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Mo Anthoine ou la montagne et les copains d’abord

Nourrir la bĂªte d'Al Alvarez

L'alpiniste Mo Anthoine et l'auteur Al Alvarez. (John Cleare)

Durant presque trente ans, Mo Anthoine a grimpé les sommets mythiques du monde entier – des Alpes à l’Everest, de l’Argentine à l’Écosse –, mais n’a jamais voulu devenir professionnel : pour lui, boire des pintes avec ses potes était plus important que faire la une des journaux.

Vous connaissez sĂ»rement Doug Scott et Chris Bonington, et l’histoire de leur descente du Baintha Brakk, dit l’Ogre, en 1977, l’un avec les deux jambes cassĂ©es, l’autre avec des cĂ´tes brisĂ©es. Mais vous ne connaissez peut-Ăªtre pas, ou peu, Mo Anthoine, qui Ă©tait pourtant Ă  leurs cĂ´tĂ©s sur cette montagne, essuyant la mĂªme interminable tempĂªte et jouant un rĂ´le-clĂ© dans le retour de tout le monde, saufs, sur le plancher des vaches. Rien d’anormal, rassurez-vous, tant Mo Anthoine a fui les projecteurs et dĂ©sertĂ© les mĂ©dias, refusant de sacrifier sur l’autel de la gloire l’idĂ©e que la montagne est avant tout une affaire d’amitiĂ©, d’affinitĂ©s Ă©lectives. Ă€ tel point qu’il n’évoqua jamais vraiment Nourrir la bĂªte, la belle biographie que lui consacra Al Alvarez, en 1989, peu de temps avant sa mort. On imagine sans mal son malaise de se voir ainsi « immortalisĂ© », mĂªme si c’était par un ami, grimpeur lui aussi. Plus de trente ans après la disparition de Mo Anthoine, cette biographie resurgit, en français, grĂ¢ce aux Ă©ditions MĂ©tailiĂ© – et c’est heureux !  

NĂ© en 1939, en Angleterre, Mo Anthoine traverse une enfance plutĂ´t secouĂ©e. La mort de sa mère, alors qu’il n’a que 4 ans, le prĂ©cipite, en effet, sous la coupe d’une belle-mère qui semble n’avoir rien eu Ă  envier Ă  celles que dĂ©peignent si cruellement les contes… CorvĂ©able, pas aimĂ©, malmenĂ©, il quitte le domicile familial dès qu’il en a l’occasion, fuyant ce huis clos opprimant pour gagner les grands espaces. Son entrĂ©e chez les scouts est, Ă  cet Ă©gard, une belle opportunitĂ©, l’apprentissage d’une vie plutĂ´t sauvage entre deux corvĂ©es pour la marĂ¢tre, qui lui donne le goĂ»t du bivouac et des longues marches.

Nourrir la bĂªte, Al ALVAREZ, Traduit de l’anglais par Anatole Pons-Reumaux, Ed. MĂ©tailiĂ©, 2021.

Ă€ cĂ´tĂ© de ces escapades, l’école est bien fade et Mo Anthoine ne s’y plaĂ®t pas. DĂ©laissant les examens d’entrĂ©e Ă  l’universitĂ©, il se rĂ©fugie auprès de son père, comme apprenti-gĂ©rant dans l’industrie du tapis, oĂ¹ il travaille. C’est cette dĂ©cision qui le pousse indirectement dans les bras de l’escalade. Sa formation professionnelle comporte, en effet, un stage d’activitĂ© en plein air, qu’il effectue Ă  l’école d’Aberdovey, oĂ¹ il dĂ©couvre l’escalade. « C’est le truc le plus bĂªte qu’ils aient fait avec moi », ironise l’intĂ©ressĂ©. La passion le dĂ©vore complètement… Tous les week-ends, il lève le pouce au bord de la route pour rejoindre les falaises du pays de Galles, auxquelles il s’accroche des heures durant, avant de revenir au bercail, le dimanche soir d’abord, puis le lundi soir… L’escalade l’éloigne peu Ă  peu des tapis et Mo Anthoine abandonne la carrière qui lui Ă©tait promise pour dĂ©couvrir les Alpes. Le dĂ©but d’une longue histoire avec la montagne.

