Dans le massif des Écrins, il reste encore des lignes à ouvrir ! L’Espagnol Isra Samper, le Roumain Ovidiu Ranja et le Français Olivier Laurendeau l’ont prouvé en traçant une nouvelle voie dans la face nord-est des Trois Dents du Pelvoux le 11 novembre dernier. Après 18 heures d’effort, d’euphorie et quelques doutes, ils ont ouvert Merci pentru el hielo, une voie de 600 mètres (ED-, 5+) en mixte délicat et multilingue. Récit d’une première aussi intense qu’amicale.
«C‘est l’histoire d’un Espagnol, d’un Roumain et d’un Français… » Non, ce n’est pas le début d’une histoire drôle – quoique. C’est plutôt l’histoire d’une journée de 18 heures dans une face nord des Écrins, où trois grimpeurs aux accents aussi variés que leurs jurons ont tracé une nouvelle ligne aux Trois Dents du Pelvoux. La chute de cette « blague » ? Une voie de 600 mètres baptisée Merci pentru el hielo (Merci pour la glace) – un joyeux mélange linguistique qui reflète parfaitement la composition de notre équipe internationale.
cette ligne n’est pas dans le topo !
Le couloir Chaud, au Pelvoux
L’histoire commence classiquement la semaine précédente. Alors qu’Isra et moi attendons nos filles devant l’école maternelle de l’Argentière-la-Bessée, nous parlons des conditions en altitude : apparemment, le couloir Chaud a été fait. Nous sommes disponibles le vendredi et le rendez-vous est pris, départ 5 heures de la maison.
À 5h45, nous quittons la voiture garée au pont du Ban pour remonter le névé des Militaires. Ne connaissant pas l’approche par le torrent des Violettes, nous faisons le tour par le névé Pélissier. Ce détour nous rallonge probablement d’une heure mais nous fait passer au pied de la face nord-est des Trois Dents du Pelvoux. Là, nous nous disons immédiatement : « Mais dis donc, qu’elle est belle cette ligne ! Elle n’est pas dans le topo ! »
Le couloir Chaud déroule parfaitement, la descente s’avale tout aussi bien, une belle trace ayant été mise en place sur le glacier, évitant les barres de la rive gauche. Avide d’aller voir la ligne entrevue le matin, j’oblige Isra à remonter au bivouac Chaud pour descendre la barre en rappel et passer au plus proche. Du pied des rappels, je remonte le cône de neige et arrive au pied de la ligne. Celle-ci semble idéalement formée d’une belle neige couic – on s’en frotte les mains. À 16h, nous sommes à la voiture, contents de la ligne parcourue mais encore plus excités par celle à venir !
connaissant sa passion et sa disponibilité pour le bon mixte,
je propose à Ovidiu Ranja de se joindre à nous
La préparation
Sachant que nous ne sommes probablement pas les seuls à l’avoir repérée, nous nous lançons avec fébrilité dans l’étude de la face et des sorties potentielles : deux lignes semblent possibles, représentées ci-contre en vert et en orange. La verte a notre préférence car elle sort directement au sommet, alors que l’arête nord-est, plâtrée de neige inconsistante, peut se transformer en véritable piège.
Face à l’ampleur de la face et aux inconnues auxquelles nous serons confrontés, un troisième compagnon nous semble un gage de sécurité. Dix jours plus tôt, j’ai parcouru Folie Douce à la Grande Casse avec Ovidiu Ranja. Connaissant sa passion et sa disponibilité pour le bon mixte, je lui propose de se joindre à nous. Sans surprise, il accepte avec joie et notre groupe WhatsApp, créé pour l’occasion, résonne tout le week-end.
Coup de chance, Seb Constant passe à la maison ce samedi pour m’emprunter un parapente et nous raconte avoir souvent regardé cette ligne, sans jamais avoir vu de conditions permettant de franchir le premier ressaut rocheux. Malgré nos obligations de jeunes pères de famille, Isra et moi parvenons à négocier avec nos compagnes : nous partirons « juste le lundi » (férié, pas de chance, les enfants ne seront pas à l’école.) Nous nous fixons comme objectif d’arriver au pied de la ligne aux premières lueurs du jour : départ de la maison à 4h.
Merci pentru el hielo !
Lundi 11 novembre à 4h45, la voiture est à nouveau garée au pont du Ban. Cette fois, l’idée est de monter par le torrent des Violettes, itinéraire qui paraît le plus efficace. Nous nous élançons sur le névé des Militaires. Rapidement, notre trajectoire croise celle d’un groupe de jeunes gens. Tout de suite, l’appréhension bien connue s’empare de nous : « Vont-ils vers la même ligne ? » La question est rapidement évacuée : ils partent pour le couloir Chaud.
