Cela fait trente ans que Jean Annequin exerce le métier de guide de haute montagne. Les grandes courses, notamment dans le massif du Mont-Blanc, les expéditions à très haute altitude et autres longs voyages à skis en terres lointaines sont devenus les mobiles de son activité. Quant à ce stade d’une carrière d’autres diminuent leur engagement en montagne avec leurs clients, lui le cultive toujours. Inspiré par une tentative d’ascension du mont Blanc par l’Intégrale de Peuterey début septembre, pourtant non aboutie, Jean Annequin explique ce goût qui perdure d’être guide de grandes courses.
Le 1er septembre dernier à l’aube, nous étions sur l’aiguille Noire de Peuterey, sans savoir encore si nous irions jusqu’au sommet du mont Blanc par l’Intégrale du même nom, via les Dames Anglaises et le bivouac Craveri, l’aiguille Blanche de Peuterey, le Grand Pilier d’Angle et le mont Blanc de Courmayeur.
Cette ascension, nous l’avons repoussée plusieurs fois cet été avec Benjamin. La météo horrible de juillet, le planning chargé… Quand le temps s’est mis au beau, j’étais engagé par d’autres compagnons sur d’autres ascensions. Mi-août, le créneau était parfait mais c’était ma semaine en famille. Alors nous avons repoussé à l’été indien. Un mois de septembre dont on rêvait tous les deux.
Un sac imposant pour une ascension de plusieurs jours. Dans la montée au refuge Borelli ©Coll. Jean Annequin
L’arête sud de l’aiguille Noire de Peuterey (première longue étape de l’Intégrale, NDLR) est une ascension longue et belle, où le grésil s’est invité la première journée pendant quelques heures. Dans ces moments, au fil des mètres, le jeu est fin : mettre les chaussons pour faire des petits pas d’adhérence réguliers et ne pas forcer comme une brute, afin d’avancer le plus efficacement possible avec un sac alourdi par les grosses chaussures dedans, ou alors rester en « grosses », et bourriner pour monter les pieds là où ils veulent bien se loger. C’est une vraie question.
Le froid et le grésil nous ont fait opter pour les grosses. Et l’heure a tourné. Pointe Gamba (3069 m), pointe Bifide, pointe Welzenbach (3355 m) … Allez, encore au moins une avant un premier bivouac. Si l’on veut espérer atteindre l’autre bivouac Craveri demain sans difficulté, il faut avancer.
La pointe Brendel (3497 m) est un morceau de choix. Le rocher y est compact et dans ce ressaut en « demi-lune », l’histoire de la conquête de cette arête sud se lit à travers les pitons. Deux sont scellés à même une dalle, et d’autres sûrement forgés à la main qu’un simple marteau d’aujourd’hui aurait bien du mal à planter, permettent une escalade déroulante.
Bivouac à 3 500 mètres
Le soir, perchés au bivouac de la Brendel, nous n’avons pas trouvé de neige ni d’eau. Nous savions qu’il serait difficile de trouver de quoi remplir nos gourdes. Alors, les sacs s’étaient chargés au refuge Borelli (2325 m) : 3 litres chacun. En arrivant au bivouac, la langue est lourde. Bien que remplies le matin les gourdes sont presque vides. Pourtant il a fait froid : heureusement pour la déshydratation, mais malheureusement pour le bivouac.
Au petit jour vers 5h30, je sors de mon duvet pour humer l’air. Il n’y a pas d’air, mais le givre de la nuit est bien là. Une fine pellicule recouvre tout. Humm, c’est beau mais c’est CRU ! Je scrute le pilier du Frêney pour apercevoir les premiers rayons du soleil qui nous réchaufferont. Ce n’est pas pour tout de suite, la pointe Ottoz, qui nous attend, se gravie par l’ouest.
Il fait froid, on ne sent plus le bout des orteils serrés dans les chaussons. J’ai pourtant pris mes péniches. Dans la pointe Ottoz on visite aussi l’histoire du pitonnage. Des pitons d’antan sortent d’une dalle comme un poireau sortirait de terre, et des longueurs sont d’une grande classe. C’est la 4ème fois que je passe ici, et je ne peux m’empêcher de repenser à mon parcours en solitaire, en 1994.
Souvenirs d’une Intégrale en solo
Difficile de ne pas me rappeler les heures vécues seul sur l’intégrale de Peuterey quand j’avais 23 ans. Un temps où le jeu d’être précis dans sa grimpe et dans son engagement m’exaltait au point de vouloir grimper seul, sans lien. Où chaque pas devait être parfait car la sanction pouvait être radicale. Aujourd’hui, quand je refais cette voie, je me demande si mes souvenirs sont vrais.
