François Damilano et Jean Annequin dans la partie supérieure de la cascade d’Arpenaz, fin décembre 2001. L’Arpenaz, une obsession pour François depuis qu’il vit à Chamonix et passe régulièrement en voiture au pied de cette spectaculaire chute d’eau qui domine la vallée de l’Arve. Paroi surplombante, fort débit, basse altitude, exposition sud : que la cascade gèle un jour relève de la gageure. Un remake savoyard de Visa pour l’Amérique… ©Pascal Tournaire
François Damilano fête ses sept vies. Son cadeau d’anniversaire ? Sa biographie passionnante écrite par Cédric Sapin-Defour et publiée chez Guérin ce 11 octobre. Sept vies pour Damilano et huit épisodes sur Alpine Mag pour retracer un parcours hors-norme, avec extraits exclusifs du livre et conversation entre les deux intéressés.
François évolue dans sa lecture des cascades, dans sa démarche même de grimpeur. Aller de morceau de glace en morceau de glace, sophistiquer sa technique, accepter de sortir des lignes usuelles et de se pendre sur des structures encore plus incertaines, accepter un degré d’engagement supplémentaire lié à la complexité et la fragilité du substrat, il est du mouvement, il en est un des prescripteurs. François revient dans des secteurs qu’il pensait définitivement explorés pour y ouvrir de nouvelles voies, marqueurs du changement de vision. Ainsi, au Vallon du Diable, le jardin originel de Godefroy, il ouvre de nouvelles lignes acrobatiques entre stalactites improbables, Cristal Palace (6+), Katarina est de retour (6) comme autant de réinventions d’une discipline pourtant si jeune. En val de Cogne (Italie), que l’on pensait fermé à l’innovation, Inachevée Conception célèbre l’interruption de la glace et sa réconciliation avec le rocher. Dix années entre 1990 et 2000 à repenser la cascade. Du Baiser de lune (TD/V/5+) dans le vallon du Fournel en 1989, des Racines du ciel (300 m/VI/6+/6b/A2) dans la vallée de Freissinières en 1991 à La Sorcière blanche (340 m/VI/7a/M8) au Fer à Cheval en 2001 en passant par The Day after les vacances de Monsieur Hulot (350 m/6/M7) dans les Rocheuses canadiennes en 1994, dix années à mêler les plaisirs et les difficultés d’une escalade en glace pendue, interrompue, au beau milieu de laquelle le rocher peut s’inviter. Aujourd’hui encore, ces lignes fondatrices d’une inflexion de la discipline tourmentent les nuits des jeunes grimpeurs, comme autant de rites initiatiques. Tels des « Monsieur Jourdain », la bande à Damilano faisait du dry sans le savoir. « Nous, on disait du mixte… ! » Papa fait de la résistance ?
Reprendre la liste de cascades du grimpeur Damilano, c’est observer l’évolution de la discipline elle-même, de la glace au dry en passant par les free-standing. Ce cheminement se fait-il de manière consciente ? Où est-ce plutôt le fruit du travail d’écrivain-historien ?
François Damilano :
L’alpinisme c’est de l’OuLiPo (Ouvroir de Littérature Potentielle). L’alpiniste ne cesse de s’inventer des contraintes pour gravir les sommets qu’il convoite. Dès la voie normale réussie, il explore les autres faces ou arêtes, obligatoirement plus complexes, puis s’y gèle les doigts l’hiver, puis revient l’année suivante pour tracer une directe, une directissime, une hyperdirectissime. Et pourquoi pas enlever la corde pour un petit solo, battre l’horaire de ses petits camarades et l’aiguille du chronomètre en de fabuleux records…
L’escalade en cascade de glace n’échappe pas à la règle. Nos ainés ont osé escalader de « l’eau gelée », cette eau insaisissable qui se fige quelques mois, quelques semaines, voire seulement quelques jours au plus fort de l’hiver les plus froids. Monter à contre-courant. Escalader une matière éphémère. Les symboliques son fortes et titillent l’imaginaire, les récits convoquent souvent la poésie, la force des images fait le reste.