Nous montons ensemble par le torrent des Violettes en papotant, sympathique discussions mais pas idéales pour passer au plus facile. Après quelques pas de dalles qui frôlent le IV, nous arrivons sans encombre au pied des difficultés. Les baskets font place aux crampons, je m’équipe avec tout notre arsenal : 10 broches, 10 pitons, 12 friends, stoppers, ball-nuts, 10 dégaines, 5 grandes sangles. Nous sommes parés pour toutes situations, y compris la plus probable : celle de prendre un « but » dans les minutes qui viennent.
nous avons pensé que les difficultés
seraient concentrées
dans le premier ressaut
Dans notre préparation, nous avons toujours pensé que les difficultés seraient concentrées dans le premier ressaut – c’est donc le moment où se cristallisent nos espoirs et nos craintes ! Je me lance, les premiers coups de piolets s’enfoncent avec le chuintement grinçant caractéristique de la couic – bon signe. Après 10 mètres à 80°, je trouve une belle fissure pour protéger un passage à 90°. Je me rétablis, s’ensuivent de beaux passages raides avec toujours du bon rocher à proximité pour protéger et une ligne logique de couic fournissant les ancrages de piolet nécessaires à leur franchissement.
J’arrive en bout de corde, il faut faire relais. Dommage, le rocher est un peu moins fissuré, impossible de mettre une broche. Après pas mal de tâtonnements, j’arrive à placer un bon pecker complété par un friend précaire et une lame à moitié enfoncée.
Ovidiu remonte une longueur qui sera le crux psychologique de la voie :
50 mètres improtégeables à 80° dans de la neige inconsistante
Mes camarades me rejoignent, nous nous tapons dans les mains, nous nous félicitons – l’affaire semble déjà dans la poche ! Au-dessus, c’est encore raide. Je me relance et passe avec délicatesse entre placage de neige et rocher, pour déboucher ensuite sur le névé surmontant la barre. Nous nous retrouvons tous les trois sur un bon relais.
Ovidiu prend la suite et nous mène corde tendue jusqu’au pied de la seconde partie de la face, où nous pensions remonter tranquillement des goulottes peu raides. Là, le choix d’itinéraire semble évident : il manque 10 mètres de placage sur l’itinéraire orange, nous nous engageons donc dans le vert.
Mauvaise pioche ! Ovidiu remonte une longueur qui sera le crux psychologique de la voie : 50 mètres improtégeables à 80° dans de la neige inconsistante où, à chaque pas, il faut frapper dix fois du piolet avant de trouver un ancrage suffisamment ferme pour avancer. Néanmoins, il fait preuve d’une grande force mentale et, au bout d’une heure de bataille, établit un bon relais pour nous faire monter. Nous le rejoignons, et s’ensuit une longueur similaire.
Isra prend ensuite la tête et démarre par un court névé qui nous amène sur l’arête de neige reliant le gendarme rouge central et la face. Là, nous faisons face à un nouveau choix d’itinéraire : soit à gauche de l’arête par des placages qui semblent continus et pas trop raides, soit par la droite qui semble plus esthétique mais qui, nous le savons grâce à une photo de Florent Pedrini prise depuis le pic du Rif, franchit deux murs raides. D’un commun accord, nous nous décidons pour l’option de droite. Isra franchit brillamment un passage quasi déversant et fait relais au pied d’un mur impressionnant mais bien fourni.
Isra enchaîne et se lance dans la longueur. Une bonne neige couic et quelques protections solides lui permettent d’avancer. Ensuite, ça se complique pour protéger et, après un beau run-out, il nous crie de le rejoindre. Nous rangeons le pique-nique que nous savourions, idéalement placés grâce au relais face au grand mur. C’est encore une superbe longueur, l’émotion est forte au relais suivant !
je dois frapper plusieurs fois avant que mon piolet émoussé
ne se fiche correctement dans la matière cassante
Je reprends la tête. La longueur suivante, avec la perspective, n’est pas si impressionnante. Passé un premier placage, j’arrive au pied d’un ressaut de glace franchissant un surplomb. C’est vraiment raide, sans doute déversant. La glace est bonne, je place une broche aussi haut que possible et me tourne vers mes compagnons : « Oh purée les gars, c’est raide ! » (Dents qui claquent, genoux qui tremblent.)
– Isra à Ovidiu : Comment on dit déjà ? Régale-toi ?
– Ovidiu à Isra : Oui, c’est ça, régale-toi !
– Isra : RÉGALE-TOI !!!
Boosté par le peu de cas qu’ils font de mon appréhension, je me lance. C’est très raide, la glace est dure, je dois frapper plusieurs fois avant que mon piolet émoussé ne se fiche correctement dans la matière cassante. Heureusement, l’arête de rocher forme régulièrement un dièdre avec la glace, offrant de temps en temps un repos pour poser une bonne broche. Après moult tremblements, je m’extirpe des difficultés et pose un relais béton.
nous retrouvons l’autoroute
qui s’est formée
pour la descente du couloir
Isra et Ovidiu me rejoignent. Il est 16h30, nous sommes à 150 mètres de dénivelé sous le sommet : de la neige profonde avec quelques ressauts. Je brasse longuement pour fabriquer chaque marche. Peu avant le sommet, lassé de l’exercice, je bifurque vers l’arête par des dalles mixtes – mauvaise idée, l’arête est plâtrée de neige inconsistante. Il vaut mieux continuer à brasser. Mes compagnons me dépassent et finissent les derniers mètres jusqu’au sommet ! Il est 18h00 et nous nous tenons tous les trois au sommet des Trois Dents du Pelvoux, où débouche très exactement la ligne que nous avons parcourue. Moment de joie où nous nous étreignons.
