Le cinéma de montagne est à un tournant, affirme Protect our winters France. Lors de l’une de ses Conventions Powpulaire mensuelles, l’association pointe la ringardise qui guette le film d’aventure, de ski ou de montagne à grand renfort de testostérone et d’émissions de CO2. Pour nous questionner : entre récit traditionnel et enjeux modernes comme l’inclusivité et l’écologie, comment se réinventer ? Comment aller au-delà du message moralisateur ? POW France plaide pour des récits plus diversifiés, capables de captiver sans ignorer les réalités environnementales et sociales d’aujourd’hui.
Il y a quelques semaines maintenant, un événement a secoué le milieu de l’outdoor. À la manière d’un phénomène météorologique inattendu, la sortie du documentaire Kaizen du YouTubeur Inoxtag a donné un coup de pied dans la fourmilière de l’industrie du cinéma de montagne. En cumulé, plus de 35 millions de vues en seulement trois semaines et plus de 800 salles de projection remplies pour l’avant-première ont propulsé Kaizen au rang des documentaires de montagne les plus regardés de l’histoire.
Mais cet engouement a également fait déferler une vague de critiques acerbes. Parmi les commentaires d’athlètes, de professionnels de la montagne, de montagnards et même d’associations environnementales, les attaques ont fusé : « Film qui prône un sur-tourisme irresponsable », « Message déconnecté des enjeux écologiques », « Caprice de riche » Tandis que, du côté de la communauté d’Inoxtag, majoritairement composée de jeunes de moins de 25 ans, l’accueil était tout autre : « Film inspirant », « Un message qui donne envie de sortir, de profiter de la nature »
nous avons échangé pendant 2h sur le devenir des films de montagne.
le constat ? attention à ne pas tomber trop vite dans la ringardise
Une dissonance frappante, non ? C’est cette question qui nous a conduit, chez Protect Our Winters France (POW), à interroger notre communauté sur le sujet par le biais de la Convention POWpulaire du mois d’octobre (notre format de café-débat mensuel en ligne). Grâce à la connexion d’une soixantaine de personnes – et parmi lesquelles notamment Mathis Dumas, guide de haute montagne qui accompagne Inoxtag tout au long de son film – nous avons donc pu échanger pendant deux heures sur la question du devenir des films d’aventure et de montagne. Le constat qui a émergé ? La possibilité pour ce type de cinéma de ne pas tomber trop vite dans la ringardise… à condition de ne pas manquer le virage.
quelle utilité attribue-t-on aux films de montagne et d’aventure,
si tant est qu’ils en aient une ?
Un panel de points de vue diversifiés
Après une brève introduction et un petit questionnaire pour connaître le profil des participants (spectateurs, athlètes, professionnels du milieu du cinéma), le débat s’est ouvert sur la question : quelle utilité attribue-t-on aux films de montagne et d’aventure, si tant est qu’ils en aient une ?
Les premiers échanges ont rapidement révélé des divergences de points de vue, promesse d’une richesse intéressante dans le débat. Les sujets de la représentation des enjeux écologiques, du culte de la performance, de la sous-représentation des femmes et même du phénomène du « ski porn » ont vite émergé. Ces thématiques, souvent problématiques dans le cinéma de montagne, ont ensuite filé tout le reste de la discussion.
Mathis Dumas, pour sa part, a évoqué la problématique du choix de l’itinéraire, en soulignant qu’il était difficile d’atteindre une large audience sans passer par des sommets emblématiques comme l’Everest : « Si Inox n’avait pas choisi l’Everest, on ne parlerait peut-être même pas du film aujourd’hui. Même si on avait fait un 8000 juste à côté, comme le Lhotse par exemple, on aurait perdu les financements et ça aurait beaucoup moins intéressé les médias.
L’audience d’Inoxtag a ouvert une porte pour faire passer des messages sur la montagne, mais c’est aujourd’hui qu’il faut en profiter. Il faut se rendre compte de là d’où il vient ; le monde du streaming et du gaming. Nous en montagne on est un peu dans une bulle, on est proches des problématiques environnementales, des glaciers, de la neige, etc, mais la réalité de la majeure partie des gens en France n’est pas du tout celle-là . Maintenant que la lumière est sur la montagne, on peut faire passer des messages. Mais pour avoir un tel impact sans passer par l’Everest, ça aurait été compliqué. »
L’audience d’Inoxtag a ouvert une porte
pour faire passer des messages
sur la montagne,
mais c’est aujourd’hui
qu’il faut en profiter
De quoi remettre en question la légitimité de la réaction du milieu de l’outdoor face à un documentaire qui, finalement, prône l’égalité des chances et les bienfaits du temps passé en nature : qui a alors réellement le droit de faire de la montagne ?
Une réflexion qui a rapidement trouvé son écho dans la conversation, notamment chez Fanny Rolland, productrice chez Bokeh Production, qui rappelait que la sortie de Kaizen avait fait exploser le trafic du site Petzl (marque de matériel de montagne) de 40 %, avec aussi une forte hausse des demandes d’informations de personnes désireuses de découvrir la montagne pour la première fois sur les blogs de trekking et de randonnée.
L’effet « boys club » et la place des femmes dans les films de montagne
Et pourquoi ces films, souvent dominés par une majorité d’hommes (blancs, cisgenres, valides, hétérosexuels et jeunes), continuent-ils de véhiculer une image « virile » et exclusive de la montagne ? Le milieu restant largement dominé par des hommes, aussi bien devant que derrière la caméra, le phénomène du « boys club » est encore bien présent, notamment dans les festivals de films de montagne qui, en dépit de quelques exceptions (comme le festival Femmes en Montagne à Annecy), ne reflètent pas la réalité du milieu.
