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Mont Blanc sauvage, cinq jours en versants italiens

Voyage Ă  la cime

Ne pas se presser, apprivoiser l’altitude, traverser des versants immenses. Et tresser une guirlande autour de la cime du mont Blanc en visitant ses deux versants italiens : voilĂ  l’itinĂ©rance singuliĂšre rĂ©alisĂ©e par le guide Yann Borgnet avec son client Serge. L’alpinisme a un goĂ»t diffĂ©rent quand on emprunte des voies diffĂ©rentes. Cinq jours de beautĂ©, de danger parfois, avec un final sur le Toit de l’Europe, et pas envie de redescendre.

Parfois, on crĂ©e des rĂȘves en qualifiant dans le mĂȘme mouvement de l’esprit leur irrĂ©alisme. Puis ces idĂ©es cheminent, les incertitudes se lĂšvent les unes aprĂšs les autres jusqu’à esquisser des possibles. Ces possibles prennent pour moi la forme de lignes itinĂ©rantes. Des lignes qui traversent parfois des endroits improbables, des lignes inutiles qui louvoient de vallĂ©es en vallĂ©es. Des lignes Ă©galement illogiques. Plus l’illogisme s’empare de ces lignes, plus elles deviennent ouvertes et modifiables et plus elles s’ouvrent Ă  l’improvisation. 

On est mi-juin 2020, les deux derniĂšres semaines ont Ă©tĂ© rudes : neige fraĂźche et mĂ©tĂ©o particuliĂšrement incertaine. À prĂ©sent, le temps se remet au beau fixe et j’ai envie de m’évader, de composer avec une montagne sauvage, de fuir les partitions classiques et dĂ©ductives (les topos). J’ai envie de recouvrer la pleine libertĂ© que la montagne nous offre lorsque l’on s’affranchit du carcan des habitudes. AprĂšs le confinement, je veux vivre la montagne, m’y immerger et y passer du temps. Du temps Ă  faire mais aussi du temps Ă  ne rien faire. Un temps de l’ĂȘtre-lĂ , qui nous rappelle notre prĂ©sence au monde.

La Tournette détournée

Serge dĂ©barque du Sud-Ouest. On ne se connait pas et notre projet commun est l’ascension du Mont-Blanc par l’éperon de la Tournette. Mais une telle ascension envisagĂ©e selon le classique refrain approche-refuge-sommet ne me contente pas. Mon rĂȘve, justement, serait de trouver une ligne qui chemine en montagne sur cinq ou six jours et qui nous mĂšnerait la veille du dernier jour au petit bivouac Quintino Sella, la halte classique de cette course. Je cherche du cĂŽtĂ© de TrĂ© la TĂȘte ou de l’Aiguille des Glaciers. Mais je ne trouve rien qui ne me satisfasse. Jusqu’à ce que je dĂ©tourne le regard sur l’autre versant, dans mon imaginaire initialement trop abrupte et complexe. Je m’y balade sur Google Earth, un peu par hasard, jusqu’à dĂ©couvrir cette virgule blanche. Parfois il en faut peu pour rendre un passage certainement possible. Autant il est difficile de descendre une paroi de 600m non Ă©quipĂ©e, autant il est presque enfantin de descendre un couloir de neige avec les conditions favorables du mois de juin. 

Il est impossible d’attaquer une itinĂ©rance censĂ©e terminer au sommet du Mont-Blanc sur les chapeaux de roue. Il nous fallait nous rencontrer avec Serge, apprendre Ă  nous connaĂźtre et construire la confiance nĂ©cessaire Ă  une pareille entreprise. J’ai donc imaginĂ© une ligne ambitieuse et modifiable Ă  chaque instant. L’ouverture des possibles est permise par l’absence de fixation Ă  un objectif. Elle seule permet de s’engager dans un tel projet sans nous connaĂźtre auparavant. Pour rendre la difficultĂ© de cette ligne crescendo, nous avons prĂ©vu de passer deux nuits au refuge Monzino. Un refuge donnĂ© en 1966 Ă  la SociĂ©tĂ© des guides de Courmayeur. Il a servi longtemps comme centre d’entraĂźnement des secouristes en montagne italiens. Il est aujourd’hui disproportionnĂ© par rapport Ă  sa faible frĂ©quentation. Autrement dit, nous recouvrons ici la solitude des belles Ă©popĂ©es sauvages.

