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Escalade et aventure sur les rives de la Léna

Bourses Expés en Sibérie

©Clément Belleudy

Les colonnes de la Léna en Yakoutie sibérienne. Quelques mots qui sonnent comme lointains, mystérieux, bref, captivants. Un monde perdu où peu de grimpeurs sont allés traîner leurs chaussons. Une aubaine pour cette équipe lauréates des Bourses Expés 2019.  Mais si les yakoutes grimpent avec enthousiasme, les colonnes de la Léna se laisseront-elles faire aussi facilement?

Virgile, Clément, Iana (ma chienne, une femelle Husky Sibérien) et moi (Thibault), arrivons à Iakutsk le 7 août, à 9h30 du matin, heure locale. La ville respire une ambiance étonnante, un mélange entre pays d’Asie Centrale et Occident de l’Est. Alexander Spiridonov, vice-président de la Fédération d’Escalade et d’Alpinisme de Yakoutie, nous accueille à bras-ouvert. Théo et Alizée, les deux derniers compagnons, nous retrouverons quelques jours plus tard.

Après nous avoir fait découvrir l’école qui s’avère être également le QG de la Fédération, nous rencontrons le directeur du Parc National des Colonnes de la Lena, avec qui nous devons peaufiner notre projet d’escalade sur le fameux site classé UNESCO. J’arrive à convaincre notre homologue Russe. Il est très fier de nous laisser découvrir le site des Colonnes dans ce contexte exceptionnel. En revanche, à chaque fois que nous croisons une personne qui est au courant de notre projet de grimper les Colonnes de la Lena, elle essaye de nous dire en mauvais anglais : « you will die ».  Le caillou est réputé terriblement mauvais ! 

Clément, Théo, Alizée, Virgile et Thibault : l’équipe yakoute au complet. ©Clément Belleudy

Les quelques jours qui suivent sont cruciaux pour préparer les 20 jours d’autonomie que nous nous apprêtons à vivre. Il faut faire les courses pour compléter les lyophilisés de notre partenaire Trek’N Eat, mais également récupérer des chapeaux-moustiquaires, des perforateurs, des tentes, des scies et des haches, un groupe électrogène, une canne-à-pêche, etc. Le 2ème jour, Alexander nous demande si nous accepterions de donner un cours « français » d’escalade aux enfants de l’école, sur leur structure SAE locale. Bien évidemment, Virgile et moi on se lance dans cette expérience originale et unique ! Les exercices verticaux que nous confectionnons nous paraissent durs, mais les très jeunes Yakoutes ont un excellent physique et nous épatent littéralement.

On organise le matériel d’escalade et de bivouac, et nous voilà parti à l’aventure … ! Le programme est le suivant : nous resterons 5 jours en autonomie à Elanka, dans le but d’explorer la partie verticale inexploitée de la rive et d’ouvrir le maximum de nouvelles voies, puis une grande partie des membres de la Fédération locale nous rejoindra pour le week-end afin d’essayer nos voies et de partager une partie de l’aventure avec nous. Dans un second temps, nous reprendrons la route pour atteindre Bottomaï, nous y prendrons un bateau qui nous amènera au pied des Colonnes (sur la rive nord). Nous y resterons une dizaine de jours, dans l’objectif de tenter des ascensions en escalade traditionnelle libre ou artificielle des fameuses Colonnes, encore invaincues.

Repérage des lignes d’escalade depuis la plage. ©Clément Belleudy

Virgile au sommet des colonnes. ©Clément Belleudy

Acte I : Elanka, la rive aux milles merveilles

Après 6h de route, le 4×4 attaque la descente en direction de la plage, afin de nous poser au camp de base d’Elanka (à plus de 20km de la dernière maison de pêcheur). En 1h, nous montons le camp, composé de nos deux tentes de couchage et d’un barnum. Virgile, équipé de son chapeau moustiquaire, le pantalon dans les chaussettes, s’attaque à la pêche sans plus tarder, pendant que les 4 autres se baignent et se douchent dans la Lena. Le paysage est grandiose, tout simplement. Après avoir traversé 150 kilomètres de plat, de forêts et de petits villages, nous voilà devant une immensité de sable et d’eau : la Lena à perte de vue, à droite comme à gauche, des arbres sur la rive opposée, et des falaises qui se perdent à l’horizon sur notre rive …

 

Jour 2

Au réveil, il pleut à verse … Aux alentours de midi, on trépigne, et on se motive à attaquer les accès par le haut des voies et le repérage, sous la pluie. Virgile, Théo et Alizée s’attaquent à l’accès d’un pilier de 40 mètres, qui se détache dans le paysage et semble propice à l’équipement d’au moins 2 lignes. Pour ma part, j’opte pour la mission « exploration de la forêt Sibérienne » en solitaire, en faisant un détour gigantesque et en visant au flair le sommet des parois les plus hautes. Au bout de quelques heures, j’ai atteint mon objectif, et je pose une corde statique afin de descendre dans l’axe d’une fissure relativement sale, qui se tient à côté d’un mur raide et compact. On est quand même rapidement trempé jusqu’aux os, et on bat en retraite.

