fbpx

Tamara Lunger, à la pointe de l’himalayisme au féminin

Nous avons interviewé Tamara Lunger fin février après l’accident qui a mis fin à sa dernière tentative de joindre les Gasherbrum I et II en hiver. L’Himalaya en hiver, sans oxygène et en style alpin constitue un petit entre soi d’hommes face à une montagne plus hostile que jamais.  Des aventures qui n’ont pas vocation à être éprouvées seulement par le genre masculin, à condition que les femmes prennent conscience de leur force. Tamara Lunger est une figure d’exemple qui ouvre un peu plus la voie de l’engagement en Himalaya. Une interview réalisée avant la crise du Covid mais une parole vivifiante, qui nous encourage tous et toutes à affronter l’inconnu.

Certes il y a eu et il y a encore des femmes en montagne, dans les Alpes comme en Himalaya, et elles ont elles aussi établi des performances tout à fait sans égales. Pourtant l’himalayisme hivernal en style alpin (sans cordes fixe, ni porteurs, ni oxygène), féminin qui plus est, reste une pratique très à part. « Et Revol ? », répondez-vous du tac au tac, heureux de m’opposer une réponse. « Et… mais oui, la finlandaise là : Lotta Hinsa ! »  Oui, qui d’autres ? Car voilà, en trois noms, nous avons fait le tour des himalayistes femmes enclines à fréquenter des 8000 en hiver. Et encore, bien souvent, nous n’avons ces noms en tête que parce qu’il y a eu drames et tragédies. Pourquoi si peu de femmes dans cette discipline ? Les femmes moins capables, ou moins enclines au danger ? Tamara Lunger n’est plus une apprentie himalayiste et elle sillonne les sommets du Népal au Pakistan avec Simone Moro depuis plusieurs années, et que Tamara a sauvé cette année au G2.  À eux deux, ils forment une cordée efficace et durable qui surmonte succès comme échecs. Pour Tamara, aucune prédisposition à l’himalayisme quand on est un homme. Et être une femme en montagne, loin d’être une limite, transcende la cordée, à condition d’être honnête avec soi-même. En d’autres termes, écouter Tamara parler de ses expéditions, c’est entendre une variante de la phrase de Mark Twain : « Elles ne savaient pas que c’était impossible alors elles l’ont fait. »

Alpine mag : Dans le petit milieu de l’alpinisme, l’himalayisme, hivernal et en style alpin qui plus est, constitue une pratique à part, marginale et extrême. Un cercle restreint et très peu féminisé. Pourquoi avoir choisi cette voie, peut-être la plus dure de toutes ?

T.L : J’ai toujours vécu imprégnée de montagne, depuis toute petite. Plus jeune, je faisais du ski-alpinisme en compétition (deux victoires de la Pierra Menta en catégorie Espoir, ndlr). J’ai adoré cette époque, mais il me manquait quelque chose. Je vivais alors dans un tourbillon de voyages et de courses, et on s’occupait tous plus du chronomètre plutôt que de la montagne qui nous entourait. Il n’y avait simplement pas de place pour ressentir la montagne alors que nous courions tous dedans !  De ce point de vue, la haute altitude était pour moi la voie royale à atteindre, le nec plus ultra absolu de ce qui se fait en montagne.  C’est avec cela en tête que j’ai contacté Simone [Moro] en 2009. La suite, il m’a fait confiance et m’a appris à devenir moi aussi une experte de la haute altitude.

Je suis persuadée que les femmes sont aussi capables que les hommes de grimper sur des 8000 en hiver.

 

C’est vrai que nous sommes peu de femmes dans ce milieu. Même si j’en vois de plus en plus sur les 8000 en Himalaya, la plupart font partie d’expéditions commerciales. Il n’y a peut-être qu’Elisabeth Revol et moi pour se fixer une éthique d’ascension en style alpin, sans oxygène ni porteurs d’altitude. Pour moi, c’est simplement la meilleure façon d’être au plus proche de la montagne, connectée à elle et à la nature comme jamais. Je préfère toujours être avec une petite équipe, très peu sur la montagne. L’himalayisme en hiver apporte plus que n’importe quoi d’autre ce lien exceptionnel avec la montagne, parce qu’on est vraiment seuls face à la nature énorme. Tous les hommes ne sont pas égaux entre eux face à un sommet himalayen de plus de 8000 mètres, et il en va de même pour les femmes entre elles. 

Je suis persuadée pourtant que les femmes sont toutes aussi capables que les hommes de grimper sur des 8000 en hiver. Seulement, beaucoup vont avec des porteurs et de l’oxygène parce qu’elles pensent ne pas être capables de faire sans. Si on prend un duo d’un homme et d’une femme capables de grimper en Himalaya, je crois que c’est une super combinaison. On réfléchit différemment, ça peut être très puissant ! Le côté plus rationnel de l’homme et plus intuitif de la femme peut créer une vraie synergie pour aller vers un but commun, toucher le sommet et en revenir. Pour ma part, j’ai grandi entourée de garçons, et j’ai toujours voulu montrer que j’étais capable d’être autant, voire plus forte qu’eux.