LumiÚres italiennes. ©Yann Borgnet

Mauro, le gardien de Monzino, ouvre l’apĂ©ro. ©Yann Borgnet

Montée à Eccles, avec la Punta Innominata derriÚre et le refuge Monzino, tout en bas à droite. ©Yann Borgnet

Antipasti versant Eccles

La traversĂ©e de l’Aiguille Croux, gravie par l’arĂȘte Cheney et descendue par l’arĂȘte N fera office d’antipasti. Serge est tellement efficace que nous nous dressons Ă  9h du matin au sommet. Je me demande bien comment l’on va occuper le reste de la journĂ©e. Heureusement, l’arĂȘte nord est un peu plus copieuse et complexe que la voie trĂšs classique (et surĂ©quipĂ©e !) empruntĂ©e Ă  la montĂ©e. Cette petite boucle dans l’itinĂ©rance nous offre le privilĂšge d’une seconde soirĂ©e Ă  Monzino. Hier soir, il y avait de l’animation : les aspirants guides valdĂŽtains en formation, Michel Coranotte, un de mes anciens profs lorsque j’étais Ă  l’ENSA et Roger, son client. Mais ce soir, nous sommes presque nostalgiques de l’effervescence de la veille. Mais l’on s’arrange aussi bien vite du calme. Il y a seulement Francesco et sa cliente. Un guide italien qui se respecte aime s’éprouver en endurance : Francesco est montĂ© au refuge en 1h02 ! Je l’ai vu arriver telle une locomotive Ă  vapeur, baissant brutalement de rĂ©gime une fois la terrasse atteinte. Pour l’occasion, Mauro, le gardien, ouvre une bouteille de Prosecco et nous offre l’apĂ©ro. LĂ -haut, les faux-filets sont succulents !

 

Sur la Punta Innominata © Yann Borgnet

Le refuge bivouac Eccles, à prÚs de 4000m. © Yann Borgnet

Au petit matin, la lumiĂšre touche l’Aiguille Noire de Peuterey © Yann Borgnet

Pour monter Ă  Eccles, il y a une option sans difficultĂ© technique : la remontĂ©e du glacier du Brouillard. En ce moment, le regel est limitĂ© et ce serait sans aucun doute un chantier long et pĂ©nible. Nous optons pour une alternative envoĂ»tante : l’arĂȘte sud de la Punta Innominata. Elle a Ă©tĂ© empruntĂ©e par Michel et les deux groupes d’aspi la veille. Les conditions sont idĂ©ales nous ont-ils dit. Sauf que l’isotherme est remontĂ© de prĂšs de 700m aujourd’hui, et notre dĂ©part tardif se rĂ©vĂšle ĂȘtre une belle erreur ! Nous ressentons souvent la dĂ©sagrĂ©able sensation de la neige s’affaissant sous nos appuis. Du sommet de la pointe, les petits bivouacs Eccles paraissent proches. Mais je le sais pertinemment, les distances sont, ici comme ailleurs en montagne, trompeuses.

Dix ans d’infidĂ©litĂ© ! Je n’ai pas remis les pieds ici depuis une dĂ©cennies. La montagne a tellement changĂ© durant ce laps de temps pourtant trĂšs court. Tout devient trĂšs imprĂ©visible. Aujourd’hui, elle est encore bien blanche, mais demain, dans la fraĂźcheur de l’aube, nous manquerons de peu de nous prendre un Ă©boulement sur la figure, sans aucun signe avant coureur. Les repĂšres s’effondrent et les incertitudes grandissent. Pour le moment, nous jouissons d’un aprĂšs-midi Ă  tuer. De longues heures Ă  rester allonger sur le matelas du petit abri, Ă  laisser divaguer ses pensĂ©es et Ă  se dĂ©lecter de la vue sur la Noire et les Dames Anglaises dans l’entrebĂąillement de la porte. C’est bon de perdre du temps !

l’étape suivante est la plus aventureuse. Elle ne suit aucune partition, mais rassemble des bribes d’informations croisĂ©es.

Je sais que l’étape suivante est la plus aventureuse. Elle ne suit aucune partition, mais rassemble des bribes d’informations croisĂ©es, tirĂ©es de diffĂ©rents supports. Les vieux guides Vallot, les topos indispensables de Damilano, les cartes italienne Tartimilo et Google Earth. À force de recouper les informations, j’ai fini par acquĂ©rir la certitude que cela pouvait passer si les conditions Ă©taient de notre cĂŽtĂ©. Mais je sais que cela va ĂȘtre de la montagne, qu’il va falloir composer et prendre les bonnes dĂ©cisions. La montĂ©e au col Émile Rey se passe sans embĂ»che. La neige a bien regelĂ© et les lignes de fuite nous pressent d’atteindre notre objectif. Je ne sais pas pourquoi, mais je propose Ă  Serge de ne pas basculer de suite derriĂšre, dans l’ombre de la face Ouest. Je l’invite Ă  suspendre le temps pour profiter de ce silence, si rare dans le massif du Mont-Blanc.

Descente hasardeuse versant ouest du col Émile Rey. ©Yann Borgnet

Repos bien mérité à Quintino Sella. ©Yann Borgnet

Chaud aux fesses

J’installe un premier rappel sur Escaper, ce nouvel outil gĂ©nial permettant de poser un rappel sur un seul brin et de le rappeler ensuite. Mais cette fois-ci, il fait des siennes. J’ai beau multiplier les Ă -coups, la corde reste dĂ©sespĂ©rĂ©ment bloquĂ©e. Il se passe peut-ĂȘtre dix ou quinze minutes. Je tire, me dĂ©place, me rĂ©axe. Je ne comprends pas ce qui bloque. Puis tout d’à coup la corde serpente sur elle-mĂȘme. J’aime ce moment, toujours associĂ© Ă  un sentiment de soulagement. Nous installons un second rappel, cette fois-ci bien axĂ©, puis je dĂ©cide de changer de stratĂ©gie.

