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Ueli Steck : Une autre vie, les bonnes feuilles

Deuxième partie de nos bonnes feuilles consacrées aux livres de Ueli Steck, parus chez Guérin, avec Une autre vie et cet extrait du chapitre consacré à son ascension de la face Sud de l’Annapurna, en 2013. Le Suisse y livre son récit d’ascension et y évoque les critiques qui lui sont adressées, faute de preuves du sommet. Il parle aussi, de manière prémonitoire, de la traversée Everest-Lhotse-Nuptse. 

A l’Annapurna, je n’ai pas eu que de la chance. La coulée a failli m’entraîner, mon appareil photo et ma moufle sont tombés : c’est de la malchance. Quand on est à la limite, il faut s’attendre à ce que tout ne se passe pas bien. La perte de l’appareil photo m’a d’abord ennuyé parce qu’elle me privait d’une photo de la paroi pour m’orienter. Plus tard, j’ai réalisé qu’elle me privait aussi d’une photo du sommet qui aurait ser vi de preuve pour mon ascension. J’ai sous-estimé l’éloquence d’une photo faite le bras tendu, de nuit, à l’endroit où je me trouvais.

Peu après mon retour, on m’a reproché l’absence de preuves, de même qu’on m’a reproché de n’avoir pas fait de relevé GPS. Il est facile de critiquer de l’extérieur ce que j’ai fait – ou non. Celui qui n’a pas vécu des situations aussi exposées ne peut que mal juger mes décisions, si tant est qu’il soit capable de les juger. Ce n’est pas de l’arrogance de ma part, c’est comme ça. Si je n’avais pas fait ce qu’il faut à l’Annapurna, je n’en serais pas revenu, je n’aurais pas sur vécu. Je n’ai pas activé la fonction tracking de ma montre gps afin d’économiser la batterie. Selon moi, le gps est un outil au ser vice de la sécurité. Je l’utilise pour me diriger lorsque je n’ai pas de visibilité, et je ne veux pas risquer de ne plus avoir de batterie lors d’un moment critique. Les batteries sont sensibles au froid et, lors de températures très basses, leur performance est souvent en deçà de ce qu’annonce le constructeur. Les 50 heures d’autonomie de mon modèle correspondent à 16 heures lorsque le thermomètre est au plus bas, je le sais d’expérience. Je suis parti du camp de base avancé, et n’y suis retourné que 28 heures plus tard. En outre, des données gps peuvent s’avérer très imprécises sur des parois abruptes. Une erreur horizontale de 30 mètres peut faire varier l’altitude du sommet de 200 mètres. Ma montre gps a relevé une valeur bien trop élevée sur le sommet de l’Annapurna.

 

Il est légitime de demander des preuves des réalisations d’alpinisme,
surtout quand le protagoniste est un grimpeur professionnel

Dès le début, j’ai fait état de l’absence d’éléments matériels prouvant que j’ai atteint le sommet de l’Annapurna. Comme j’ai grimpé la nuit et que j’ai éteint ma frontale par intermittence pour économiser ses batteries, mes amis n’ont pas pu me voir tout le temps depuis le camp de base, d’autant qu’ils ont dû dormir quelques heures. La perte de mon appareil photo a aussi ouvert la voie aux spéculations. Tant et si bien qu’on me fait bientôt le reproche de n’avoir pas été au sommet, de n’avoir même pas escaladé la paroi, qu’on me reproche d’être resté toute la nuit dans ma tente de la crevasse, avant de redescendre au matin. Ces accusations sont proférées au sein même du milieu de l’alpinisme et par des journalistes. Il est légitime de demander des preuves des réalisations d’alpinisme, surtout quand le protagoniste est un grimpeur professionnel et qu’il occupe la scène publique. Ceux qui doutent ne comprennent manifestement pas que j’aie pu être concentré sur mon ascension au point d’oublier de ramener des preuves. Ce que je raconte ne peut être vrai à leurs yeux parce qu’aucun autre alpiniste n’a osé se lancer en solo dans une telle voie. Le fait que je ne me sois pas toujours exprimé avec entrain à cause de mon état psychologique après l’ascension a renforcé la méfiance.

Il y a de nombreux reportages et demandes d’interviews, l’Annapurna et sa controverse deviennent un sujet important pour les médias, et je ne par viens pas à contrôler tout ce qui est publié à ce sujet. Comme j’ai tenu à me mettre en retrait, les journalistes s’informent à partir de sources de seconde main, recopiant leurs informations les uns sur les autres pour les interpréter et justifier leurs opinions. On a été jusqu’à prétendre que j’aurais payé le Sherpa Tenji et le cook Nima Dawa pour qu’ils affirment avoir vu ma frontale sous le sommet au cours de la nuit.

 

Un des fondements de l’alpinisme,
c’est la foi dans la parole des protagonistes

Qu’on affirme ainsi que je mens m’accable. J’admets qu’il y a dans l’histoire de l’alpinisme des cas où des alpinistes ont fait gober des histoires de succès. L’alpinisme n’est pas un sport comme les autres, avec des règles fixes, des contrôles antidopage, des chronos officiels ou des mesures d’altitudes. Un des fondements de l’alpinisme, c’est la foi dans la parole des protagonistes. Krzysztof Wielicki a été le premier homme, en 1984, à réussir un 8 000 en solo et en moins de vingt-quatre heures. Il a gravi le Broad Peak du camp de base au sommet en 22 heures et 10 minutes aller-retour. En 1993, il a gravi la face sud du Shishapangma en 20 heures. Il n’a ramené aucune photo de ses ascensions du Lhotse ni du Kangchenjunga, et sa photo de l’Everest pourrait avoir été prise par n’importe qui. Il est pourtant un himalayiste reconnu. Malgré les moyens techniques, on devra toujours se fier à la sincérité des alpinistes. Ainsi, une ascension en libre ne peut être documentée à 100 % qu’en falaise. Elle est acceptée si le partenaire, celui qui assure, atteste que la voie a été réussie en libre. C’est ce qui fait d’ailleurs l’attrait de l’alpinisme, une activité qui se distingue par la liberté et la responsabilité individuelle. 

