fbpx

L’autre côté du miroir

Tomaz Humar, Ueli Steck, Toni Egger, Patrick Edlinger ou Kurt Albert : des destins uniques, des étoiles de l’alpinisme qui du firmament ont brutalement chuté. Autant d’histoires qu’Ed Douglas ne s’est pas contenté de retranscrire, mais dont il a interrogé les acteurs, fouillé le passé, emmenant le lecteur suffisamment loin pour se sentir à son tour interrogé par sa propre passion pour la montagne.

De l’autre côté du miroir, Ed Douglas, éd. du Mont-Blanc, 2018.

Rien ne sert d’écrire le centième récit de la pseudo-première du Cerro Torre ou de la face sud de l’Annapurna si on ne tente pas, a minima, d’y apporter un nouvel élément, un éclairage original. Journaliste presque historien, Ed Douglas s’est penché sur les « affaires » , les « polémiques » et les « personnalités » de l’alpinisme mais sans oublier de travailler, de mouliner, d’interroger. Dans ce recueil de huit récits, il décortique la matière première pour nous en donner la substantificque moelle, à la manière d’un Pierre Bellemare à l’empathie certaine pour ses sujets d’étude : alpinistes géniaux, menteurs possibles, « loups solitaires » souvent, comme Patrick Edlinger dont finalement rares sont encore les descriptions non hagiographiques. L’histoire de Toni Egger est connue, sauf sa fin. En 1959 Maestri annonce avoir gravi le Cerro Torre, mais Egger se serait tué dans la descente. Après plusieurs enquêtes, d’abord des recherches de Rolando Garibotti puis le livre-somme de Kelly Cordes (paru aux mêmes éditions du Mont-Blanc), il s’avère que Maestri a menti, puisque même sa photo de Egger n’a pas été prise sur le Torre, comme le prouve Garibotti en 2015.

Ed Douglas réhabilite la mémoire de Toni Egger.

Tout le monde connaît, ou peut facilement connaître cette histoire. Le boulot d’Ed Douglas est autre : il va voir la parente très âgée de Toni Egger à Linz, et lit les anciens carnets de l’alpiniste tyrolien. En 1954, Toni Egger et Gottfried Mayr ont enchaîné en onze heures la Comici et la Cassin en face nord de la Cima Grande et de la Cima Ovest. Un temps hors du commun pour l’époque, et même maintenant. Là où chacun sait que Maestri, talentueux et grande gueule, avait par exemple exécuté la voie des Guides au Crozzon di Brenta en solo, la plume d’Ed Douglas nous parle de l’autre, l’oublié, celui que le mensonge a éclipsé de l’Histoire. Toni Egger était un alpiniste exceptionnel, dont l’ascension du Jirishanca (Andes) en 1957 a été jugée « très en avance » par un Nick Bullock, auteur d’une ascension du même sommet. Ed Douglas réhabilite, par sa verve, la mémoire de Toni Egger, volée par Cesare Maestri.

À gauche, les gros bras de la RFA, Wolgang Güllich et Kurt Albert le moustachu. À droite, Tomaz Humar, l’ange perdu de l’alpinisme slovène.

Humar, un être capable de tout et de tout supporter.

Son texte sur Ueli Steck n’est pas aussi affirmatif, mais il pointe les contradictions, et surtout les affres dans lesquels se débattent les meilleures alpinistes solitaires : Steck, mais aussi Tomaz Humar, franc-tireur de l’alpinisme slovène disparu en 2009 au Langtang Lirung. Douglas s’est rendu en Slovénie pour enquêter sur Tomaz Humar. Pour l’avoir côtoyé, je peux dire qu’il décrit sans doute le plus justement ce qu’était ce monstre sacré de l’alpinisme des années 1990 et 2000. Un être doué d’une force et d’une énergie peu communes, capable absolument de tout et de tout supporter, mais dont les fissures intérieures s’agrandissaient avec le temps, la dissolution de son mariage, les critiques et les jalousies. Ueli Steck dira à son propos : « Je savais qu’il allait finir par se tuer. C’était évident ». Des mots dont l’écho renvoie une grinçante ironie. Ed Douglas prend le temps de poser les décors, comme ceux de l’Allemagne des années 80 quand il part à la recherche des jalons laissés par Kurt Albert, le géant révolutionnaire de l’escalade libre allemande mort en via ferrata.

Certains autres textes sont sans doute moins forts, mais rien que pour ces portraits, Toni, Tomaz, Kurt, Ueli, ce recueil bien traduit par Dominique Vulliamy vaut vraiment le détour. Des hommes dont le prénom, le visage, les habitudes paraissent familiers après la lecture d’Ed Douglas, qui sait cheminer, patiemment mais sans faillir, dans nos propres interrogations, avec ce genre d’uppercut : « avais-je vieilli ? Est ce que j’avais gaspillé ces dernières années à grimper par habitude en essayant de retrouver mon enthousiasme d’adolescent, tout bêtement parce que je n’arrivais pas à imaginer autre chose ? Est-ce que je n’accordais pas trop d’importance à une activité qui avait tant modelé mon existence car, après m’être tant investi, j’avais besoin de croire qu’elle avait une certaine valeur ? » Réponse(s) en soi, de l’autre côté du miroir.

 

Ed Douglas, De l’autre côté du miroir, éditions du Mont Blanc, 18 euros. 254 p.