À chaque relai, nous nous retrouvons vachĂ©s au mĂȘme friend. La routine s’installe dans notre fonctionnement : je mouline Serge, puis le rejoins rapidement en desescalade. Relai aprĂšs relai, nous progressons doucement mais de façon continue vers le bas. Je viens d’arriver au relais et m’apprĂȘte Ă  me vacher. Tout d’un coup, un vacarme assourdissant nous fait lever le regard vers le haut, furtivement. Un geyser, panache de neige fraĂźche et de blocs de toutes les tailles jaillit subrepticement du sommet de la paroi verticale qui nous surplombe. À cet instant prĂ©cis, nous ne pouvons anticiper le point de chute de cette arme lĂ©tale. Cela s’est jouĂ© Ă  des broutilles. Le couloir, blanc auparavant, s’est fait criblĂ© de part en part, juste en dessous de nous. Ce jour-lĂ , les certitudes acquis de nombreuses annĂ©es d’expĂ©riences se sont effondrĂ©es en mĂȘme temps que ce pan de montagne. Le changement climatique rend nos pratiques et l’exercice du mĂ©tier de guide de plus en plus incertains.

Un geyser, panache de neige fraĂźche et de blocs de toutes les tailles jaillit de la paroi qui nous surplombe.

Enfin Quintino ! Ce petit abri de pierre construit Ă  la fin du XIXĂšme siĂšcle et rĂ©novĂ© il y a deux ou trois ans. L’intĂ©rieur est un mĂ©lange de neuf et d’ancien. Des panneaux de Plexiglas ont Ă©tĂ© installĂ©s pour protĂ©ger les inscriptions gravĂ©s sur les murs de bois, dont certaines datent des annĂ©es 1880. C’est Ă©trange d’avoir voulu stopper ainsi le cours de l’histoire, comme si ce refuge n’étais plus qu’un musĂ©e sans avenir. J’en suis mal Ă  l’aise et j’ai fait quelque chose que je n’aurais habituellement pas fait : je grave nos noms dans une partie encore ouverte. Comme si je refusais cette acception symboliquement posĂ©e de la culture alpine comme quelque chose de passĂ©e et d’immuable. 

 

OĂč est Charlie ? Dans le haut de l’Ă©peron de la Tournette. ©Yann Borgnet

Descente par la majestueuse voie des Trois Monts pour clore l’aventure. ©Yann Borgnet

Bouquet final

L’objectif se prĂ©cise et je sens la pression monter. J’aurais aimĂ© prolonger encore cette approche, cette ligne sans but qui traverse des pans entier de montagne sans rĂ©el objectif. Conjurer l’inutile par l’illogisme, ça me plait. Et finalement, nous partageons cette rĂ©flexion avec Serge durant notre aprem de farniente Ă  Quintino : aprĂšs ces journĂ©es partagĂ©es, le sommet n’est plus indispensable Ă  la joie d’avoir vĂ©cu et Ă©changĂ© une sacrĂ©e aventure. Le sommet qui Ă©tait dans la dĂ©finition de l’inutile de Terray une fin en soi devient pour nous la cerise d’un gĂąteau dĂ©jĂ  bien copieux.

J’aurais aimĂ© prolonger encore cette approche, cette ligne sans but qui traverse des pans entier de montagne sans rĂ©el objectif.

Serge en aura tout de mĂȘme les larmes aux yeux. Sept heures aprĂšs avoir quittĂ© le petit abri, nous venons Ă  bout des 1400m de dĂ©nivelĂ© de l’éperon de la Tournette en atteignant le sommet du Mont-Blanc. Les derniers rochers avant la neige Ă©ternelle sont jonchĂ©s de dĂ©bris de carlingue. Le Kanchenjunga s’est Ă©crasĂ© ici il y a plus de 50 ans. Penser Ă  cette tragĂ©die aprĂšs l’Ă©preuve de la veille m’émeut. Nous partageons des Ă©motions, surement diffĂ©rentes. Pour Serge, l’objectif refait surface. Pour moi, la ligne trouve un point final et je ressasse cet instant devenu inextricable. Je propose Ă  Serge de descendre par les Trois Monts plutĂŽt que par la voie normale du GoĂ»ter. Une telle ligne devait s’achever par un beau finish !

Venus du versant FrĂȘney (Ă  droite), ils finirent par le versant Miage et l’Ă©peron de la Tournette (Ă  gauche) jusqu’au sommet du mont Blanc. ©Yann Borgnet

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