Après une petite pause, nous posons un rappel dans la face Ouest pour descendre sur la sortie du couloir Chaud. Avec 60 mètres tout juste, nous prenons pied sur le glacier et retrouvons l’autoroute qui s’est formée pour la descente du couloir.
Une fois le glacier quitté, nous profitons du réchaud qu’Ovidiu aura porté courageusement toute la journée pour faire de l’eau et boire chaud. Isra et moi remettons nos baskets, un peu tôt – des plaques de neige nous font faire des contournements dans tous les sens et finalement désescalader une petite barre. La nuit est bien avancée et nous trouvons l’itinéraire du torrent des Violettes guère plus facile qu’à la montée. C’est bien rôtis que nous rejoignons les voitures au pont du Ban. 23h, retour à la maison : comme promis nous sommes partis « juste le lundi. »
première ascension ou pas ?
Finalement, il aura fallu 18 heures d’effort pour tracer ces 600m de dénivelé. Une ligne directe et soutenue, avec 350 mètres de neige/glace dans le 4/5 et 250 mètres de pentes plus « tranquilles ». Le genre de journée qui vous fait passer par tous les états : de l’euphorie à l’angoisse, des rires aux jurons multilingues.
Grâce à l’aisance d’Ovidiu sur les réseaux sociaux, les informations sur notre ligne sont rapidement partagées et une dizaine de cordées de répétiteurs la parcourent dans les semaines qui suivent, confirmant la cotation et l’itinéraire. Première ascension ou pas ? La question reste en suspens. Dans ces grandes faces nord, il est parfois difficile de savoir si d’autres cordées sont déjà passées par là. Mais au fond, l’essentiel est ailleurs : dans ces moments partagés, ces encouragements en trois langues, et cette ligne logique que nous avons tracée ensemble.
Si cette journée ressemble au début d’une blague, sa conclusion est on ne peut plus satisfaisante : une belle ligne directe dans la face nord-est des Trois Dents du Pelvoux.
Paroles de répétiteurs !
Boris Bremond (CRS Alpes) : Nous étions trois. On s’est régalés !!! Un mini Eiger à la maison … Sans être très dure, il faut « savoir ne pas tomber » ! Je pense que vos cotations sont cohérentes !
Adrien le Bouquetin (Aspirant au Probatoire) : C’est pas mal ED-, ça prend en compte l’engagement. Il faut absolument avoir de la marge pour aller dans cette ligne, à cause de la difficulté à protéger certaines sections, ou la chute est interdite. Par contre, magnifique la voie ! La 5+ qui effectivement vaut bien sa cotation, il faut être délicat, tout est décollé, il ne faut pas taper fort. Mais du coup ça ajoute à l’ambiance !
Arnaud Guillaume (Guide de Haute Montagne) : Ah c’est super ça ! Bravo pour le fouinage et l’opportunisme…et pour la grimpe !
Boris Pivaudran (The Masherbrum Company) : On a beaucoup aimé, c’est vraiment beau, assez majeur, la grimpe est intéressante et la face est longue, technique et tout, vraiment ça nous a bien plu, on a passé un bon moment, ça reste de la montagne un petit peu engagé. Pour les cots avec les 2 collègues on était d’accord, cotation globale ED- 5+.
Claire Mercuriot (Aerobatic World Cup Winner) : Elle est très classe cette voie ! On était 2 cordées dedans hier. Il y en avait au moins une la veille, vous avez inspiré du monde.
Simon Martinet (skieur de pente raide) : je pense que TD+ n’est pas cher payé pour le passage de glace là-haut, je pense que ED- se justifie. L’an dernier j’ai fait la Marie Pascale qui est ED, certes l’ensemble est plus soutenu, mais j’ai trouvé le crux de cette directe nord plus difficile intrinsèquement.
Jean Lefalher (Alpiniste) : « J’ai trouvé ça classe en tout cas. Niveau difficulté je pense que ED- c’est pas volé, surtout que ça grimpe quasi tout de long. J’ai trouvé que ça protège bien pour les Ecrins.
Pierre Chanut (alpiniste chevronné, encordé avec un jeune alpiniste) : On était allé voir la voie, c’est vrai que c’est beau, super conditions ! Après la longueur neige plaquée, le compagnon a mis le relais au mauvais endroit, à la place du super emplacement friend à gauche il a continué 10m, il y avait un ballnut et un micro-friend branlant pour le relais ; je suis parti pour faire la longueur d’après qui ne protège pas bien non plus, arrivé à la moitié de la longueur je me suis dit non, c’est débile, sur un relais aussi nul, avec le temps qu’on met, on va limiter les dégâts. Plutôt que d’appeler l’hélico dans 2h si on est encore bloqués dans une longueur, on est redescendus ; je pense que ça a été une bonne décision mais ça a été la mission pour redescendre et tout rééquiper.