En quête d’aventure et de découverte, le guide Yann Borgnet et ses clients sont partis pour un périple à skis à travers les montagnes de Šar, entre l’Albanie, le Kosovo et la Macédoine du Nord. Cette traversée a été un voyage au long cours. Neuf jours de ski, de villages en villages, scandés par les rencontres des locaux, avec des dénivelés importants et parfois de longues distances à parcourir. Récit.
L‘énonciation du nom d’un pays résonne souvent avec des idées, parfois préconçues, ou bien des souvenirs. On loue parfois la pugnacité des kosovars. Mais pour moi, le Kosovo est surtout un pays où mon père est parti en mission humanitaire, à l’orée des années 2000, pour le compte de MSF. Au retour de mon voyage en Géorgie, en avril dernier, j’avais partagé avec lui mon souhait d’aller skier dans ce pays des Balkans. Il était resté silencieux, et j’ai alors compris que la guerre du Kosovo et cette mission là-bas l’avaient marqué, pour les atrocités qu’il y avait vu. Mon père n’est plus, et j’ai écrit ce récit tel que j’aurais aimé lui raconter.
Le Kosovo n’est a priori pas une destination de ski. L’idée de ce raid m’a été donnée par le guide Jean Annequin, enchanté de l’aventure vécue là-bas. Essuyant de mauvaises conditions météorologiques, il n’avait pas pu skier tout à fait la ligne projetée, la traversée du massif de Radomirë en Albanie, jusqu’à l’extrémité Est de la chaîne, entre le Kosovo et la Macédoine.
M’inspirant de leur parcours, j’ai passé des heures à étudier les cartes afin de trouver une ligne traversant l’intégralité du massif à ski et conciliant le désir de visiter des villages de ces trois pays frontaliers : l’Albanie à l’ouest, la Macédoine du nord au sud et le Kosovo au nord. J’ai hésité sur le choix le plus opportun du sens de la traversée, et j’ai décidé de privilégier les descentes au nord et de réaliser les grosses étapes obligatoires au début. Il fallait donc partir d’Albanie pour rejoindre le Kosovo et la Macédoine au bout du troisième jour.
La partie albanaise, de Peshkopi à Brod
Après deux bonnes heures de bus depuis Tirana, le froid nous cueille. Peshkopi est déjà animée. Il n’y a qu’à traverser la rue pour trouver un café. Nous pénétrons dans une double salle, presque vide. Seul un groupe d’anciens se trouve à une table, fumant : voir cela pratiqué librement en lieu clos nous paraît incongru, d’un autre temps.
Après un dernier tronçon effectué en taxi, nous arrivons au départ de notre traversée, Zimur : une mosquée, trois maisons et un « ancien », encore, qui se tient à distance et nous dévisage d’un air quelque peu suspicieux ; ou peut-être interrogatif ? Le contraste de couleurs entre la croupe enneigée que nous gravissons et les vastes plaines sous-jacentes nous frappe. La brume monte jusqu’à nous et avec elle les émanations de fumée des feux de bois qui, partout dans les vallées, chauffent les maisons. C’est une étrange sensation que de sentir ces odeurs si haut.
notre forme de ski :
le grattage de dénivelé en traversée
Avec la descente du Maja Grames (2344m), premier sommet de la traversée, nous inaugurons une forme de ski qui va caractériser notre quotidien des jours suivants : le grattage de dénivelé en traversée. Nous rejoignons les hauteurs du village de Radomirë au crépuscule, au moment même où le muezzin appelle les fidèles à la prière depuis l’imposante mosquée du village. Quel dépaysement ! Et avec lui les souvenirs d’enfance, d’un voyage avec mon père pour emmener depuis la France une Peugeot 504 jusqu’à Dakar.
L’hôtel Radomira sera notre lieu de séjour pour les deux prochaines nuits. Dans la vaste salle de bar trône un poêle de conception artisanale. Il est composé de quatre pieds soudés sous un cylindre en acier, le tube pour l’évacuation des fumées traversant horizontalement la moitié de la pièce. Cette unique source de chaleur crée un attroupement autour d’elle.
Cette première journée nous aura marqué pour les contrastes entre le versant enneigé du Maja Grames (2344m) et la vallée de Peshkopi. ©YB
Deux jours durant, l’emplacement du mont Korab (2764m) nous paraît énigmatique, et identifier son sommet parmi ceux qui nous entourent devient une gageure : les paris et hypothèses finissent toujours par nous tromper. Pourtant, nous foulerons sa cime. Du sommet se déploie une étendue immense, relativement plate, que nous devrons traverser le lendemain.