Bien que 49 % des pratiquants de sports de pleine nature soient des femmes (selon un rapport de l’INJEP et les chiffres du baromètre sport datant de 2018), force est de constater alors que ce qui fait tourner la billetterie des endroits dans lesquels on propose à la communauté d’aller rêver, s’inspirer et écouter des histoires, est encore une perception traditionnelle de la montagne.
Chez POW France, on pense effectivement que ces films « boys club »
tendent à entrer dans notre définition du mot « ringard »
Où l’on voit la montagne comme un territoire à domination masculine, un univers de conquêtes et de dépassement de soi, profondément ancré dans l’histoire de l’alpinisme et des sports extrêmes. Et en première ligne : la ribambelle de festivals de films qui s’enchaînent dans nos massifs montagneux mais aussi maintenant dans beaucoup de grandes villes, toutes saisons confondues. Symptôme sans doute d’une réalité économique qui donne, encore aujourd’hui, l’avantage aux plus privilégiés et participe à l’invisibilisation des minorités.
Le film Kaizen a su toucher une audience plus large, mais il est indéniable que beaucoup de festivals et de productions restent enfermés dans cette vision limitée et élitiste de la montagne, à l’image de l’alpinisme historique, dominé par des figures masculines. Chez POW France, on pense effectivement que ces films « boys club » (où la représentation des femmes autant à l’image que derrière la caméra est, pour le moins, irréaliste) tendent à entrer dans notre définition du mot « ringard ». Il est donc nécessaire que toute l’industrie à l’Å“uvre derrière le cinéma de montagne opère un changement de direction conscient notamment sur ce sujet-là pour ne pas sombrer dans la désuétude, voire même le désintérêt (souhaitable) du public.
Un cinéma de montagne plus inclusif et plus subtil
La question qui se pose, c’est : comment faire évoluer les films de montagne sans perdre de leur caractère inspirant et authentique ? Marion Lopez, participante à la convention, a apporté un éclairage intéressant : « Pour faire rêver, on a besoin de ces films. Mais la question n’est pas de savoir quel film est critiquable et lequel ne l’est pas. Chaque film peut toucher des publics différents, en fonction des thématiques qu’il aborde. Il n’y a pas de modèle unique. »
Et l’idée a fait son chemin : il ne s’agit pas d’être « écolo », « exemplaire », ou « féministe » à tout prix. La subtilité dans l’approche des thématiques semble être la clé pour toucher un public large et éviter de devenir un film « ringard » ou moralisateur. Plutôt que de faire des films « prêcheurs de bonne parole », il est préférable d’incarner les messages par l’exemple, sans avoir besoin de s’en vanter. En ce sens, l’émergence des nouveaux récits, qui évitent le piège du discours culpabilisant, apparaît comme une nécessité pour provoquer un changement durable, sans perdre l’essence même du cinéma de montagne : faire rêver avec des histoires d’exploration.
l’émergence des nouveaux récits,
qui évitent le piège du discours culpabilisant,
apparaît comme une nécessité pour provoquer un changement durable
Et si les films de montagne devenaient des leviers de changement ?
Alors que les deux heures touchaient à leur fin, la discussion s’est portée sur la question de la nécessité pour les films de montagne de ne pas « rater le virage » afin de rester pertinents. Au-delà de la question de la forme qui doit, évidemment, rester impactante (et un documentaire de près de 2h30 sur un jeune influenceur que rien ne prédestinait à mettre un pied en Himalaya qui gravit l’Everest est peut-être un bon exemple), ce sont aussi les messages qu’ils véhiculent qui font la différence.
Si un film de montagne doit inciter à la découverte et à l’évasion, il peut aussi aborder de manière subtile et infuse certaines grandes problématiques (environnement, justice sociale…), sans devenir une tribune moralisatrice. À nous également, spectateurs et spectatrices, consommateurs et consommatrices de contenu, de soutenir ces initiatives en votant avec notre attention et notre argent et en encourageant les productions qui ont le courage de prendre le risque de proposer une autre vision de la montagne.
L’outdoor, en tant que communauté, est avant tout celle de sports « pirates »
« Un film devient ‘écolochiant’ du moment qu’il est culpabilisant et moralisateur. Mais un film inspirant, qui montre l’exemple sans en faire un étendard, incitera bien plus le spectateur à changer de comportement de manière durable. C’est un fait de science cognitive », expliquait Guillaume Koudlansky de Lustrac, réalisateur et participant à la Convention.
L’outdoor, en tant que communauté, est avant tout celle de sports « pirates » ; des pratiques qui ont émergé en marge de disciplines plus traditionnelles (on pense par exemple au ski de freeride comme dérivé du ski alpin, né d’un désir d’affranchissement et d’exploration). Ce sont des sports qui ont su se réinventer, défiant les codes et créant leurs propres espaces de liberté. À l’image de ces pratiques, le cinéma de montagne doit pouvoir incarner cette modernité, cette liberté d’expression, et cette volonté d’explorer de nouvelles façons de raconter des histoires.
C’est donc à travers cette liberté, cette capacité à se renouveler et à s’affranchir des codes du passé et de certains sports plus institutionnalisés, que le cinéma de montagne pourra garder toute sa pertinence et éviter de sombrer dans la « ringardise ». Même s’il y a de toute évidence encore beaucoup de chemin à faire pour que les films qui nous font rêver soient des représentations justes de notre milieu et de nos pratiques, on souhaite que le cinéma de montagne ait encore de beaux jours devant lui, et nul doute que cela sera possible grâce à celles et ceux, réalisateurs et réalisatrices, athlètes, festivals, financiers… qui tentent déjà d’en bouger les lignes aujourd’hui.
Un article rédigé par Louisa Moreau, responsable image et communication chez POW France.