Six jours d’effort dans les conditions extrêmes de Patagonie, une ascension engagée du Cerro Torre par la voie Ragni et un rêve audacieux : redescendre en parapente. Malgré un vent trop fort au sommet, les deux alpinistes viennent à bout de cette aventure unique entre glace, dépassement de soi et lien de cordée. Maxime Poirier et Maxime Richard nous racontent.
Le Cerro Torre, c’est une montagne qui ne se donne jamais facilement. Du vent, du froid, de l’isolement. Là-bas, rien n’est garanti, et chaque tentative est une prise de risque remplie d’incertitude. Mais cette fois, l’objectif dépasse l’ascension. L’idée, simple sur le papier, tenait presque du fantasme : décoller en parapente du Cerro Torre et rentrer en quelques minutes, là où il faut normalement deux jours de marche. Une aventure brute, portée par une amitié forte, dans l’un des coins les plus hostiles et fascinants de la planète.
Sommet emblématique situé à la frontière entre l’Argentine et le Chili, culminant à 3 128 mètres d’altitude, il est l’un des plus célèbres de la région en raison de sa silhouette élancée, de ses parois verticales et de ses conditions climatiques extrêmes. Son sommet est en permanence recouvert de champignons de neige et de glace qui lui donnent une allure bien particulière. Il existe plusieurs voies pour atteindre le sommet, et vu que nous sommes en tout début de saison, l’équivalent du printemps, nous optons pour la voie Ragni, qui comprend des difficultés quasi exclusivement en neige et en glace, ainsi que quelques longueurs de mixte.
Au pied du champignon sommital, après la journée la plus froide et la plus dure de l’expédition, les sourires sont toujours là. ©Coll. Poirier/Richard
au loin, impossible de distinguer où se termine la glace
et où commencent les nuages
Lundi 2 décembre, jour 1 :
L’approche commence dans de belles forêts de lenga qui nous protègent du vent fort. Nous marchons dans une vallée glaciaire et, peu à peu, la végétation disparaît. Les lacs et les cascades sont magnifiques. Puis nous prenons pied sur le glacier et les 5 derniers kilomètres se font moins dans la souffrance. Nous trouvons le beau refuge chilien Eduardo García Soto.
C’est la fin de journée, les nuages se dissipent, laissant apparaître l’immense Campo de Hielo Sur. Incroyable, c’est une autre dimension, infinie. Au loin, impossible de distinguer où se termine la glace et où commencent les nuages. Un spectacle somptueux qui vaut largement les 25 kilomètres de marche pour atteindre ce lieu reculé.
Mardi 3 décembre, jour 2 :
Ce matin-là, nous profitons d’une grasse matinée et patientons tranquillement dans le refuge, attendant que la pluie mêlée de neige cesse de tomber. Voilà qu’à 15h, un coin de ciel bleu apparaît ! Sans perdre une minute, nous reprenons la route en direction du sud, espérant atteindre le Circo de los Altares, au pied du Cerro Torre.
Cependant, la neige recouvrant le Hielo s’est ramollie, rendant la progression extrêmement difficile. Nous nous enfonçons parfois jusqu’aux genoux. Dans cet environnement si particulier, la perception des distances est complètement faussée. Ce qui semble n’être qu’un kilomètre à parcourir se révèle souvent être trois ou quatre. Préparant un éventuel retour par le même chemin, si nous ne pouvons pas décoller du sommet, nous décidons de cacher un peu de nourriture pour alléger nos sacs.
seuls, avec mon pote,
nous sommes à deux longues journées de marche de la civilisation
Les heures s’étirent, la progression est pénible, mais nous atteignons enfin, vers 21h, le Circo de los Altares. Les nuages, bien installés, masquent les sommets qui nous dominent, mais je ressens une écrasante sensation d’isolement. Seuls, avec mon pote, nous sommes à deux longues journées de marche de la civilisation. Le vent souffle avec force, tourbillonnant dans le cirque. Pour nous abriter, nous creusons une petite grotte afin d’y installer la tente, espérant y passer une nuit aussi confortable que possible avant de débuter l’ascension.
Mercredi 4 décembre, jour 3 :
Le matin est une fois de plus marqué par un temps médiocre. Nous restons à l’abri dans la tente, espérant que les conditions s’améliorent. Physiquement, je me sens en pleine forme, probablement grâce au rythme tranquille que nous avons adopté ces derniers jours. Finalement, malgré un ciel bouché et une neige persistante, l’absence de vent nous convainc de partir.
