Dans Les quatorze 8000 de Sophie Lavaud, François Damilano déroule la grande fresque des géants himalayens. Histoire, voies normales mais aussi grands thèmes qui animent le milieu de l’himalayisme : l’alpiniste-auteur met ici ses connaissances de spécialiste au service d’un large public. Le chapitre consacré au Makalu est l’occasion pour lui d’aborder la question des styles d’ascension, souvent confondus, volontairement ou non.
les idées sur ce qui est loyal
en alpinisme
sont quelque peu curieuses
Clinton Dent, 1880
Makalu. Question de style.
Difficile de s’y retrouver dans l’évaluation des performances en himalayisme. Une fois admis que le sommet est le sommet, la manière d’y parvenir hiérarchise les réussites. Pour les observateurs avertis, les moyens mis en place sont d’importance, voire cruciaux, lorsqu’on veut qualifier les escalades, démêler ce qui relèverait d’un « tourisme d’altitude » et de la performance d’avant-garde. Hors des stades, sans règles édictées par des instances régulatrices et sans arbitres, c’est « l’esprit » de l’ascension qui va lui donner valeur et reconnaissance.
La nature des débats passionnés qui agitent le milieu des grimpeurs sur le style des ascensions peut paraître obscure. Le critère de la réussite ou non du sommet pourrait sembler le seul recevable. Pourtant, depuis la naissance de l’alpinisme, la manière de faire est au moins aussi importante que le résultat.
Le travail de la socio-historienne Delphine Moraldo rappelle que nos critères d’excellence sont hérités de l’Angleterre victorienne et plus précisément du sport qui s’y modèle. « L’éthique en alpinisme vient de là où s’invente le fair-play. Ce sont autant les compétences techniques que les valeurs et les principes qui comptent. Pour les gentlemen, mieux vaut perdre dignement que s’abaisser à tricher pour gagner. Ces mêmes gentlemen devenus alpinistes vont rejeter l’usage de certaines aides artificielles par fair-play. Ce n’est pas arriver au sommet qui compte, mais y parvenir sans tricher en laissant une vraie chance sportive à la montagne, une vraie incertitude sur l’issue du combat contre celle-ci. »
Au cours des évolutions de l’alpinisme, des outils prohibés hier (la corde, le piton, les crampons) peuvent aujourd’hui être acceptés comme la norme, alors que d’autres aides, comme l’usage de l’oxygène supplémenté, restent des lignes de fracture.
Petite visite des cinq styles d’ascension en Himalaya.
Certains himalayistes dénonçent
la commercialisation et la dérive
de l’esprit de l’alpinisme
Le by fair means ou le style alpin
C’est ce qui est rêvé par la majorité et appliqué par une minorité. L’exigence est à son paroxysme et est détachée des préoccupations sécuritaires de nos sociétés qui travaillent obsessionnellement à tendre vers le risque zéro. L’engagement – mettre sa vie en gage – est l’alpha et l’oméga du discours des grimpeurs qui s’inscrivent dans la performance, et porte la valeur symbolique ultime.
Ce style d’ascension est souvent dénommé style alpin (c’est-à-dire grimper en Himalaya comme dans les Alpes). Ce vocable usuel ne traduit toutefois pas toutes les subtilités de l’esprit du by fair means britannique auquel il se réfère. La traduction littérale « par des moyens loyaux » image plus clairement le caractère d’élégance que l’expression originelle cherche à définir. En Himalaya, la philosophie du by fair means s’attache à trois critères :
- pas d’utilisation oxygène supplémenté ;
- pas d’aide au portage ni d’assistance (donc pas d’accompagnement de sherpa ou de porteur de haute altitude) ;
- pas de cordes fixes.
S’y ajoute aujourd’hui un quatrième critère relatif à l’approche de la montagne qui doit s’effectuer sans recours à l’hélicoptère.
Selon les codes du haut niveau, les ascensions by fair means sont les seules remarquables au regard de l’histoire de l’himalayisme.