De retour au village, nous croisons deux anciens qui nous proposent une cigarette, comme une invitation à discuter. Personne ne se laisse tenter sauf votre serviteur qui, par politesse, ou bien pour accepter l’invitation, en prend une dans le paquet et la crapote. Ce soir, nous prenons le temps de discuter avec notre hôte. À l’âge de 15 ans, sa famille l’a envoyé vivre en Angleterre, exerçant le métier de menuisier pendant 8 ans, avant de rentrer au pays et de laisser son titre de séjour à un compatriote.
Ce petit massif déploie ici toute son immensité,
grandiose aux lumières du couchant
C’est le jour J. La grosse étape du raid, non pas seulement pour les 2000 m de dénivelé, mais surtout pour la distance à parcourir, près de 40 km. À 5h du matin, lorsque nous débarquons dans la salle du bar, Billy et son père s’affairent déjà. Deux tasses de café vides témoignent d’un moment de partage avant de commencer la journée de travail. La porte de la cuisine est entrouverte et l’on voit un instant une femme s’activer en coulisse, avant que le père ne referme la porte.
Le premier col, Qafa e Korabit (2053m) est un bon aperçu de ce qui nous attend par la suite. Tout comme l’interminable traversée plus ou moins descendante durant laquelle nous cherchons à gratter du dénivelé. Dans le fond du vallon, un ancien algeco indique la frontière entre le Kosovo et la Macédoine et marque, pour nous, le début d’une « presque » montée d’une dizaine de kilomètres.
Un paquet de cigarette tendu, comme une invitation à discuter. Des albanais croisés sur le chemin, à Radomirë. ©YB
Du dernier sommet du jour, nous voyons au loin le mont Korab et nous pouvons apprécier la distance parcourue. Ce petit massif déploie ici toute son immensité, grandiose aux lumières du couchant. Nous rejoignons rapidement le sommet de la station d’Arxhena puis ses pistes de ski « bétons ».
Brod est notre première étape kosovare. Lorsque nous pénétrons dans le « restaurant », une vingtaine de regards pointent vers nous. Ils ne sont probablement pas menaçants, mais ils sont pesants et je n’ose, inconsciemment, les croiser, préférant fuir vers la salle du premier étage où le patron nous conduit. Nous commandons des Peja et sept burgers qui arriveront sous forme de steaks hachés fourrés au fromage, accompagnés d’une corbeille de pain grillé. Nous fêtons cette longue journée avec une bouteille de champagne d’Aurélien Lurquin, le vigneron du groupe. Un « Chardo 2020 », parcelle « Les Traverses ». Une belle bouteille et des saveurs subtiles. Peut-être davantage que les burgers kosovars. Quoique, tout est question de goût.
Ce matin, je vais vivre
un traquenard kosovar,
soit la dépossession
de la maîtrise de mon temps
par un habitant local
De Brod à Lubinje e Posthme : de petits villages montagnards, entre Macédoine et Kosovo
Dans le clair-obscur de l’aube, j’arpente les rues désertes de Brod à la recherche d’un café. Les hauts-parleurs de la mosquée, hauts perchés sur le minaret, se mettent à délivrer le chant enivrant du muezzin. Ce matin, je vais vivre un traquenard kosovar, que j’aime définir comme la dépossession de la maîtrise de mon temps (et de mon libre arbitre) par un habitant local. Il me faut retirer de l’argent, car ici personne n’accepte ma carte bancaire. Il y a d’abord l’attente dans la petite pièce du « mini-market pizza » de Brod, avant que ne passe un vieux combi VW. C’est le taxi, me dit le gérant du lieu. Avec Pascal et Anna, nous montons à bord, mais au bout de 200 m, le chauffeur s’arrête dans une rue en nous proposant un « café », seul mot universel que nous comprenons.
Nous montons à l’étage d’un lieu que nous n’aurions jamais désigné comme un café et le patron nous propose d’emblée un macchiato. Comme en Albanie, l’influence italienne semble importante. Le chauffeur du taxi, Bilgaip, allume sa cigarette. Puis une autre. Puis une autre. Et le temps file, je me demande si il se souvient que nous avons convenu d’un aller-retour à Dragash. Je décide donc de me réapproprier quelques interstices de ce temps dont je suis dépossédé et me dirige vers l’enseigne « Burek », où un homme s’affaire à fabriquer une sorte de pâte feuilletée au fromage, la faisant tournoyer en l’air pour l’étirer, avec une dextérité impressionnante. Le temps du trajet, soit une dizaine de kilomètres, Bilgaip a déjà fumé trois cigarettes, fenêtres fermées.