il se retrouve Ă  partir en stop
pour La Nouvelle-ZĂ©lande,
avec 12 £ en poche

Mo Anthoine est encore jeune, plutĂ´t sans le sou, mais les cimes du monde entier tournent en boucle dans sa tĂªte. Si les parois du pays de Galles lui offrent bien des plaisirs, l’envie d’aller Ă©prouver d’autres terrains, notamment la glace, l’obsède très vite. Et c’est ainsi qu’il se retrouve Ă  partir en stop pour La Nouvelle-ZĂ©lande, avec 12 £ en poche. Avec un projet bien planifiĂ©, digne d’une expĂ©dition au long cours : « Je me disais que si je parvenais Ă  rejoindre Le Cap, je pourrais trouver du travail, vu qu’on y parlait l’anglais, et de lĂ  je pourrais traverser jusqu’à l’Australie et La Nouvelle-ZĂ©lande. » Ce premier voyage ne le mène pas plus loin que Casablanca, oĂ¹ il est soulagĂ© de toutes ses affaires par quelque voleur. Il remet ça en 1961, avec 35 £ dans les poches cette fois, pour un pĂ©riple de deux ans, avec l’ami Ian Cartledge. Beaucoup de transport, un peu de travail par-ci par-lĂ  pour gagner leur croĂ»te… et pas de menus travaux, entre le creusage de tranchĂ©es et l’enfer des mines d’amiante bleue.

C’est en 1964, de retour en Europe, que Mo Anthoine rencontre Al Alvarez, auteur de ce Nourrir la bĂªte, dans un petit chalet sis dans les Dolomites, face au Tre Cime di Lavaredo. Les deux se retrouvent Ă  devoir grimper ensemble après que leurs compagnons de cordĂ©e respectifs eurent dĂ©cidĂ© de prĂ©fĂ©rer les transats aux cordes. Mo et Al n’ont pas le mĂªme niveau, ni le mĂªme mental. Mais qu’importe. Mo Anthoine aime avant tout grimper, le reste passe après. Al choisit les itinĂ©raires, Mo suit avec enthousiasme. Cette façon de concevoir la montagne l’accompagnera toute sa vie ; s’il ne rechigne pas Ă  pousser ses limites, Mo Anthoine veut avant tout passer un bon moment, avec celui avec qui il partage la corde et avec la paroi sur laquelle il choisit de se hisser. Chercher le record ne l’intĂ©resse pas, figurer en une d’un magazine encore moins. D’oĂ¹ une certaine capacitĂ© Ă  passer sous les radars mĂ©diatiques, y compris ceux de la presse spĂ©cialisĂ©e.

« Ils voulaient soit le sommet,
soit un mort.
Pour eux, tout ce qu’il y avait entre
les deux était un échec. »

En 1970, Mo Anthoine goĂ»te Ă  sa première expĂ©dition d’ampleur en montagne, au Cerro El Toro, dans les Andes, au PĂ©rou.Une petite pente gorgĂ©e de neige instable les prive, lui et ses compagnons, du sommet, qui se trouve alors Ă  une longueur de corde, Ă  peine. Gravir cette pente leur aurait sans doute permis de voir leurs noms passer sous les rouleaux des rotatives, mais peut-Ăªtre pour annoncer leur mort. La luciditĂ© les pousse donc Ă  renoncer, motivĂ©s par le vieil adage qui veut que rĂ©ussir une ascension, c’est surtout en revenir vivant. De retour en bas, Mo Anthoine dĂ©couvre tous les travers du sponsoring quand le groupe de presse qui avait financĂ© l’expĂ©dition andine s’émeut de l’absence de sommet. « Ils voulaient soit le sommet, soit un mort. Pour eux, tout ce qu’il y avait entre les deux Ă©tait un Ă©chec. » Une attitude cynique qui le dĂ©goĂ»te et l’éloigne pour de bon de toute idĂ©e de faire de la pratique de la montagne Ă  haut niveau son mĂ©tier. Dès lors, Mo Anthoine aura Ă  cÅ“ur d’organiser ses propres expĂ©ditions et de ne partir en montagne qu’avec des amis, des gens avec qui il partage plus que des affinitĂ©s et dont la compagnie associĂ©e Ă  l’escalade est une promesse de moments mĂ©morables. « Chaque fois que j’organise une expĂ©dition, je veux y aller avec mes potes. Lorsque les jeunes cracks de la grimpe choisissent leur Ă©quipe, ils regardent invariablement le palmarès et l’expertise technique au lieu de s’intĂ©resser aux gens eux-mĂªmes. Du coup, s’ils arrivent au sommet, ils feront la une de Mountain, et puis voilĂ  – terminĂ©. Mais si tu es parti en expĂ©dition avec des super gars, tu t’en souviens pendant des annĂ©es. »