Un soir, nos hôtes sont en cuisine :  tournedos de porc sur le feu, accompagnés de multiples toasts de vodka à l’amitié Franco-Yakoutes.

Jours 3, 4 et 5

La pluie se dissipe en fin de matinée, le troisième jour, laissant place à un magnifique soleil, qui réchauffe l’atmosphère et sèche rapidement les falaises. Il aura fallu être patient, lire, écrire, réfléchir, cuisiner, dans une ambiance fichtrement humide. Nous sommes prêts maintenant à en découdre pour respecter nos engagements de nouveautés sur le secteur. Virgile s’arme de l’ensemble des coinceurs, et s’attaque à l’escalade traditionnelle d’une ligne très belle et très pure, de 35 mètres de haut, au rocher plutôt bon et sableux. Pendant ce temps, Alizée et Théo équipent les lignes du pilier. Cela donnera deux belles voies, quelque chose dans le 6a et quelque chose dans le 6c. Le quatrième jour je remonte la ligne de Virgile en mettant des goujons et des plaquettes. Le tout doit valoir quelque chose comme 6b/6c. Et c’est sacrément esthétique. On profite de la corde que j’ai installé le 2ème jour pour mettre un relais au-dessus de la fissure, qui finira par devenir une belle voie école pour l’escalade traditionnelle. On équipe également la ligne dure (quelque chose comme 7b, sur micro-réglettes cassantes). On essaye aussi les voies des Russes, qui sont malheureusement peu nombreuses mais de qualité.

Jour 6 et 7

Les Yakoutes de la Fédération nous rejoignent en grand nombre. Rapidement le feu est allumé, et des succulents repas vont se succéder dans les énormes marmites en fonte. Quelle que soit l’heure de la journée, les repas yakoutes sont à bases de féculents (riz, pâtes, blés, …) et de viande en boite, le tout mijoté au-dessus du feu. Un soir, à notre plus grand étonnement, nos hôtes préparent des tournedos de porc sur le feu, qui accompagneront de multiple toast de vodka à l’amitié Franco-Yakoutes. Les locaux s’attaquent sans aucune hésitation à nos voies, le plus souvent en grimpant en moulinette. Bien qu’ils se cassent les dents dans les mouvements techniques, ils adorent, et ils sont très heureux que le secteur s’agrandisse. Virgile profite d’un instant paisible en fin de journée pour faire un cours de pose de coinceurs aux Yakoutes, réellement demandeurs de nouvelles connaissances. Ils essayent même la voie école en tête, chapeau !

Vika, une des grimpeuses yakoute, essaye le pilier en 6a. ©Clément Belleudy

Acte II : les Colonnes du Monde Perdu

Jour 8

Il pleut à nouveau sur les rives de la Lena. Constantine nous amène en Jeep jusqu’à Bottomaï, le village de pêcheur qui est en face du Parc des Colonnes de la Lena, sur la rive habitée. Ensuite, deux autres amis, Ruslan et Dima, nous aident à passer sur la rive sauvage en bateau, où les immenses Colonnes nous attendent. À l’arrivée, une belle surprise nous attend, il y a plusieurs cabanes où vivent les gardes du Parc National de Lensky Stolby, et ils nous en prêtent une pour notre séjour. Tout est plutôt trivial, en bois, avec peu d’espace, mais on est au sec, et allongé convenablement.

Jour 9, 10 et 11

Les trois premiers jours sont exclusivement consacrés au repérage des lignes potentielles d’escalade, et étudier le rocher et la structure des Colonnes. Connaissant la réputation du rocher, on cherche principalement des lignes de fissures, les plus propres possible, dans des zones aux couleurs saines. On utilise le chemin de randonnée qui permet de monter au sommet des Colonnes de la Lena, d’où on peut observer le sommet des structures rocheuses. Ensuite, on passe de nombreuses heures à marcher d’un côté et de l’autre des cabanes, sur la plage de galet, afin d’observer aux jumelles les faces raides des Colonnes. Conclusion des repérages : on a retenu deux Colonnes d’une centaine de mètres dont l’escalade nous parait envisageable !

 il semble que les 20 premiers mètres de chaque colonne y interdisent toute escalade, en obligeant le grimpeur à avancer dans un rocher délicat et aléatoire, sans aucune protection viable.

