonnant slovène tombe dans une crevasse à 6500 mètres, mais Urubko et ses amis finissent par le sortir de là. Deuxième vie sauvée. Deux mois plus tard, Urubko part avec l’équipe polonaise de K. Wielecki pour tenter le K2 en hiver – déjà ! Il se retrouve à 7750 mètres sur le géant du Karakoram avec Marcin Kachkan. Seuls dans une petite tente battue par les vents, ils sont à moins de mille mètres de l’exploit himalayen. Mais au matin son compagnon polonais est au plus mal, victime du mal aigu des montagnes. Urubko, le 26 février 2003 : « Quand nous sommes réveillés j’étais sûr que nous continuerions notre ascension, mais après une demi-heure j’ai réalisé que Marcin était vraiment malade. J’ai décidé de descendre immédiatement, parce qu’il était incapable de faire quelque chose. Vous pouvez imaginer à quel point j’étais effrayé ! J’ai juste failli paniquer. Ce monstre en Pologne a une femme avec un petit enfant … Et si maintenant il ne peut pas descendre lui-même, je vais devoir mourir à côté de lui. Ni les médicaments, ni quiconque peut vraiment aider !
La tempête se déchaîne et la descente va être un véritable enfer. Urubko réussit à faire tenir debout son compagnon. Il faut quarante minutes pour descendre les cent premiers mètres. Au dessus du camp 3, Wielecki est monté et donne du thé à Marcian. Au camp 1 c’est la délivrance. Marcian reçoit de l’eau et de l’oxygène, troisième vie sauvée par Urubko.
À l’aide de Lafaille
L’histoire suivante est peu connue de ce côté de l’Europe. L’été 2003, Jean-Christophe Lafaille mène trois expéditions, trois sommets, poursuivant la chimère des quatorze huit mille. Après avoir coché le Dhaulagiri et le Nanga Parbat, il enchaîne avec le Broad Peak. Fatigue de la machine – bien qu’exceptionnelle ? Lafaille réussit le sommet mais est victime d’un œdème pulmonaire à la descente. Le journal Le Monde écrit qu’il est tombé dans une crevasse et ne doit qu’à sa technique infaillible de s’en sortir. Le soir, il agonise dans sa tente mais, d’après le journal, son épouse lui ordonne par radio de redescendre. La réalité est moins prosaïque. Jean-Christophe Lafaille, lui aussi généreux surdoué, a poussé le bouchon trop loin. Mais il a la chance de croiser à la descente ceux avec qui il partage son permis d’ascension, des Kazakhs – dont Denis Urubko. D’après eux, « au camp à 7200 m, Lafaille se sentait mal, à bout de forces. Il n’avait pas de tente, ni de médicaments de base. Les grimpeurs kazakhs lui en donnent, le font boire du thé. Mais son état reste très mauvais ». Dans la soirée, il est décidé que Denis Urubko l’accompagnera jusqu’au camp de base, à 4750 mètres, renonçant de facto à sa tentative de sommet. Ce que fait Urubko : il sauve Lafaille qui est évacué à Skardu en hélico. Denis Urubko, lui, remonte et réussit le sommet le surlendemain…Jean-Christophe Lafaille, lui aussi généreux surdoué, a poussé le bouchon trop loin.
Mais il a la chance de croiser à la descente ceux avec qui il partage son permis d’ascension
Cinq ans plus tard, le 21 mai 2008, Denis Urubko est allongé dans sa chambre d’hôtel à Katmandu après une ascension réussie au Népal. Un sherpa le réveille pour l’avertir : son ami Inaki Ochoa est en difficulté à l’Annapurna. En 2003 ils ont sympathisé au Pakistan. Cette fois-ci, le catalan s’est effondré au retour d’une tentative vers l’Annapurna, pris au piège au camp 4 à 7400 m. Sur la longue arête est, une course contre la montre voit les suisses Ueli Steck et Simon Anthamatten se lancer dans une tentative de secours : une fois en haut, Ueli Steck va convaincre Horia Colisabanu de descendre à la rencontre des autres sauveteurs, tandis qu’il va veiller sur Inaki, qui décède ensuite. Plus bas, Urubko et ses amis prennent en chargent Horia et l’aident à redescendre ainsi que Simon.
Nanga Parbat (8 126m). ©DR
Presque dix ans plus tard, Denis Urubko va à nouveau revêtir ses habits de bon samaritain. À un point et dans des conditions qu’il est difficile d’imaginer. Il fait partie de l’expédition de l’année, pour ce qui sera sans doute l’ascension de la décennie en cas de réussite : le K2, encore, pour une nouvelle tentative en hiver avec la crème des alpinistes polonais. À cent cinquante kilomètres de là, Élisabeth Revol et Tomasz Mackiewicz réussissent leur rêve : gravir le Nanga Parbat en hiver, au bout de la quatrième tentative pour Élisabeth, la septième (!) pour Tomasz. Ils atteignent la cime en fin de journée, le 25 janvier dernier, mais la descente vire au cauchemar. Tomasz souffre d’ophtalmie, et surtout d’œdème. Son état s’aggrave au point qu’il agonise vers 7200m, et ne pourra être secouru. Élisabeth envoie un message de détresse. La suite est connue, et incroyable : les polonais du K2 se portent volontaires, et après une campagne de financement pour les hélicos, Denis Urubko et Adam Bielecki prennent les airs avec deux autres compagnons et des petits sacs à dos pour tenter de sauver Élisabeth et Tomasz. Déposés en hélico au pied de la montagne, Urubko et Bielecki décident de partir immédiatement en fin de journée : ils foncent malgré la nuit et l’inconnu. Ce qui sauve sans doute Élisabeth Revol : ils font la jonction avec la française à 3h30 du matin, vers 6300 m, après avoir gravi 1100 mètres d’une traite. En pleine obscurité, en plein hiver. Un véritable exploit, qui est aussi, et d’abord, une démonstration d’humanité et de solidarité dans les conditions les plus compliquées qui soient. Aucun autre moyen, héliporté ou non, n’aurait pu réaliser ce secours à ce moment crucial pour la vie d’Élisabeth Revol. Denis et Adam donnent du thé à la française, et la guident dans la descente abrupte de la voie Kinshofer alors que ses mains, qui commencent à geler, deviennent inutilisables. Ils ne diront mot de l’impossible sauvetage de leur compatriote Tomasz.
La suite fait désormais partie de l’Histoire. Le temps s’est dégradé, mais Élisabeth Revol est ramenée vivante au camp de base, puis évacuée à Skardu. Elle est actuellement soignée à Sallanches. Denis Urubko, lui, repart sur le K2. Avec quelques rides et une vie de plus sur sa liste.