Pour moi, il a toujours été évident que je pouvais être l’égale des garçons en tant que fille. C’est sûrement ce qui m’a conduit aussi haut en altitude sans avoir à me poser tant de questions sur mes supposées capacités. Je pense qu’en général, les femmes ne sont pas conscientes de leur pouvoir, et c’est là leur plus gros problème. En intégrant au fond d’elle-même ce pseudo manque de capacités comme quelque chose de naturel, elles passent à côté de quelque chose de fantastique et puissant dans leur vie. Nous sommes sur ce point toutes des produits de la société et de notre éducation et j’espère sincèrement qu’à l’avenir, les parents donneront l’opportunité et la chance aux filles d’être aussi fortes que les garçons.

Acclimatation au G2. ©Matteo Pavana/LaSportiva

Acclimatation au G2. ©Matteo Pavana/LaSportiva

Nanga Parbat : les leçons de la douleur

 

Alpine mag : Durant une de tes interviews, tu as dit «[Nous] Les femmes n’avons pas besoin de nous comporter comme des héros. Je crois que les hommes se centrent plus sur l’objectif que sur la façon d’y parvenir. » Est-ce là un des apprentissages de 2016 et de ton renoncement au Nanga Parbat, 70 mètres sous le sommet ?

T.L : Question difficile ! Je pense cependant qu’hommes et femmes prennent en compte une situation donnée de manière différente. En tout cas en montagne, comme j’ai pu le remarquer, les hommes ont tendance à prendre rapidement des décisions définitives auxquelles ils se tiennent par la suite. Simone [Moro] est comme cela, et quand il prend une décision c’est toujours la bonne. C’est aussi sûrement le résultat d’une longue expérience en Himalaya. Pour ma part, je dois encore penser et repenser à une décision plusieurs fois avant de l’accepter. Je pense que, comme beaucoup de femmes, je dois apprendre à ne plus penser aux attentes des autres lorsque je décide de quelque chose. C’est sans doute une des différences fondamentales entre homme et femme que j’ai pu observer en montagne.

En 2016, sur le Nanga Parbat, peut-être n’ai-je pas voulu jouer au héros en continuant. Mais sur le moment, ce n’est pas ça qui m’a poussé à faire demi-tour. Je vis une bonne relation avec Dieu et, sur les 8000, je me sens toujours plus proche de Lui que des Hommes, qui n’ont, au final, pas leur place à de telles altitudes. Neuf heures durant ce jour-là, j’ai prié Dieu de faire en sorte d’arrêter le vent. Je Le voyais comme une personne et, à ce moment-là et parce que je savais que personne ne pourrait me sauver dans cette situation, je me sentais très seule et en même temps plus proche de Lui que de n’importe quel autre membre de l’équipe. L’heure de notre mort est déjà écrite et cette pensée me permettait de rester sereine tout du long. Je lui parlais, en mon for intérieur : « Tu dois arrêter le vent ou bien il faudra que je fasse quelque chose. » Le message s’est très vite imprimé dans mon cerveau : « Fais demi-tour. »

C’était très dur pour moi et je souffrais mentalement d’avoir pris cette décision, en plus d’être meurtrie physiquement par la chute que j’ai faite à la descente. Je ne savais plus vraiment si j’allais survivre à tout ça. Lorsque les autres sont revenus à la tente (Alex Tixkon, Simone Moro, Ali Sadpara, ndlr), c’était encore plus dur pour moi : je ressentais aussi en moi leur joie d’être allé en haut alors que je m’étais de moi-même écartée du succès. Après plusieurs mois, je suis revenu de ma détresse sur le Nanga Parbat. J’ai choisi de vivre plus pour moi que pour le sommet en lui-même et je suis revenu à la maison plus riche de cette leçon. Je pense qu’on devrait renoncer en étant juste heureux de le faire quand il y a besoin. Parfois, on attend trop de soi et il faut savoir laisser cela de côté au bon moment. Aujourd’hui avec du recul, je vois que mon renoncement et mon accident à la descente ont contribué à construire toute l’histoire. Une histoire qui n’aurait pas eu la même valeur si j’étais allé au sommet avec eux, ou si je n’avais pas été la seule à renoncer. Elle raconte la difficulté du renoncement, qui est plus dur que le succès. À l’inverse, lorsque tout se passe bien, la victoire est éclatante mais reste, au fond, attendue et sans surprise.

Je pense qu’on devrait renoncer en étant juste heureux de le faire quand il y a besoin. Parfois, on attend trop de soi et il faut savoir laisser cela de côté au bon moment.