L’heure est venue d’enfiler les crampons. Nous entamons la montée avec énergie, gravissant 500 mètres de pentes enneigées à un bon rythme. La difficulté s’intensifie lorsqu’un passage d’escalade mixte se présente. Cette section est suffisamment technique pour que nous décidions de tirer des longueurs, en nous assurant à tour de rôle.
Nous débouchons sur un magnifique replat, un endroit qui ferait un site de bivouac idéal. Nous hésitons donc à continuer, d’autant plus que la visibilité est trop limitée pour lire correctement l’itinéraire à venir. Nous faisons donc une longue pause et lorsque le ciel commence enfin à s’éclaircir timidement, nous décidons de repartir.
L’escalade de glace débute. Max se lance avec rapidité dans une section à 65° et je m’efforce de le suivre aussi vite que possible. Nous grimpons cette première rampe glacée en corde tendue : impossible pour moi de m’arrêter tant que Max avance. Peu à peu, mes mollets s’embrasent mais je tiens bon jusqu’au col de la Esperanza.
Au fil de l’ascension, je retrouve de belles sensations. La crispation initiale s’efface, laissant place au plaisir brut de l’escalade sur glace. Le soir approche lorsque nous atteignons notre bivouac. À 18 heures, la tente est en place, installée sur un petit replat au pied de l’Elmo, le premier des gros champignons de glace. Devant nous, le Cerro Torre devient plus raide et nous savons qu’il nous reste uniquement des longueurs techniques et exigeantes pour atteindre le sommet.
Max, lui, reste infatigable.
Imperturbable face aux conditions médiocres, il avance avec
une assurance presque surnaturelle
Jeudi 5 décembre, jour 4 :
La nuit est glaciale. Le vent et la neige s’infiltrent par les aérations de la tente, rendant chaque instant inconfortable. Malgré tout, nous réussissons à dormir un peu. Comme depuis le début de l’ascension, nous sommes plongés dans un épais nuage, accompagnés d’un léger grésil. Sans attendre, nous attaquons le Elmo.
Ces champignons géants que nous devons gravir sont traversés par des tunnels naturels ou creusés par les ascensionnistes précédents. Cette expérience, totalement nouvelle pour nous, se révèle impressionnante mais pas aussi difficile que prévu. Pourtant, la logistique pour hisser nos sacs contenant bivouac et parapentes dans ces tunnels nous ralentit énormément. Il nous faut près de deux heures pour franchir la première longueur.
Max, lui, reste infatigable. Imperturbable face aux conditions médiocres, il avance avec une assurance presque surnaturelle. Il avale les sections de mixte et ne semble pas inquiet à l’idée d’affronter le très raide headwall. Cette partie est un véritable défi : des passages de glace à 90°, sans le moindre replat pour se reposer. Tout son contrôle et sa maîtrise me laissent admiratif.
Le métal glacial colle à mes lèvres
et arrache la peau,
me faisant cracher du sang
De mon côté, l’épreuve est bien différente. Je passe de longues heures sur des relais inconfortables, suspendu sur des broches, les pieds plantés sur la glace. Chaque rafale de vent m’assaille, chaque chute de spindrift s’infiltre dans mon cou, me glaçant jusqu’aux os. Mes doigts, eux, passent par des cycles de gel et de douleur pénible : lorsque le sang revient, c’est comme mille aiguilles qui me transpercent les doigts.
Mes gros gants, indispensables, gèlent aussi, et ouvrir le moindre mousqueton ou retirer une broche devient une lutte. Parfois, je suis contraint d’utiliser ma bouche pour les manipulations. Le métal glacial colle à mes lèvres et arrache la peau, me faisant cracher du sang.
un lieu unique au monde
comme un décor de dessin animé aux formes rondes
Les heures s’étirent, mais nous avançons lentement vers le sommet. Nous espérions que le soleil perce comme prévu, mais il reste obstinément caché. Le seul avantage est l’absence de vent, qui nous permet de progresser malgré tout. Je reprends de l’énergie lorsque nous sortons enfin du headwall, il ne reste plus que les trois champignons sommitaux à gravir !
À partir de là, nous entrons définitivement dans un autre univers, un lieu unique au monde comme un décor de dessin animé aux formes rondes, façonnées par le vent, la neige et la glace. Totalement lunaire. Au pied de la dernière longueur, nous trouvons enfin un replat. Comme la veille, le soleil se montre tard, juste avant la tombée de la nuit. Il offre toutefois un spectacle magnifique, un vrai moment de beauté à la fin de cette journée de lutte.
l’espoir fébril d’avoir un créneau au sommet pour décoller
et revenir à El Chalten en 20 minutes
Je suis trempé jusqu’aux os. Toute la journée, j’ai grimpé avec ma grosse doudoune en plume et elle est désormais détrempée. Je sais que la nuit sera rude. Collés l’un contre l’autre, nous partageons la chaleur de nos corps exténués, nous coordonnant maladroitement pour nous tourner d’un côté puis de l’autre. Le vent finit par tomber mais les températures chutent encore. Inutile de dire que nous dormons à peine cette nuit-là.