Et puis il y eu les colonnes suspendues, free-standing aux allures d’architecture grecque, le vide non plus seulement dessous, mais sur les côtés et devant. Aller se pendre aux stalactites pendues s’est fait presque naturellement pour les plus imaginatifs, décors de cathédrales cristallines et glace au-delà de la verticale. Restaient les glaces fragiles, minces, interrompues, plus éphémères encore.
Et puis la disparition. Nous voilà revenus à l’OuLiPo. Le dry-tooling, c’est l’escalade revue par Georges Pérec. Le génial écrivain se donne pour contrainte d’écrire tout un roman sans jamais utiliser la lettre « e », la lettre la plus commune dans le vocabulaire de la langue française. Voilà, le dry-tooling, c’est de l’escalade sur glace… sans glace. Et dès qu’on enlèvera crampons et piolets, on inventera… l’escalade.
Je plaisante à peine… Je trouve juste génial l’ironie du temps qui passe. Ce qui n’empêche pas de voir la radicalisation de l’escalade mixte en dry-tooling, d’être un sacré coup de pied au cul ! Le niveau des perf’ est dingue et ceux qui savent transférer leur savoir-faire de couennes spitées en grandes voies sur les faces alpines ou himalayennes parcourent des itinéraires dans des horaires ou des conditions hallucinantes. Regardez par exemple ce que font des Jeff Mercier, Korra Pesce, ou Julien Desécures dans le massif du Mont-Blanc… On est loin de la fin de l’histoire !
Cédric Sapin-Defour :
Il faut se souvenir comme la cascade de glace est une discipline jeune dans l’univers des pratiques alpines. Dans les années 1980, quasiment tout était à faire. Quel bonheur ça a du être de rencontrer une activité à son temps zéro, de l’aborder sans codes ni influences. Une page blanche. Pour de multiples raisons, François s’est jeté voracement sur cette activité. Il lui a beaucoup consacré, de l’audace, de l’inventivité et une grande fidélité. Quand les autres attendaient avec impatience la neige froide de décembre ne pensant qu’au ski, lui et ses compères n’attendaient que le froid qui fige l’eau. Ils étaient peu, le milieu des « glacecadeurs » était une petite famille – bien rock’n’roll d’ailleurs – et ils étaient morts de faim. Ils sautaient sur le moindre glaçon sans les connaissances qu’on a aujourd’hui sur ce substrat. Alors quand tu mélanges une activité confidentielle, un petit groupe d’aficionados énervés et une fidélité de trente années, il est assez logique que l’histoire de la cascade et celle de François soient intimement mêlées. Je ne retrouve pas cet équivalent ailleurs, une pratique à ce point incarnée par une personne. Peut-être le trail et Kilian Jornet aujourd’hui ou le ski de pente raide et Pierre Tardivel dans les années 1980/90 ? Il faut aussi prendre en compte que tout était à ouvrir. Des premières, ils pouvaient en faire tous les deux jours sans prendre l’avion. Même si ça ne constituait pas le socle de leur pratique, Damilano et consorts savaient qu’ils écrivaient l’histoire d’une discipline à chaque coup de piolet. C’est excitant, il y a de quoi se lever le matin et accepter de se cailler joyeusement les miches. Le cirque du Fer à Cheval par exemple, au début des années 90, presque aucune ligne n’était ouverte ! C’était hier. Comme un immense coffre à jouets, ouvert à des enfants à qui l’on dit « quartier libre ! » François et sa bande ne faisaient que ça, de la glace. Ils ont donc poussé le niveau de performance très haut, très vite. Les jeunes forts grimpeurs d’aujourd’hui comme Max Bonniot le disent « on ne fait pas plus dur en glace que ce qu’ils faisaient dans les années 80. » Ça dit quelque chose tout de même.
Donc oui, suivre la vie de François Damilano, c’est également observer la naissance et la croissance d’une activité, tellement intégrée aujourd’hui, que l’on peine à imaginer qu’il y a quarante ans, elle était l’excentricité d’une poignée d’audacieux rêveurs. Qu’il a du être savoureux d’appartenir à cette bande. Ça donne envie d’inventer un jeu.