Cette façon de voir les expĂ©ditions, de concevoir l’alpinisme ne lui ferme pas pour autant les portes des grandes aventures. Tout en dĂ©veloppant sa propre entreprise de matĂ©riel de montagne – qui donnera naissance au cĂ©lèbre casque Joe Brown (aussi rĂ©sistant et Ă©lĂ©gant qu’une marmite) –, Mo Anthoine mènera pas moins de quatorze expĂ©ditions dans l’Himalaya et le Karakorum. La plus cĂ©lèbre est sans nul doute celle de 1977 Ă  l’Ogre, Ă  laquelle il se rattache plus ou moins au dernier moment, rejoignant Chris Bonington, Doug Scott et Clive Rowlands, un ami proche. L’histoire de ce grand moment d’alpinisme est connue et, d’ailleurs, Al Alvarez ne s’y attarde pas, mĂªme si le chapitre qu’il y consacre donne son nom au livre. Car c’est un peu un condensĂ© de la montagne façon « Mo Anthoine » : une montagne reculĂ©e, peu parcourue et exigeante, une cordĂ©e soudĂ©e, oĂ¹ chacun s’estime, s’écoute et se respecte, une fin terrible mais oĂ¹ la tragĂ©die a finalement Ă©tĂ© conjurĂ©e par un travail et un mental d’équipe incroyable, au secours des corps meurtris et Ă  l’assaut des drames Ă©crits d’avance.

La bĂªte, cette annĂ©e-lĂ ,
Mo Anthoine l’aura bien nourrie,
rassasiée.

Bien que son nom ait Ă©tĂ© Ă©clipsĂ© par ceux de Doug Scott et Chris Bonington, Mo Anthoine a conclu l’épisode de l’Ogre par une marche de 55 kilomètres, depuis camp de base jusqu’à Askole, pour aller chercher les secours qui ramenèrent les blessĂ©s restĂ©s au pied de la montagne. Une marche qu’il a rĂ©alisĂ©e en alternant les micro-siestes, après près d’une semaine passĂ©e Ă  descendre l’Ogre dans la tempĂªte, Ă©puisĂ©, vidĂ©. La bĂªte, cette annĂ©e-lĂ , Mo Anthoine l’aura bien nourrie, rassasiĂ©e. Pour un temps, seulement. « Chaque annĂ©e, tu dois te purger et souffrir un peu, parce qu’il y a toujours un point d’interrogation sur ta performance », dira-t-il, quelques annĂ©es plus tard. Au-delĂ  d’éprouver l’amitiĂ©, de la laisser s’épanouir de parois en sommets, ce fut l’une des principales motivations de ses expĂ©ditions. Pour se connaĂ®tre, afin de ne pas se laisser surprendre quand la vie se met Ă  tousser… Pour Mo Anthoine, elle toussera plusieurs fois ; la dernière quinte, celle qui l’emportera, ne l’aura pas cueilli au bout d’une corde, mais dans un lit, Ă  50 ans, en 1989. C’était la tumeur.