Pourtant, une lueur d’espoir nous porte : nous ne sommes plus qu’à une seule longueur du sommet. Le soleil est attendu pour les deux prochaines journées.
Vendredi 6 décembre, jour 5 :
Enfin le soleil ! Bon, il n’est pas encore sur nous car nous sommes sur la face ouest du Torre, mais le ciel est bien dégagé. Dément ! Oubliées les difficultés de la veille et les grelottements de la nuit ! Nous sommes debout à 5h et déjà prêts à gravir la dernière longueur à 6h. D’après le topo, c’est l’une des plus techniques, mais dopés par la proximité du sommet, nous la gravissons avec rapidité et efficacité.
Nous sommes maintenant tous les deux avec l’espoir fébrile d’avoir un créneau au sommet pour décoller et revenir à El Chaltén en 20 minutes au lieu de deux jours. Jusqu’à présent, l’idée de revenir en volant était quelque chose que nous n’envisagions pas concrètement car le sommet lui-même paraissait encore tellement inaccessible et la stratégie était vraiment de prendre les obstacles un par un, pas à pas.
À 7h, je prends pied sur le dernier champignon, je sors ma tête de l’ultime tunnel de neige et… je prends une rafale de neige dans la figure. Ahh, désillusion, le vent souffle à 40km/h, très rafaleux et tourbillonnant… Le décollage ne sera pas possible, je le sais immédiatement. C’est dommage car le vent est orienté sud-est, dans le prolongement d’une belle rampe de neige parfaite pour décoller.
Mais « ya fue » , comme disent les argentins, c’est génial d’être ici au sommet du Torre avec son pote sous un grand soleil. Le couronnement de cinq jours d’efforts et d’incertitudes. Et la vue est somptueuse. Toutes les aiguilles du massif paradent face à nous, ainsi que le Campo de Hielo Sur, qui, depuis les 3128 mètres du Torre, s’offre à nos yeux dans toute son immensité. Nous profitons pleinement de ce moment rare, espérant que le vent se calme pour nous offrir un créneau de décollage. Au bout d’1h30 d’attente, le vent ne faiblit pas, nous capitulons. Il est temps de redescendre.
Je me jette dans la pente et je décolle en direction du Circo de los Altares
Les rappels se déroulent à merveille jusqu’au col de la Esperanza et là, une surprise nous attend : un groupe d’alpinistes a posé son bivouac. Quatre Catalans, ainsi que deux guides locaux accompagnés de leur cliente américaine, préparent leur tentative pour le lendemain. La rencontre est joyeuse et animée. Ils nous félicitent pour notre ascension et nous partagent une excellente nouvelle : dans le Circo de los Altares, il n’y a aucun vent. Les conditions sont idéales pour un vol qui pourrait écourter notre descente.
Ni une ni deux, nous sortons nos voiles et les étalons dans la neige. L’appréhension me gagne. Avec le gros sac d’alpinisme sur le dos, la neige ramollit par le soleil, c’est un décollage qui s’annonce délicat. Il me faut plusieurs tentatives pour coordonner le gonflage de la voile et ma course d’élan. Je finis par m’élancer sous les yeux des alpinistes rassemblés. Je me jette dans la pente et je décolle en direction du Circo de los Altares. Et Max me suit quelques secondes plus tard.
sans doute une première en parapente au-dessus de ce cirque
Samedi 7 décembre, jour 6 :
Nous repartons à l’aube pour profiter du regel nocturne. Les 15 kilomètres restants sur le Hielo sont avalés rapidement. Nous récupérons nos provisions cachées puis rejoignons la vallée glaciaire du Lago Eléctrico. Les 10 derniers kilomètres de plat sont un véritable calvaire pour mes pieds meurtris, mais la perspective de rentrer ce soir me pousse à tenir.
Merci Max pour cette expédition réussie : six jours de partage et d’aventure, un sommet et un vol historique, sans doute une première au-dessus du Circo de los Altares, dans l’un des environnements les plus hostiles du continent sud-américain. Une aventure marquée par la beauté brute des éléments, l’engagement physique et la force du lien de cordée.