Sur les pentes de ce volcan endormi culminant à 5047 mètres d’altitude, le mont Kazbek, Julien Brottet, Ronan Moalic, David Zijp et Rémi Loubet glissent et renoncent. Dans le Caucase oriental, entre la Russie et la Géorgie, ils évoluent dans les vallées à la recherche des plus belles pentes et à la poursuite de la poudre des dernières chutes. Ils nous racontent ce trip à ski, aussi bien sportif que politique.
14 février, 15h : après quelques phrases échangées en plein vent, nous tournons le dos au sommet du Kazbek à 4 810m d’altitude. Au terme de sept heures d’ascension et 3 000 m de dénivelée, nous renonçons au sommet (5047m). Nos déambulations dans le système de rimayes deviennent trop hasardeuses dans la tourmente.
Depuis 4 200m, nous progressons tantôt à skis tantôt en crampons au cœur d’un nuage qui accroche les plus hauts sommets du Caucase oriental. Nous avons plusieurs fois hésité à enlever les peaux pour filer vers le calme de la vallée, mais à chaque fois l’espoir d’une fenêtre météo nous a poussés à continuer. Il était temps… Quelques minutes après le demi-tour, le vent se renforce, la neige commence à recouvrir nos traces, nos pommettes et nos nez blanchissent.
Les courses de ski-alpinisme ne sont pas seulement
des rendez-vous d’amateurs de fitness,
ce sont aussi d’excellentes préparations pour des projets ambitieux
Partis explorer les cimes des alentours du Jvari pass, l’ascension à la journée du Kazbek, dressé à 5 047m entre Russie et Géorgie, nous est apparue comme une évidence pour conclure l’exploration de cette infime partie de la chaîne caucasienne. Depuis plusieurs jours, nous évoluons dans les vallées qui bordent le Jvari pass, à la recherche des plus belles pentes, et surtout à la poursuite de la poudre des dernières chutes qui évolue doucement dans les vallons abrités.
Notre quatuor est composé de coéquipiers ou d’ex-coéquipiers de courses de ski-alpinisme. Ensemble, nous avons déjà effectué la traversée Grenoble-Briançon, nos profils sont hétérogènes mais on se complète parfaitement. Les prises de décisions sont limpides et les bêtises fusent.
On a aussi appris à fonctionner ensemble dans l’organisation de la course Belle Étoile : notre équipe compte dans ses rangs le directeur de course et trois chefs traceurs. Les courses de ski-alpinisme ne sont pas seulement des rendez-vous d’amateurs de fitness, ce sont aussi d’excellentes préparations pour des projets ambitieux en montagne, sans collants, et avec des skis de 90mm au patin.
À plusieurs reprises, nous partons skis aux pieds directement depuis la S3, une ancienne route militaire. Elle a été aménagée par les armées du Tsar suite à l’annexion de la Géorgie au début du XIXe siècle. Elle emprunte le Jvari pass ou Col de la Croix. Pour se représenter le contexte, il faut imaginer le Col du Lautaret avec le trafic poids lourds du tunnel du Fréjus.
Les camions russes, géorgiens, arméniens et turkmènes s’agglutinent sur la chaussée défoncée. Les croisements étant impossibles sous les galeries paravalanches, la police locale improvise des alternats en fonction de la longueur des files d’attente au Nord ou au Sud.
À la moindre défaillance des vieux camions Kamaz russes sur les nids de poules du revêtement géorgien, c’est tout le trafic qui se retrouve bloqué pour plusieurs heures. Quand nous croisons, dans la descente, la file des semi-remorques stockés sur la voie montante, il n’est pas rare que des SUV russes fonçant vers la station de ski de Gudauri nous doublent en empruntant l’accotement à peine déneigé. Nous grillons probablement plus de jokers sur la route que sur les skis…
le Jvari pass demeure
un condensé de géopolitique orientale
Cette faiblesse géologique dans la muraille caucasienne a depuis toujours été un point de passage clé entre Eurasie et Moyen-Orient, une plaque tournante entre les civilisations slaves, perses et arabes. En 2024, le col demeure un condensé de géopolitique orientale. Depuis le blocus européen sur les importations russes, une grosse part des produits passant habituellement par Batoumi, le long de la Mer Noire, emprunte le Jvari pass. Le trafic a explosé depuis le début du conflit russo-ukrainien.
Les autorités internationales n’ayant pas d’emprise sur ce passage, c’est un point idéal pour contourner le blocus. Nous ne connaissons pas le contenu des marchandises sous les bâches des semi-remorques, en revanche nous croisons à plusieurs reprises des camions-plateau transportant des voitures de luxe non immatriculées de la Géorgie vers la Russie. Ces véhicules sont bannis par les sanctions occidentales.
Afin de pallier les difficultés d’exploitation de cet axe stratégique, des travaux de percement d’un tunnel de 10km ont démarré en 2021. Il permettra de franchir la partie la plus difficile du col, un peu comme si l’on perçait un tunnel entre La Grave et le Lauzet. L’ouvrage est réalisé par l’entreprise China Railway Group et il est financé en majeure partie par l’Asian Development Bank. D’autres acteurs chinois ont aussi investi sur la station de ski de Gudauri, dans les remontées mécaniques ou l’immobilier.
Un ascenseur valléen par télécabine Poma a notamment été inauguré en 2021. Il relie Almasiani, un hameau juste à côté de la sortie du futur tunnel, et le domaine skiable de Gudauri. Les outsiders chinois ne sortiront-ils pas gagnants au jeu des grandes influences ?
Nos déambulations quotidiennes sur les douces pentes neigeuses
ne doivent représenter que des errances sans but et sans rigueur
Avec Les alpinistes de Staline de Cédric Gras en livre de chevet, je ne peux pas m’empêcher d’imaginer Vitali Abalakov et ses élèves sur les parois rocheuses qui nous entourent lorsque nous évoluons à skis dans des vallons perdus. À défaut du Tien Shan et surtout de l’Himalaya, le Caucase a été son terrain de jeux pendant la longue période des alpiniades soviétiques.
Nos déambulations quotidiennes sur les douces pentes neigeuses ne doivent représenter que des errances sans but et sans rigueur à ses yeux. Malheureusement, les actualités russes perçues sur place nous ramènent elles aussi à l’histoire de ce monument de l’alpinisme : Vitali a été emprisonné deux ans dans de sombres prisons soviétiques pendant les grandes purges de la fin des années 1930. Il en a miraculeusement réchappé, contrairement à des milliers d’autres citoyens de l’époque. Le séjour pénitentiaire d’Alexeï Nalvany a, quant à lui, été beaucoup plus expéditif.