Ai-je vraiment parcouru ces longueurs avec mon gros sac Lafuma de 75 litres, mes Koflachs jaune fluo, mes chaussons résine rose One Sport, mon Piranha comme piolet, mes deux brins de corde de 50 mètres en 7mm et statiques pour les rappels de la Noire, mon réchaud bleuet de Campingaz et ses cartouches à percer, ma combinaison Millet Escoffier ? C’était les 13/14/15 août 1994. Déjà à l’époque, à cette période de la saison, il n’y avait plus de neige dans les Dames Anglaises. Arrivée en milieu d’après-midi au bivouac Craveri, j’étais descendu en rappel dans le couloir sous le bivouac, versant Brenva, pour essayer de trouver de la neige. J’étais remonté avec de la glace noire mélangée à de la terre et des cailloux. Après l’avoir fait fondre, j’ai voulu filtrer cette eau saumâtre. Je n’ai rien trouvé de mieux que d’utiliser mes topos de la Noire sans me rendre compte que les photocopies sont pleines de produits chimiques. J’ai vomi une partie de la nuit, avant de me dire qu’il fallait que je bouge pour aller trouver de la bonne neige à l’aiguille Blanche et me réhydrater. Le jour s’est levé quand j’étais allongé sous la corniche de la pointe Sud, la gamelle du réchaud pleine d’un « bon » thé.
La suite pour rejoindre le mont Blanc fut une promenade. La descente fut un peu plus épique, quand sur le grand plateau, je rencontrais deux Belges les bras en croix me demandant de les aider à descendre. Je les ramenais au pied du refuge des Grands Mulets, tenant la corde à pleine main mais ne voulant pas m’encorder avec eux. Pourtant, la logique aurait voulu que je sois content de trouver quelqu’un avec qui m’encorder pour cette partie très crevassée de l’itinéraire. Mais non, j’ai préféré garder mon sentiment de liberté au point de ne même pas m’attacher à la corde. Par la Jonction puis la montagne de la Côte, j’ai rejoint Chamonix à 23 h.
À l’époque, n’ayant pas de chez moi et surtout plus rien à manger, je me suis glissé dans les cuisines de la grande école. Après m’être empiffré, je me suis endormi. J’étais bien, avec le ventre repu et la tête remplie d’émotions. Au petit matin, le bruit de l’arrivée du cuisinier m’a réveillé. Paniqué de me faire surprendre là, j’ai vite tout rangé et je me suis glissé dehors, encore hagard de fatigue après cette ascension et la courte nuit.
Renoncement
La semaine dernière, nous n’avons pas basculé sur les Dames Anglaises. Pas d’eau dans les Dames Anglaises et au bivouac Craveri voulait dire une longue journée sans eau, un bivouac sans eau et une remontée à l’aiguille Blanche sans eau. Un enfer, peut-être jouable mais difficile de s’y projeter. Un autre point m’inquiétait : la veille de partir, j’avais reçu une photo de l’éboulement qui a eu lieu à droite de la pointe Gugliermina. Tout un pan s’est effondré sur les vires Schneider. En arrivant au sommet de la pointe Bich (3753 m), et en observant la montée à l’aiguille Blanche, je me suis posé la question de la stabilité de ces empilements de rochers. La sécheresse de ce versant est impressionnante : plus une trace de glace dans les couloirs, plus un gramme de neige et une couleur de roche qui tend vers le gris. En haut du couloir Schneider, quand on bascule versant Brenva, on traverse deux couloirs avant de remonter une côte rocheuse qui est un empilement d’assiettes sur 2 à 300 mètres.
Alors nous avons pris la décision de descendre par l’arête Est. Un autre voyage commençait. Mon ami Francesco a fait un travail incroyable pour baliser de nouveau et rééquiper cette arête, un boulot commencé lors d’un stage de recyclage de guides mené par Matteo Pellin. Francesco a trouvé une alternative logique évitant toutes les zones de rocher délité, et depuis, c’est devenu un très bel itinéraire où l’on navigue entre arêtes, vires et petits couloirs, tout en restant sur du rocher sain. Monter par cette arête Est à la Noire va très probablement devenir une grande classique, et rappelons ici qu’il s’agit de l’itinéraire historique – 1902 – de l’Intégrale de Peuterey !
Nous préférons ces longues courses, une par semaine, plutôt que sept petites où l’on picore la montagne. Jean Annequin.
Le besoin du désir
Aujourd’hui, après quelques jours, je me pose la question du sens de ces grandes courses. Du sens à les faire mais surtout pourquoi j’ai envie d’y retourner. Dans ces grands itinéraires, j’ai sûrement vécu les moments les plus intenses de ma vie d’alpiniste. Ces dix dernières années, chaque été avec mon ami Simon Destombes et nos compagnons de cordée appelés parfois simplement « clients » – mais qui sont bien plus pour nous – nous nous projetons dans des courses qui nous font envie. Il n’y a pas forcément une volonté de difficulté mais une vraie notion de désir. L’un comme l’autre, nous n’hésitons pas à renoncer à une course qui ne nous attire pas. Pourquoi ? Peut-être est-ce la seule solution que nous avons trouvée au fil des décennies pour continuer à aimer ce métier, particulièrement à travers ces longues chevauchées en montagne. Vivre intensément la montagne, plutôt que de la survoler, pour qu’elle laisse ancrées en nous des émotions qui perdurent. Et pour que chaque année, nous ayons envie de les revivre.