Au G2 l’hiver dernier, avec ses glaciers gigantesques, et redoutables. © Matteo Pavana/LaSportiva

Sur les moraines du G2 l’hiver dernier. © Matteo Pavana/LaSportiva

Alpine mag : La mort est toujours présente en montagne, encore plus dans le type d’expédition extrême que tu entreprends. Comment la gères-tu pour avoir toujours envie de revenir en plein hiver à si haute altitude ? 

 

T.L : La mort fait partie de l’histoire de l’alpinisme en effet, et je ne peux pas faire autrement que la prendre en compte. J’ai beaucoup appris d’elle au cours de mes expéditions. En 2010, j’étais sur le Cho Oyu avec un groupe international de grimpeurs. Une cordée du Tyrol, mon pays d’origine, était là pour ouvrir une nouvelle voie. La veille de mon sommet, alors que je me préparais à partir, Walter Nones a fait une chute de 500 m alors qu’il tentait l’ascension pas ce nouvel itinéraire. C’est son compagnon de cordée qui est venu m’annoncer l’accident.

Walter était un ami et j’ai tout de suite fais une croix sur le sommet pour aller aider les secours. C’était très dur de voir le corps, même si j’avais été prévenu. J’étais à la limite de vomir. J’ai pris une grande inspiration en me préparant mentalement à être forte. A la find e cette journée, une fois le corps descendu, j’étais très fière de moi. Par cette simple inspiration, j’avais comme expiré toutes mes émotions pour ne plus les sentir quand je n’en avais pas besoin. Les jours d’après, je les ai passés à pleurer. J’ai mis du temps à surpasser cette première rencontre avec la mort.

Au K2, j’ai vu deux corps. Je me suis approché de l’un d’eux, et je lui ai parlé.

En 2014, je suis repartie au K2 cette fois. Je savais que j’allais y retrouver la mort, sous quelque forme que ce soit. J’étais terrifiée à l’idée de ressentir de nouveau ce qui m’avait submergée face au corps de Walter et les mois après sa mort. J’avais besoin d’aller au-devant de la mort pour pouvoir la faire mienne. Avec un autre compagnon, je suis allé chercher volontairement des cadavres perdus sur la montagne, comme il y en a beaucoup en Himalaya, impossibles à redescendre. J’en ai trouvé deux, dont un qui était complètement momifié par le gel, comme s’il était encore parmi nous.

Je me suis approchée tout près et je lui ai parlé. Je lui ai dit : « Écoute : c’était ton histoire et elle t’appartient. Mais la mienne est différente. » Je suis rentrée de cette marche morbide délivrée de la peur de la mort. Désormais, je sais que celle-ci fait forcément partie de la vie. Si nous ne sommes pas prêts à mourir, nous ne pouvons pas commencer à vivre. Je vis ma vie avec passion et dans la montagne qui est aussi ma passion. Parler de la mort en public s’apparente trop souvent comme un tabou alors qu’elle fait juste partie de la vie. J’ai été deux fois très proche de la mort, dont une au Nanga Parbat, et je ne me suis jamais sentie aussi vivante. Je savais exactement quoi faire à quel moment, et j’ai trouvé ça beau de réagir libérée de toute panique. Ce fut un véritable apprentissage pour moi.

©Matteo Pavana/LaSportiva

©Matteo Pavana/LaSportiva

Alpine mag : Après cette tentative aux Gasherbrum, tu as dit vouloir « ajuster tes objectifs ». Quels sont tes projets pour la suite ?

 

T.L : J’ai encore besoin d’un peu de temps pour me remettre de cette expérience aux Gasherbrum et en tirer les leçons. J’ai peut-être la traversée de l’Altaï en vue, du côté de la Mongolie. En tout cas, si je reviens en Himalaya sur des 8000, ce sera en petit comité comme j’aime, seule avec la montagne. Les grosses expés pleines de monde, de logistique et de déchets me rebutent franchement après en avoir fait l’expérience au travers de mes ascensions. Je veux faire ce pour quoi je suis née, car je crois que nous sommes tous en vie pour une raison.

S’il y a un message que je souhaite faire passer à travers mes expéditions, c’est bien celui-ci : osez sans être effrayés par l’avenir. Ne voyez pas seulement les obstacles qui se dressent, mais puisez le courage en vous pour les affronter. L’inconnu est douloureux pour beaucoup, mais l’audace de s’y frotter remplit d’une énergie et d’une puissance incomparable. Pour ma part, j’aime me plonger dans cette angoisse de l’inconnu pour voir où sont mes limites. Si les miennes ressemblent parfois à un pile ou face entre la vie et la mort, pour la plupart des gens il s’agit de poursuivre ses rêves en osant bouleverser le cours de sa vie. En osant et en risquant pour ses rêves, chacun accèdera à son destin et au bonheur. Cela vaut aussi bien pour les femmes que pour les hommes.

©Matteo Pavana/LaSportiva

Propos recueillis par Arthur Lachat lors d’une interview exclusive avec Tamara Lunger, en collaboration avec La Sportiva.