J’essaye de ne pas prendre ces reproches pour moi, ce qui n’est pas évident lorsqu’ils émanent de personnes proches. En défini-tive, je ne dois pas me laisser toucher par ce qui est écrit dans les journaux ; les chiens aboient, la caravane passe. Stéphane Benoist et Yannick Graziani sont deux amis qui ont soutenu ma version des faits. Ils sont partis dans la même voie que moi une semaine après, le 17 octobre. Entre-temps, le mauvais temps a recouvert la paroi de 60 centimètres de neige fraîche, si bien qu’ils ont eu des conditions bien plus mauvaises. Pour cette raison, mais aussi parce qu’ils ont dû s’assurer sur de grandes longueurs et qu’ils ont été bloqués par le mauvais temps, ils ont mis sensiblement plus de temps que moi ; ils ont passé en tout dix jours sur la paroi. Ils ont suivi ma voie avec des variantes et n’ont vu aucune de mes traces à cause de la neige fraîche (une nouvelle preuve selon laquelle je n’aurais pas escaladé la paroi !). Lors de la descente, Stéphane est tombé gravement malade, et il ne doit qu’à l’engagement désin- téressé de Yannick d’avoir pu atteindre le pied de la paroi en vie, même s’il souffrait de graves gelures aux doigts. Tous deux ont déclaré après leur ascension qu’ils pensaient que j’avais pu faire la face en solitaire par de bonnes conditions. 

 

le business de l’alpinisme se nourrit
moins de performances sportives
que de shootings mis en scène

Début 2014, je suis nominé aux Piolets d’or pour ma voie à l’Annapurna. Cette bonne nouvelle me réjouit, mais je discute beaucoup avec les organisateurs en raison du manque de preuves. J’aurais compris qu’on revienne sur cette nomination à cause de ça. Dans la charte éthique des Piolets d’or, il n’est pas dit qu’il faut rapporter les preuves d’une ascension réussie. Il y a plusieurs exemples de grandes expéditions pour lesquelles il n’y a aucune photo du sommet, quelles qu’en soient les causes. Elles sont restées nominées.
En mars 2014, j’obtiens donc un Piolet d’or avec les Canadiens Raphael Slawinsky et Ian Welsted pour leur première sur la face nord du K6 au Pakistan. Cette reconnaissance publique de ma performance me fait du bien, même si je sais qu’elle va attiser les critiques à mon égard. À mes yeux, c’est une expérience riche en enseignements que d’observer la manière dont les spéculations sur mon ascension se cristallisent dans l’espace public. La réactivité du Net, où seuls comptent les clics, pousse à écrire de manière provocante. Je sais qu’à l’avenir je devrai mieux documenter mes expéditions et communiquer de manière plus claire. Je veux cependant continuer dans ma voie, ne pas grimper dans les seuls endroits où je peux emmener un photographe. Grimper en solo suppose… d’être seul.
Si un hélicoptère avec un photographe à bord tourne autour de vous, prêt à intervenir, ce n’est plus la même chose. Ce qui m’intéresse, c’est l’aspect sportif de l’alpinisme, et non vendre des récits d’aventure ayant l’alpinisme pour sujet. Désormais, le business de l’alpinisme se nourrit moins de performances sportives que de shootings mis en scène, de stratégies de marketing astucieuses et de scènes de films rejouées.

De nombreuses aventures nous attendent encore là-haut, surtout en Himalaya. Combien de temps et avec quelle efficacité peut-on fonctionner à 8 000 mètres ? L’heure a-t-elle sonné pour le fameux Fer à cheval, la traversée de Everest-Lhotse-Nuptse ? Pour la directe de la face ouest du Makalu ou de l’arête nord du K2 ? Je continue de faire des mauvais rêves mais je ne veux plus me laisser ronger par la pensée d’avoir à produire une preuve. Je ne dois plus aller aussi loin que dans la face sud de l’Annapurna, je ne dois plus m’aventurer aussi près de mes limites. Ce ne serait qu’une répétition de ce que j’ai vécu. Il n’y a qu’une échappatoire : me définir de nouveau, donner à mes valeurs personnelles un nouvel axe. Pour surmonter ces événements, Nicole et moi décidons, en 2014, de prendre une année sabbatique pour faire de la montagne ensemble. Nous avons besoin de temps ensemble. Pour Nicole, l’année 2013 n’a pas été facile. Elle a aimé un homme autodestructeur. Nous nous étions mis d’accord : je ne ferais plus de solos. Mais à l’Annapurna, j’avais osé de nouveau. La période qui a suivi a pesé sur notre relation, je me suis complètement coupé de mon environnement. Partir grimper ensemble et en expédition nous donnera la possibilité de nous retrouver et de trouver l’apaisement.

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