Nous préférons ces longues courses, une par semaine, plutôt que sept petites où l’on picore la montagne.
Hier, j’avais mon ami Michel Cormier au téléphone. Michel a été mon mentor dans le métier de guide en voyage. Explorateur, défricheur de destinations, c’est vraiment lui qui m’a fait découvrir cette envie de voyage « découverte » au point de chercher où l’on ira de saison en saison, pour ne pas reproduire l’histoire passée.
Je racontais à Michel ces heures passées sur la Noire, la décision de renoncer à basculer sur l’autre versant. Et Michel m’a demandé comment j’avais encore le goût à ça ? Mais « Ça », c’est quoi ?
Est-ce le goût des longues courses, est-ce le goût des difficultés, est-ce le goût de l’ambiance des bivouacs dehors ? Ou alors est-ce dans le terme engagement que l’on rassemble un peu toutes ces notions ?
Dans le mot engagement, on met bien tout ce que l’on veut. Être 2 mètres au-dessus d’un goujon de 12mm est engagé pour moi. Être sur un sommet lointain sans moyen de communication sera sûrement engagé pour certain. Mais être là sur l’intégrale de Peuterey avec un téléphone portable qui passe à presque tous les relais, est-ce encore engagé ?
Tendre vers la maîtrise
Quand on a 20 ans, on se projette dans ces courses avec une envie certaine. J’ai souvent reproché aux jeunes générations d’être ignare sur l’histoire des ascensions, d’être inculte sur ce qui s’est passé là-haut. Les nombreuses tentatives avant la réussite, les échecs, les drames. Mais au fond de moi, je me dis que j’étais un peu comme eux. Être ignare sur une part de la montagne, c’est parfois se préserver du poids de l’histoire et se concentrer sur ce que l’on sait faire de mieux. À 20 ans, on grimpe léger. C’est la première fois que l’on vient dans ces lieux. On veut se défier. On veut défier notre génération pour s’exalter dans la grimpe mais sûrement aussi se prouver que l’on arrive à se faufiler dans cette montagne qui nous juge. Elle nous juge d’être capable. Alors il y a ce jeu avec le risque qui est grisant. On veut défier et l’on est sûr qu’il ne nous arrivera rien. C’est la fureur de vivre, celle qui permet de croire que l’on est indestructible, que les accidents arrivent aux autres.
Plus tard vient le temps des ascensions où l’on guide. Ces courses que l’on a déjà faites et où l’on cherche à se prouver que l’on est capable d’y emmener des clients. Eux-mêmes sont-ils conscients de l’engagement ? Sûrement un peu. Mais sûrement pas beaucoup. C’est le temps où se mélange l’expérience, le savoir pour gérer ces ascensions et l’incertitude sur la personne que l’on guide. Est-ce techniquement ou physiquement qu’il faudra être vigilant ? Est-ce psychologiquement ? Dans les projets se confrontent l’expérience indéniable qui a largement augmenté mais aussi la réalité sur la fatalité des risques, inquantifiables précisément à l’avance. Le goût du risque n’est plus là. On ne souhaite pas se confronter à la mort. On sait que l’on est destructible. Alors on se met à l’affût des meilleures conditions. On espère devenir un expert des meilleures situations. On joue avec les outils de notre époque.
Les années ont passé, les ascensions vécues remplissent une sacrée besace. On a aimé ça, on y a trouvé un plaisir partagé énorme, émotionnellement. Après 30 ans de métier, le goût de s’enfoncer dans ces murailles de pierre avec un sac lourd sur le dos est toujours là. Pourquoi ? Qu’est-ce qui fait que je n’ai pas la sensation d’avoir fait le tour de la question ?
Le poids de l’engagement a augmenté par le poids des histoires vécues, le poids des galères aussi. Certains amis ne sont plus là. Et pourtant ! C’est sûr que les belles réussites allègent et créent l’envie. J’aime toujours me retrouver là-haut, peut-être même encore plus !
Je ne peux nier qu’il y a une part au fond de moi d’addiction à cette emprise quand on est au cœur de ces courses. L’énergie demandée est gratifiante. La beauté des lieux envoûtante. Admirer le lever de jour, puis de soleil sur les piliers de l’Envers du mont Blanc est autant féérique que prenant, quand on est allongé dans son duvet.
Alors demain, j’espère retourner là-haut. Encore et encore.