L’on n’attendait pas forcément Lionel Daudet dans l’univers littéraire du roman, lui qui nous avait plutôt habitués à des récits d’aventures en montagne, en mer ou aux frontières de l’Hexagone. Pourtant, avec ce Très Haute Tension, l’alpiniste, que l’on sait curieux et soucieux d’originalité, signe, aux éditions Stock (2018), un premier roman important.
Important parce que, au-delà de l’histoire, pour partie fictive, qu’il déroule, ce livre se pose aussi, surtout, en pamphlet politique. Un rôle pleinement assumé par l’auteur, qui, dès la première page du livre, en informe le lecteur, avec cette citation du romancier italien Erri De Luca : « Le livre est la forme matérielle de la résistance. » Politique, donc, mais pas de cette politique qui cherche à faire élire tel ou tel député, à remplacer telle tête par telle autre à la direction de telle institution… Non, il s’agit, ici, de la politique au sens noble du terme, celle qui nous pousse à nous faire acteur de notre propre vie et de l’environnement, du monde, dans lesquels l’on évolue.
La lutte contre la THT en Haute-Durance, dans les Hautes-Alpes, est le support de ce roman ambitieux, qui navigue entre plusieurs genres littéraires, du roman de montagne au polar. Moins médiatique que le mouvement, victorieux, contre l’aéroport de Notre-Dame-des-Landes, cette lutte désormais emblématique des Alpes du Sud dure depuis près de dix ans, sans pour autant parvenir à trouver sa place dans les grands médias nationaux, malgré quelques belles démonstrations de force, entre sabotages et acrobaties aériennes. En cela, ce roman, porté par le nom, plutôt fameux, de son auteur, pourra peut-être lui donner l’écho nécessaire qu’elle recherche depuis longtemps, même si, pour l’heure, la marche forcée de RTE dans les Hautes-Alpes apparaît toujours plus inébranlable…
Le livre est la forme matérielle de la résistance
De l’Alaska au mont Blanc en passant par la Haute-Durance, ce Très Haute Tension nous convie à suivre la trajectoire de trois personnages, trois compagnons de cordée et d’expédition, soudés par une même passion de la montagne et de l’alpinisme, mais traversés par des relations parfois ambiguës. En dehors des courses et des expéditions qui les rassemblent, chacun mène sa vie de son côté ; Gleb porte l’uniforme bleu des gendarmes au sein du Groupe d’intervention de haute montagne (GIHM), Zénon s’envoie en l’air à bord d’un hélicoptère dédié aux travaux d’altitude, tandis que Karen se construit un mode de vie un peu à l’écart, qu’elle voudrait calé au rythme de la nature. La construction de deux lignes très haute tension en Haute-Durance, véritable agression d’un environnement sauvage jusque-là largement préservé, va révéler les uns et les autres – et les uns aux autres. Dès lors, le roman va nous montrer combien la pratique de la montagne ne peut pas suffire, seule, à rassembler durablement, à maintenir l’amitié ou l’amour, malgré les souvenirs, douloureux ou heureux, des longues escapades verticales ; car, plus que la pratique – ici un alpinisme de haut niveau qui s’exporte un peu partout sur la planète et se couple à d’autres activités (base jump) –, c’est surtout le rapport à la montagne qui conditionne les individus. Or, entre les trois alpinistes, ce rapport n’est pas le même. Très vite, d’ailleurs, la figure de Karen se distingue des deux autres, Gleb et Zénon, jusqu’à les affronter violemment.
Car Karen est la seule qui, prenant la juste mesure des impacts environnementaux des THT, décide d’entrer en résistance contre ce grand projet inutile, mu par les appétits économiques et protégé par une raison d’État forcément violente et mensongère. Un peu précipitée, cette entrée en militance la fait entrer dans un monde pour partie nouveau et protéiforme – celui des luttes anticapitalistes et écologistes –, dont elle épouse la cause sans grande hésitation, jusqu’à lui donner ce qu’elle a de plus cher, la liberté et la vie. Gleb et Zénon, eux, optent pour une autre voie, pire que la résignation, celle de la collaboration. Une collaboration qui ne se dit pas, mais dont ils sont tout à fait conscients, tentant, en vain, de la dissimuler derrière une passion pour les danses et les mécaniques aériennes ou l’obéissance à une hiérarchie militaire qui, c’est bien connu, souffre peu, sinon pas du tout, la contradiction.
Ici, Lionel Daudet prend son parti, choisit son camp et ne s’en cache pas ; il assume sans sourciller être de ceux qui se dressent contre RTE, et c’est heureux. L’on aurait pu en effet redouter que l’auteur, qui fait ici le choix de rendre compte d’un engagement militant qui court vers la violence, tombe dans l’écueil du jugement et essaye de nous vendre une résistance civile et pacifique, qui ne s’épanouirait que dans les livres ou sur les drapeaux orange accrochés aux balcons de quelques chalets haut-alpins. Mais non. Sans condamner ni encenser, Lionel Daudet décrit une dynamique de résistance qui tient sa logique et sa cohérence autant du tempérament de son sujet que de la politique que lui oppose l’État, en se gardant pour autant de renvoyer dos à dos un engagement militant et une répression étatique féroce. Il montre comment, au-delà de l’environnement, ce grand projet inutile agresse et chamboule aussi les vies humaines, détruit des rapports et des univers sociaux en ne laissant comme seules issues que l’abdication ou le suicide. Une belle leçon d’engagement dans la littérature, forte et pleine de sens.