Dragash est une ville sans âme, avec un supermarché Conad comme en Italie et une banque Raiffeisen comme en Suisse. Après la guerre, le dinar yougoslave a été un temps remplacé par le mark allemand, puis par l’euro en 2002, devenu la monnaie principale, sans accord officiel avec la BCE. Le Kosovo utilise donc l’euro de façon unilatérale, sans pour autant pouvoir l’émettre. Pour nous commence une longue attente. Je ne maîtrise plus rien.
Vie de village, à Radomirë. Dans cette étable, les 3 vaches et 2 veaux de la famille. ©YB
Alors nous décidons de reprendre le cours de notre temps en poussant la porte du café d’en face. L’atmosphère y est suffocante tant les cigarettes se consument dans cet espace clos. Nous commandons 3 cafés, mais une fois servis, il semble que notre chauffeur soit enfin disposé à partir. Les cafés vite avalés, nous remontons dans le vieux combi, qui s’arrête quelques centaines de mètres plus loin. Bilgaip sort et entre dans une boutique, revenant chargé d’une caisse de bouteilles. Nous reprenons la route, mais un nouvel arrêt dure encore plus longtemps que le précédent. Je suis cette fois obligé de signifier explicitement à notre chauffeur que nous devons remonter à Brod. Il est déjà 10h, et une longue journée de ski nous attend.
La café, première étape du traquenard vécu à Brod. Ou lorsqu’un local me dépossède de la maîtrise de mon temps et de mon libre-arbitre. ©YB
indiquée à moins de 30°,
cette pente était en réalité
bien plus raide
Après une longue journée de ski, entre Albanie et Kosovo, nous tentons le burger local : un steak fourré au fromage, quelques crudités et du pain grillé dans une corbeille au milieu de la table. ©YB
Nous partons enfin à pied dans une vallée encaissée, où le sentier vient rapidement mourir en de nombreuses sentes intermittentes. Au loin, la vallée tourne, et nous trouvons l’enneigement continu. Du sommet du Kleç (2414m), et par une incursion en Macédoine, nous rejoignons le Zallinë (2494m).
Cette montée m’a montré une nouvelle fois l’approximation des cartes universelles de pente. Indiquée à moins de 30°, elle était, en réalité, bien plus raide. Mais qu’importe, avec les conditions nivologiques du moment, je suis détendu. De langues de neige en langues de neige, nous optimisons au mieux l’enneigement disparate, dans un jeu de pari assez grisant. L’enjeu étant de perdre le maximum de dénivelé à ski.
Bozovce, atteint à la frontale, semble plus pauvre que le village de Brod quitté ce matin. Si les rues principales sont pavées, de nombreux chemins sont encore faits de terre, et nombre de maisons sont en ruine ou abandonnées. Particularité architecturale, les murs en pierre des maisons comportent des travées en bois horizontales. Une douche glacée, des matelas par terre, un canapé convertible au confort sommaire et un petit chauffage radiant ayant bien du mal à chauffer la pièce, cette première nuit en Macédoine est plus rustique que les précédentes. Qu’importe, la gentillesse d’Hesat et son envie de bien nous accueillir nous font rapidement oublier ces pointes d’inconfort.
Dans ce huis clos, ces hommes continuent de fumer,
pour apprécier le temps qui passe
Ce matin, l’appel du muezzin nous réveille à 5h 53. Lorsque nous pénétrons dans la pénombre de la pièce du seul café de Bozovce, nous suffoquons. Une dizaine d’hommes répartis sur plusieurs tables disposées sur les bords de la salle boivent des cafés en fumant du tabac. Nous avons l’impression de pénétrer au milieu d’une assemblée où le temps s’étire et comble l’inactivité du quotidien. Notre présence ici, au milieu de l’hiver, est inhabituelle, nous le ressentons.