L’exigence est à son paroxysme
et est détachée des préoccupations sécuritaires
de nos sociétés
Sans oxygène ni aide au portage
Une ascension réalisée sur une voie fréquentée par d’autres expéditions (en particulier des expéditions guidées) bénéficie d’une trace entretenue par les allers-retours, de cordes fixées dans les passages les plus acrobatiques et de tentes présentes sur les camps d’altitude. Il est tout à fait honorable de réussir des ascensions sans oxygène ni aide au portage dans de tels contextes, mais l’honnêteté impose de le préciser clairement et de ne pas faire imaginer qu’il s’agit là du style alpin précité.
Sans « ox » mais avec accompagnement
Le grand écart dialectique, la zone grise où toutes les confusions – plus ou moins volontaires – sont possibles. Toute revendication d’ascension sans oxygène doit préciser son contexte. En effet, un grimpeur peut décider de se passer de l’usage de l’oxygène supplémenté tout en s’offrant la compagnie d’un sherpa qui aide au portage et à la sécurité. Il est même courant que le sherpa ange gardien grimpe lui-même sous oxygène à partir d’une certaine altitude pour garder toute sa lucidité. Il porte également une deuxième bouteille, un masque et un régulateur pour son binôme, « au cas où ».
Les annonces sportives deviennent alors rapidement paradoxales pour qui tente la synthèse d’une performance engagée et la sécurité. Vous avez dit oxymore ?
Les annonces sportives
deviennent alors rapidement
paradoxales
Expédition classique
C’est le fonctionnement courant des expéditions guidées (c’est-à-dire avec une majorité de membres de même nationalité généralement coalisés autour de leur guide habituel) et des expéditions dites internationales (avec une mutualisation des permis accordés à une agence, mais dont les members sont indépendants sur la montagne) :
- une équipe de sherpas ouvre la voie, sécurise les passages les plus exposés à l’aide de cordes fixées aux parois et entretient l’itinéraire au gré des évolutions météo ;
- des sherpas transportent et installent les camps d’altitude, mais chaque client s’efforce de porter son matériel personnel ;
- chaque member est accompagné de son binôme sherpa le jour du summit push ;
- l’utilisation de l’oxygène supplémenté est réservée au jour du summit push, généralement au-dessus de 7 500 mètres (ou la nuit du sommet depuis le dernier camp d’altitude), avec une moyenne de deux à quatre bouteilles d’oxygène par binôme client-sherpa.
Very Very Important People. Important People
est-il ici synonyme de Important Portefeuille
Expédition VVIP
Very Very Important People. Important People est-il ici synonyme de Important Portefeuille ? Peut-être devrait-on réserver le vocable d’expédition commerciale à ce type d’organisation permise par un marché sans régulation et destinée « à ceux qui désirent conquérir la plus haute montagne du monde en alliant aventure et luxe », comme le propose une célèbre agence népalaise. Le principe de base des opérateurs est simple : toute demande peut être satisfaite, toute exigence doit être comblée. Budget illimité. L’ascension est un produit sans connexion avec les usages et les codes jusque-là établis par les nations de culture « alpine » (Europe). Expéditions minoritaires sur le terrain mais qui font couler beaucoup d’encre et de salive. Elles comprennent :
- un camp de base ultra-confortable ;
- une approche et un retour en hélicoptère ;
- des possibilités de break dans un hôtel de basse altitude, avec des allers-retours en hélicoptère ;
- un service de plusieurs sherpas pour l’assistance sur la montagne ;
- l’oxygène à volonté (y compris la nuit) dès les premiers camps d’altitude.
Uchronie
Cinq des quatorze 8000 ont été conquis sans oxygène, dont le fameux « Annapurna, premier 8000 ». Imaginons que la norme pour gravir un 8000 ait été l’exclusion de l’oxygène supplémenté, que la règle acceptée par tous dès le départ soit de considérer l’oxygène comme un produit dopant interdit. Conséquence ? Finies les images de l’Everest surfréquenté : seulement 0,02 % des summiters se sont passés d’oxygène depuis la première ascension de 1953. Et seuls trois alpinistes peuvent revendiquer l’ascension du plus haut sommet de la terre by fair means au sens strict : Reinhold Messner en 1980, Erhard Loretan et Jean Troillet en 1986.