Virgile sur coinceurs dans la fissure du 6b+ nommé « Toto ». ©Clément Belleudy

Jour 12

Virgile se lance à l’assaut de la première tour. L’escalade est facile, mais très délicate. Chaque fois qu’il bouge un pied ou une main, la partie du caillou avec laquelle il était en contact s’effrite et tombe. Au cours de son évolution, les prises semblent ne tenir que par phénomène de pression. Le vrai problème réside dans sa « protection », c’est-à-dire dans les points qu’il met pour s’assurer au fur et à mesure qu’il monte. Le pitonnage est assez aléatoire : une fois sur trois le caillou se fissure et tombe en petites dalles, une fois sur trois la couche interne semble homogène et trop compacte pour que le piton s’y fasse un chemin. Quelques fois, le piton s’enfonce convenablement, en faisant trembler l’ensemble de la tour, et il se questionne sur sa fiabilité en cas de chute…  Il progresse doucement, mais surement, dans une vague fissure ouverte, terreuse et peu compacte. Il arrive dans une petite niche, environ 15 mètres au-dessus du sol. Là, il doit traverser 5 mètres à gauche, dans un caillou encore plus mauvais, tristement crépitant et « improtégeable ». Au bout de 10 minutes de réflexion, il décide que le danger est trop grand, et le pas trop délicat. Cette première expérience est plutôt alarmante, il semble que les 20 premiers mètres de chaque colonne y interdisent toute escalade, en obligeant le grimpeur à avancer dans un rocher délicat et aléatoire, sans aucune protection viable.

Jour 13

Il n’est pas question d’abandonner si vite, malgré le premier échec de la veille. On s’attaque à la deuxième tour dont la composition ressemble beaucoup à la première : 30 mètres de rocher médiocre, puis une terrasse et une fissure de 50 mètres plutôt propre. La structure du bas de la colonne est légèrement différente, il s’agit d’un dièdre suivi d’une ligne de faiblesse protégeable, le tout englobé d’une couche friable de petits cubes de rocher, certainement « gélifractés » par effet du permafrost. Après avoir cassé quelques mètres-cubes de rocher pouilleux au départ de la voie, Virgile parvient à escalader 10 mètres en libre, en protégeant à nouveau aléatoirement. Il opte pour l’escalade artificielle, et me demande de prendre la relève. Je monte à mon tour, entreprend l’évolution, pose quelques friends. La raideur du rocher me surprend, étant donné sa qualité infâme (en règle générale, lorsque le rocher en mauvais, le profil n’est pas aussi vertical et raide…Vive les mystères de la Sibérie, et les effets du permafrost). J’ai un doute sur la qualité d’une de mes protections, je sors le marteau, et je vérifie la contenance de mon armature… tout sonne creux !! Horriblement creux !! Je suis littéralement sur une plaque de 10 mètres de haut et de 2 mètres de large (seule zone grimpable) qui est posée sur du vide, ou du ciment un peu trop léger à mon goût. Même en escalade artificielle, c’est beaucoup trop engagé et trop dangereux. A mon tour, je fais une « réchappe ». Les difficultés sont réellement là, dans l’engagement. Et c’était les risques de cette aventure…

Jour 15

L’installation nous prend environ 3 heures. Il faudra développer entre 30 et 70 mètres de cordes statiques de chaque côté, afin d’entourer des énormes promontoires. La sécurité est primordiale … Au final, la « mission highline » est un franc succès ! Et nous signons une première originale : la première highline sur les Colonnes de la Lena, sur ancrages naturels. Et par extension … la première highline de Yakoutie. Les locaux sont impressionnés, et nous félicitent.

Thibault Cattelain ouvre probablement la première highline sur ancrages naturels dans le parce des Colonnes de la Lena. ©Clément Belleudy

Alizée et Virgile au niveau d’un des deux ancrages de la highline.
©Clément Belleudy

Alizée descend en direction de l’Arche. ©Clément Belleudy

Jour 16 à jour 20

On repasse du côté « habité » de la Lena et on rejoint Iakutsk. Les derniers jours sur place seront composés de conférences de presse, d’interviews, de rangements, d’achats de souvenir, etc. On passe notamment à la télévision locale, dans une émission exclusive sur notre expédition. Après un mois d’aventure en terres yakoutes et après avoir tissé des liens d’amitié très forts, on quitte le pays pour retrouver notre douce France, et raconter encore et toujours cette merveilleuse aventure, qui a permis de développer l’escalade dans une région du monde où la verticalité est un secret oublié et un rêve élancé …

 

Le mot de la fin

Le Monde Perdu restera peut-être, qui sait, un des plus grands secteurs rocheux du monde absolument ingrimpé et ingrimpable … 45 kilomètres de Colonnes de 200 mètres de haut, tout de même !! et aucune ligne d’escalade dont le paramètre « d’exposition » est acceptable. Si l’on imagine des cotations, on serait sur du X5 (« risques objectifs très sévères »), si ce n’est même plus !

Les Colonnes, vues du promontoire au couché de soleil. ©Clément Belleudy