L’un des hommes a travaillé pendant 11 ans comme maçon en Italie, j’engage la conversation en italien. Depuis son retour au village, il passe le plus clair de son temps dans ce café. Je lui en propose un, puis aux autres car il est délicat de ne pas en proposer à tous. Le barman, qui semble connaître les habitudes de chacun, sert à qui veut un expresso sucré ou un café au lait. Par égard pour nous, un des clients ouvre la porte du café, laissant échapper les émanations de fumée, ainsi que la chaleur que dégage le poêle qui trône au milieu de la pièce. Aussitôt sortis, la porte se referme derrière nous. Dans ce huis clos, ces hommes continuent de fumer, pour apprécier le temps qui passe.
Nous voilà repartis à pied, sur un sentier non indiqué sur la carte et déniché en scrutant les images aériennes. Ce matin, malgré le versant méridional, la neige est atteinte en une vingtaine de minutes. Nous remontons un plateau puis, arrivés à la crête, nous la longeons sur son versant sud, jusqu’à rallier le sommet du Vërtop (2555m). Son immense versant nord me donne des frissons, et pour la première fois depuis le début du raid, la nivologie me laisse dubitatif et me conduit à changer les plans.
Lubinje e Poshtme contraste avec les villages précédents. Toutes ses maisons semblent neuves ou en cours de construction. Notre hébergement est excentré de la ville. Le tenancier nous accueille chaleureusement, m’interpellant par mon prénom à notre arrivée. Il tient avec sa femme ce restaurant de poisson, lié à un élevage de truites in situ. Nous sommes affamés, et la manière dont nous nous installons tous à table l’exprime explicitement. Il n’est que 17h, et nous attaquons un repas sans savoir s’il s’agit du déjeuner retardé ou du dîner anticipé. Après les crudités arrivent 7 grosses truites grillées. Nous sommes repus en sortant de table à 18 h, mais sommes de nouveau affamés à 20 heures. Malheureusement, nos hôtes sont redescendus au village et nous n’avons, pour nous sustenter, qu’une caisse de bières.
Une expérience mémorable d’un autre rapport au temps. Dans l’unique café du village de Bozovce, en Macédoine du Nord. Tournée générale ! ©YB
De Lubinje e Posthme à Brezovicë, les stations kosovardes
Notre hôte est au petit soin, nous questionnant souvent sur la qualité de son petit déjeuner : les poivrons marinés et la confiture maison sont de vraies pépites gustatives. Ses yeux bleus et son regard amical le rendent attachant. Il sort une carte, plutôt approximative, des montagnes de Šar pour comprendre le parcours que nous projetons, m’écrivant ensuite, grâce à une application de traduction, qu’il lui paraît « ardu ».
Nous partons, comme à l’accoutumé, en basket dans une magnifique forêt de hêtres, pour chausser autour de 1400 m. Puis nous rejoignons la crête frontalière, progressivement prise dans le brouillard. Changement de plan : rien ne sert de suivre l’arête la tête dans le guidon avec cette visibilité, nous prenons donc la tangente, versant macédonien. Pour la première fois depuis le début du séjour, nous arrivons à l’hôtel skis aux pieds.
Le col de Prevallë, au Kosovo, est un lieu atypique. Il ne s’agit pas d’une station de ski mais il en a tous les traits, composé essentiellement d’hôtels, de restaurants et de villas à louer. On est loin du petit village de Bozovce, fréquenté la veille. Ainsi l’hôtel Krojet offre un standing bien supérieur à la plupart des hébergements déjà visités. Une grande salle de réception chauffée par deux poêles à bois dont l’un est entouré de fauteuils inspire au farniente.
Cette pièce est tapissée de bois, sublimant le côté chaleureux. Au bar s’affairent plusieurs serveurs, qui différencient bizarrement les cappuccino des macchiato. Les deux tasses sont égales, mais sur la mousse de lait du cappucino est dessinée une fleur avec une crème au chocolat trop sucrée, tandis que le macchiato ressemble à un cappuccino italien bien fait, avec la fleur dessinée dans la mousse de lait. Outre cette subtilité kosovare, les plats sont ici essentiellement composés de viande, et les desserts n’existent pas. Les chocolats chauds, épais comme en Italie, se sont révélés être le meilleurs compromis pour terminer le repas sur une note sucrée.
la fine couche de poudreuse devient homogène et plaisante à skier
Entre Prevallë et Brezovicë, deux stations touristiques au profil bien différent : d’un côté, un col avec pour seuls aménagements des hébergements ; de l’autre, une station de ski des années 1980, à la disposition similaire de nos stations de 3ème génération. ©YB
Ce matin, une petite dizaine de chiens nous suivent et quatre d’entre eux, plus téméraires, nous accompagneront jusqu’au bout du voyage. Le ciel se bouche à mesure que nous montons. Si bien que nous nous retrouvons à nouveau dans les nuages au sommet du Bistër (2651m). La petite couche de neige tombée entre hier et cette nuit est irrégulière à cause du vent et nécessite un ski prudent.
Mais plus nous descendons, plus la fine couche de poudreuse devient homogène et plaisante à skier, notre curseur de skiablilité étant descendu bien bas ces derniers jours. Nous entrons dans une forêt de pins éparse qui marque un changement brutal de végétation. L’ambiance du ski change aussi car les pins, contrairement aux hêtres très hauts, sont presque à hauteur d’homme, ce qui contribue à ouvrir les perspectives.
l’arrivée providentielle du groupe français Compagnie des Alpes en 2014,
qui prévoyait d’y investir plus de 400 millions d’euros
Brezovicë est une station de ski d’un autre temps. Les premières remontées mécaniques ont été installées à l’orée des années 1980, et cette station a été identifiée comme un site alternatif pour les épreuves de ski des Jeux Olympiques d’hiver de Sarajevo 1984. À la suite de la guerre du Kosovo, elle n’avait reçu aucun investissement pour son entretien ou sa modernisation, jusqu’à l’arrivée providentielle du groupe français Compagnie des Alpes en 2014, qui prévoyait d’y investir plus de 400 millions d’euros.
Ce plan de modernisation n’a finalement pas vu le jour et la station est restée en l’état. Nous y accédons par un parking ressemblant à une décharge à ciel ouvert qui donne le ton de notre expérience dans cette station. Notre hôtel est un vieux bâtiment dont la gestion a été reprise l’hiver précédent. Mis à part un coup de peinture blanche assez mal fait et le changement du mobilier, le bâtiment n’a pas dû recevoir de rénovation d’ampleur depuis des décennies. L’immense hôtel qui nous surplombe jouxte le petit télésiège 2 places. Il est composé d’un vaste hall faisant office de réception et abrite une petite supérette, une disposition très similaire à nos stations alpines de troisième génération.
Après 8 jours de ski, on a rejoué frénétiquement une scène de la Grande Bouffe. Incroyable accueil au refuge Ljuboten, en Macédoine, géré par des membres du club alpin de Tetovo. ©YB
Brezovicë – Shtrazhë : l’immensité déployée
Nous sommes heureux de quitter cette station, mais néanmoins contents d’avoir vécu cette expérience. Nous remontons jusqu’à la crête frontalière. Le versant macédonien est pris dans la brume, mais nous profitons d’une trouée magiquement ménagée pour une belle descente en neige transformée. La seconde montée nous permet de rallier le sommet du Kyne (2324m) et le refuge Ljuboten est péniblement atteint par une traversée fastidieuse dans une raide forêt de hêtre.
Construit en 1931, il est l’un des plus vieux refuges de montagne macédoniens. L’accueil y est chaleureux. Les deux gardiens, des golgoths au regard de nounours, sont bénévoles pour le compte du club alpin de Tetovo. Nous pénétrons dans une pièce basse de plafond, chauffée par un poêle à bois. Les bières arrivent presque immédiatement, en version pinte. Nous arrivons au bout de l’aventure, il y a comme un relâchement général ce soir, une ambiance bon enfant. Car nous sommes conscients que nous venons de vivre une belle épopée. Le repas est gargantuesque, de l’entrée au dessert, pour le bonheur d’Étienne et pour notre malheur. John Deere va ronquer toute la nuit.
Pour ce neuvième et dernier jour de traversée, le programme est enfin allégé : un peu moins de 1000 m de dénivelé pour rejoindre le dernier sommet à l’est du massif, le Maja e Lubotenit (2498m). Après avoir louvoyé pour trouver un enneigement continu, le pari de viser la combe SE s’est révélé être le bon. Nous la quittons pour prendre pied sur une belle arête, confortable à ski. Entre les strates de nuages et le jeu de la brume, nous pouvons par intermittence apprécier une partie du chemin déjà parcouru. La montagne aujourd’hui ne se donne que par bribes, déployant alors l’immensité du paysage par une ligne de fuite qui tend vers l’infini, par-delà la mer de nuage que nous dominons.
Du sommet, nous savourons l’instant, et pour une dernière descente nous ne pouvions rêver mieux. De la pente, de la place et de la neige transformée, à point. Nous pouvons enfin skier sans craindre les brusques changements de neige. Nous nous retrouvons bientôt sous la couche nuageuse et sentons, comme au premier jour, les émanations de fumée des habitations de la vallée. Il devient plus difficile d’anticiper l’itinéraire et d’optimiser l’enneigement intermittent. Le brouillard est si dense que sa bruine nous trempe peu à peu.
En exploitant les moindres bandes de neige, nous finissons par skier sur du givre dans un fossé, plus quelques pierres perdues ça et là, pour déchausser enfin à 50 m de la civilisation. Parfois, les choses sont bien faites : nous atterrissons au milieu de nulle part, et pourtant nous poussons la porte d’un restaurant ouvert. La salle est vide. On ne pouvait rêver mieux et je commande sans attendre une rafale de pizzas.
le fils nous accueille, intrigué de nous voir débarquer avec des skis
À Pristina, je pensais débarquer dans un grand établissement mais l’hôtel que j’ai réservé est petit et familial. Le fils nous accueille, intrigué de nous voir débarquer avec des skis. Sa famille est d’origine albanaise et ses deux grands-pères et son oncle ont été tués par l’armée serbe de Milošević durant la guerre, il y a 25 ans. C’est la première fois depuis le début de notre séjour que quelqu’un évoque cet épisode sanguinaire.
Après le dîner, nous partons en quête d’un lieu pour passer la soirée et peut-être une partie de la nuit. Pristina est bien plus sympathique que ce que nous avons vu de Tirana. La rue piétonne, large et pavée de pierre, est décorée de drapeaux albanais et kosovars. Bientôt, nous entrons dans un bar nommé Bubble. Aucun videur à l’entrée, aucun filtrage et pour cause, l’ambiance décontractée provient de sa fréquentation. Une partie des hommes présents sont efféminés, contrastant avec les cafés visités pendant le voyage. Une drag queen débarque et enflamme la piste de danse. Nous sommes dans un bar queer, dans un pays où plus de 90% de la population est musulmane. Comme quoi, les préjugés ont bon dos.
Merci aux participants qui m’ont fait confiance : Anna, Etienne, Pascal, Aurélien, Thomas et Claire.
À Justine et Catherine de l’agence Les Matins du Monde pour le support.
À Deni Hameli, guide de haute montagne kosovar, pour ses conseils.
Et à toutes ces belles rencontres, au fil des jours.
Prochain voyage organisé par le guide Yann Brognet : la traversée des monts d’Ile Alatau au Kazakhstan, au mois d’avril (il reste une place, plus d’infos ici). Et pour être informés des futurs voyages à ski, rendez-vous sur ce groupe Whatsapp.
Le contexte géopolitique et historique
Le Kosovo, dans l’expérience que j’en avais au travers de mon père, c’était donc une guerre. Une guerre récente aux portes de l’Europe, qui eut lieu en 1998-1999. Une guerre sanguinaire, aux traits génocidaires, sous couvert de tensions ethniques entre albanais et serbes et d’enjeux territoriaux.
À l’époque, la Serbie de Slobodan Milošević voulait reprendre le contrôle du Kosovo, une province autonome de la Serbie dans l’ex-Yougoslavie, dont la population est majoritairement albanaise. La guerre opposa donc les armées du régime serbe et de libération du Kosovo (UÇK), cette dernière étant une organisation paramilitaire d’abord considérée comme « terroriste », avant d’être soutenue idéologiquement puis militairement par les forces de l’OTAN (KFOR).
Présentée par les pays occidentaux comme une guerre « juste » ou « humanitaire », la campagne de bombardement lancée par la KFOR sur la Serbie en mars 1999 s’est passée de mandat onusien et a été entachée d’exactions attribuées à l’UÇK. Hashim Thaçi, l’un de ses responsables devenu président du Kosovo en 2016 a depuis été inculpé par le tribunal spécial pour le Kosovo de La Haye pour des crimes de guerre et des crimes contre l’humanité.
D’autres responsables de l’UÇK sont également suspectés d’avoir été impliqués dans un vaste trafic d’organes sur des prisonniers de guerre serbes. Des trafics qui auraient été connus du chef de la MINUK de l’époque, le français Bernard Kouchner… Bref, l’histoire récente du Kosovo est complexe et nuancée. Si le Kosovo a déclaré son indépendance en 2008, celle-ci n’est toujours pas unanimement reconnue, notamment au sein de l’UE.